Le juge administratif et l’art : entre protection de la liberté de création et impératifs d’ordre public 

Extrait de la Gazette n°36 - Janvier 2019

Art et juge administratif semblent originellement être deux thématiques très éloignées, voire antinomiques.

En effet, le juge administratif est le juge naturel de l’administration, juge de l’exercice de prérogatives de puissance publique, dont l’office est basé sur une conception concrète, à savoir l’application de règles de droit aux faits. L’art, quant à lui, est un concept, une discipline dont l’objet, l’œuvre, s’adresse aux sens et introduit une dimension abstraite basée sur l’affect.

Or, l’art dans sa dimension matérielle, l’œuvre, est objet de droits et notamment celui du droit d’auteur. Le droit d’auteur est régi par le code de la propriété intellectuelle qui est par essence un contentieux réservé au juge judiciaire. D’ailleurs, le code de la propriété intellectuelle lui-même prévoit en son sein une compétence de principe aux juridictions de l’ordre judiciaire1.

Il convient de rappeler, qu’en matière de compétence juridictionnelle, la décision du Conseil constitutionnel dite Conseil de la Concurrence2 élève au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République le principe de séparation des pouvoirs et, partant, du principe de séparation entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative. 

Art et juge administratif sont donc deux thématiques qui ne devraient pas se rencontrer. Néanmoins, toute œuvre faisant l’objet d’une communication au public, entre, plus ou moins dans la sphère publique. Or, la communication au public d’une œuvre peut faire que le juge administratif soit saisi d’une question ayant trait à l’art, notamment en ce que l’œuvre pourrait porter atteinte à l’ordre public.

La question qu’il convient de se poser est de savoir si le juge administratif, se prononçant sur la possibilité d’une atteinte à l’ordre public, devient en quelque sorte un juge du mérite, un juge de la morale ?

En effet, depuis l’extension de la notion d’ordre public à la dignité humaine, les requérants sollicitent de plus en plus du juge administratif qu’il se prononce sur la légalité de la mesure qui a été prise par l’administration, mais aussi, attendent de lui qu’il se prononce sur la qualité de la création déférée. 

Pour traiter de la problématique exposée ci-dessus, il convient dans un premier temps de revenir sur les notions de liberté de création et de liberté d’expression pour s’entendre sur les contours de la notion d’expression artistique (I), puis dans un second temps, nous nous arrêterons sur la difficulté de conciliation des notions de libertés artistiques et d’ordre public (II) à travers laquelle nous aborderons différents concepts qui transcendent ce sujet.  

I/ Libertés de création et d’expression, support de l’expression artistique

L’expression artistique passe par la création d’une œuvre, protégeable au titre du droit de la propriété intellectuelle qui en donne une définition et qui en délimite les contours (A), l’acte créateur étant, en lui-même, la consécration des droits et libertés attachés à la personne de l’auteur, la liberté d’expression et de création (B).

 

A/ L’œuvre, une notion définie par le code de la propriété intellectuelle

La notion d’œuvre. L’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose :

« L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.

Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. »

Cet article est à l’origine de la protection de l’œuvre par le droit d’auteur. M. Pierre-Yves GAUTIER définit de manière générale le droit d’auteur comme le « droit exclusif sur l’exploitation de leurs activités, avec le corollaire en vertu duquel son exercice doit, pour une pleine efficacité, être renforcé par la collectivité »3.

Le droit d’auteur permet qu’une œuvre, du seul fait de sa création et même inachevée, puisse bénéficier de la protection accordée au titre du droit d’auteur4. Cette protection, d’ordre public, a donc pour fonction d’assurer à l’auteur une protection, un droit de propriété incorporel, exclusif et opposable à tous : le droit d’auteur, composé de deux versants, les droits moraux et les droits patrimoniaux.

L’œuvre au sens du droit d’auteur est donc une œuvre artistique sortie de l’esprit de son auteur. M. Pierre-Yves GAUTIER propose de définir l’œuvre comme « tout effort d’innovation de l’esprit humain, conduisant à une production intellectuelle, qui peut tendre vers un but pratique, mais doit comporter un minimum d’effet esthétique ou culturel, la rattachant de quelconque façon à l’ordre des beau- arts. »5

L’œuvre doit, pour bénéficier de la protection par le droit d’auteur, dénoter d’une forme d’originalité6. Selon M. GAUTIER : « ce qui est original, c’est le résultat d’une création de l’esprit, portant “l’empreinte de la personnalité” de son auteur. Ou encore, la “création intellectuelle propre à son auteur” »7.

L’article L. 112-2 du code de la propriété intellectuelle dresse une liste non exhaustive des typologies d’œuvres pouvant être considérées comme étant une œuvre de l’esprit. C’est le cas, par exemple, des œuvres littéraires, graphiques, photographiques, musicales, cinématographiques, des logiciels, etc.

Portée de la protection. En matière de création artistique, le code de la propriété intellectuelle définit et protège « toutes les œuvres de l’esprit, quel qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination »8.

L’œuvre de l’esprit peut être tant une œuvre de littérature qu’une œuvre architecturale (cf. le genre) et être matérialisée tant par l’acte de peindre sur une toile que par la création d’une mélodie dont les notes seraient inscrites sur une partition (cf. le mode d’expression).

Aussi, le mérite et la destination sont des conditions exclues du bénéfice de la protection. Que l’œuvre soit belle ou non, cela revêt de la subjectivité de chacun, et n’a pas à être pris en considération par les juges, tout comme la destination que l’auteur a choisi de donner à l’œuvre.

L’indifférence du genre, de la forme, du mérite ou de la destination. La portée de l’article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle est essentielle pour notre sujet. En effet, comme cela a été rappelé en introduction, l’art est subjectif. L’œuvre fait appel aux sens et chacun est susceptible de l’interpréter, de la ressentir, de façon tout à fait différente. Le juge, qu’il soit administratif et judiciaire, ne peut se poser dans une situation de critique sur le mérite d’une œuvre. Le juge n’est pas juge de l’esthétique ou juge du bon goût.

Toutefois, lorsque l’œuvre entre en contradiction avec l’intérêt général ou l’ordre public, le juge administratif doit trouver un compromis et prendre une décision proportionnée entre les différents intérêts en présence, de sorte à ce qu’un équilibre soit trouvé.

B/ La consécration des libertés de création et d’expression

Comme cela ressort des développements précédents, la création artistique, présentant les caractères nécessaires à sa protection au titre du droit d’auteur, est une œuvre de l’esprit portant l’empreinte de la personnalité de son auteur.  

L’œuvre permet à son auteur de s’exprimer. Elle permet à son auteur de véhiculer des idées, de faire ressentir au public ses émotions, de faire réfléchir, de communiquer. Selon Hegel, « d’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment de la conscience de quelque chose de plus élevé. C’est ainsi que l’art renseigne sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme »9. 

L’artiste qui crée une œuvre bénéficie d’une double « liberté-protection ». En effet, il doit à la fois être libre de s’exprimer et libre de créer.

La liberté d’expression. L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme10 énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

Considérée comme « l’un des droits les plus précieux de l’homme »11, la liberté d’expression est « à la fois droit en soi et droit indispensable ou préjudiciable à la réalisation d’autres droits [...] ; à la fois droit individuel, relevant de la liberté spirituelle de chacun et droit collectif, ou plutôt convivial, permettant de communiquer avec autrui »12.

A maintes reprises, la liberté d’expression et ses restrictions ont été consacrées internationalement13.

Au titre des restrictions pouvant être portées à la liberté d’expression figurent notamment, des limites spéciales comme celles prévues par l’article 17 de la CEDH14, dès lors que l’expression est utilisée pour propager, inciter ou justifier d’une haine aux prises avec l’intolérance, ou la réserve dite d’ordre public prévue à l’article 10 alinéa 2 de la CEDH15, et portant sur la protection de l’intérêt général, la protection de droits individuels ou la protection de la séparation des pouvoirs.

La liberté de création. Composante de la liberté d’expression, la liberté de création bien qu’antérieurement admise, n’a été consacrée que récemment, par la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine. En effet, l’article 1er de la loi dispose que « la création artistique est libre ». Elle peut être « conçue de deux façons : d’une part, comme un droit individuel de l’artiste créateur et/ou interprète ; d’autre part, comme un droit collectif du public de prendre part à la vie culturelle »16.

Autonomie de la liberté de création et assimilation à la liberté d’expression. Comme le révèle M. Philippe MOURON dans son article précédemment cité17, « il est rare qu’un auteur crée sans la volonté de communiquer ses œuvres au public ». L’artiste qui crée s’exprime, communique. La liberté de création de l’auteur, tout comme la liberté d’expression trouve à être limitée que ce soit de manière préventive (police administrative), ou bien du fait de l’existence d’autres droits ou d’incriminations spécifiques (antisémitisme, racisme, discriminations, etc.). 

 Le fait que la liberté de création ait été consacrée, comme branche de la liberté d’expression, pourrait être vue comme la reconnaissance d’une protection accordée à l’artiste de pouvoir s’exprimer sur un sujet et de pouvoir librement créer, au-delà de la simple fixation d’« objectifs à l’action de l’État en matière culturelle »18.

 

II/ La difficile conciliation entre liberté artistique et ordre public

Il est possible de voir en la combinaison des libertés d’expression et de création, la consécration d’une liberté artistique offerte à l’auteur qui connaît néanmoins des limites, notamment celle de l’ordre public (A), limites qui, lorsqu’elles sont mises en exergue par le juge administratif, doivent être justifiée et proportionnées (B).

 

A/ La limitation de la liberté artistique et la notion d’ordre public

Ordre public. Le juge administratif est le juge naturel de l’exercice des prérogatives de puissance publique. Le Conseil d’État se prononce « selon l’idée qu’il se fait de ce qui est nécessaire pour que la puissance publique puisse remplir sa mission, sans pour autant négliger le droit des administrés. L’administration ne saurait en effet bien fonctionner que si elle agit dans la cohérence en respectant les règles qui s’imposent à elle, et que si l’exercice du pouvoir est raisonné »19. En effet, l’administration et par conséquent le juge, ont pour objectif la satisfaction de l’intérêt général, qui peut être définit comme « la somme algébrique des intérêts individuels »20.

L’administration doit toujours faire primer l’intérêt général. C’est pour cette raison qu’il dispose de pouvoirs de police administrative, qui ont, pour mémoire, un but préventif. Les pouvoirs de police administrative permettent de limiter des atteintes à l’intérêt général, mais également à l’ordre public. En effet, les pouvoirs de police administrative ont pour fonction d’assurer et de garantir a minima l’exercice des droits et libertés fondamentaux.

Composantes de l’ordre public. L’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales consacre en tant que composante de l’ordre public, « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ». Figurent également au nombre des composantes de l’ordre public, la tranquillité publique, la moralité publique ainsi que le respect de la dignité humaine, dont l’essence a été dégagée par la décision du Conseil d’État rendue en assemblée le 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge21.

C’est au nom de l’ordre public que des polices administratives spéciales voient le jour, comme par exemple la police administrative du cinéma22 ou la police du patrimoine.

Intervention du juge administratif. En matière d’ordre public, le juge administratif dispose d’une palette de pouvoirs pour parvenir à assurer et sauvegarder l’intérêt général.  

En effet, si les pouvoirs de police administrative sont là pour parvenir à garantir l’exercice des droits et libertés fondamentaux, ils peuvent également, lorsque l’ordre public risquerait d’être atteint, limiter ce même droit ou cette même liberté. Le juge administratif est alors chargé de vérifier si la mesure prise est équilibrée eu égard aux libertés à considérer.

C’est notamment ce qu’il s’était produit dans l’affaire Dieudonné de 2014. En janvier 2014, Dieudonné produit avec sa société Les productions de la plume, un spectacle intitulé Le Mur qui devait faire l’objet d’une représentation le 9 Janvier 2014 au zénith de Saint-Herblain. Le 7 janvier, le préfet de la Loire-Atlantique décide de faire usage de ses pouvoirs de police administrative et d’interdire ladite représentation aux motifs que ce spectacle « tel qu’il [était] conçu, [contenait] des propos de caractère antisémite, qui [incitaient] à la haine raciale, et [faisaient], en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale. L’arrêté contesté du préfet rappelait également que M. Dieudonné M’Bala M’Bala avait fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept définitives, pour des propos de même nature. Enfin, l’arrêté préfectoral indiquait que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier faisaient apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser »23.

Par cette décision, le juge administratif prend en considération, tant le contexte dans lequel se présente l’affaire que les risques que faisaient encourir la représentation d’un tel spectacle, mais tout en prenant acte des « antécédents » de l’auteur. Le juge administratif a été dans l’obligation de prendre une mesure qui lui paraissait proportionnée au but recherché, la validation de l’interdiction de représentation au nom de la sauvegarde de l’ordre public, ordre public dont il pouvait ressortir du contexte qu’il était compromis.

Quelques mois plus tard, le Centquatre, établissement artistique parisien, devait accueillir un spectacle dénommé « Exibit B ». Ce spectacle consistait en une exposition/installation réalisée par l’artiste sud-africain Brett Bailey et composée de 12 tableaux vivants mettant en parallèle des scènes de violence coloniales et des scènes de violence contemporaine. Deux associations demandaient l’interdiction de l’exposition aux motifs que cette programmation constituait « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale »24 en ce que l’esclavage constitue un crime contre l’humanité et que « la prestation en cause, [mettait] en représentation dans des cages des hommes et des femmes noirs, à l’instar des « zoos humains » de l’époque coloniale, et [constituait dès lors] une atteinte grave et manifestement illégale à la dignité humaine »25 justifiant qu’une restriction à la liberté d’expression soit portée.

Le Conseil d’État rejette la requête des associations en considérant « qu’après avoir relevé qu’eu égard aux conditions dans lesquelles il était présenté aux spectateurs le spectacle « Exibit B » avait eu pour objet de dénoncer les pratiques et traitements inhumains ayant eu cours lors de la période coloniale ainsi qu’en Afrique du Sud, au moment de l’apartheid, le premier juge en a déduit que l’absence d’interdiction, par l’autorité administrative de cette manifestation, ne portait aucune atteinte grave et manifestement illégale à la dignité de la personne humaine »26.

La décision ajoute « qu’aucun moyen de la requête n’est de nature à remettre en cause ni ces constatations, ni cette appréciation » 27. 

En parallèle de ce qu’il a été possible de voir dans le cadre de l’affaire Dieudonné, quelques constatations sont à prendre en compte. Ici, dans un premier temps, le juge décide de maintenir la programmation, alors que dans l’affaire Dieudonné, le Conseil d’État vient valider l’interdiction de représentation prise par le Préfet. D’autre part, le lieu de représentation est différent, l’exposition se déroulant à Paris, tandis que le spectacle se déroulait à Nantes28. Est également différent le contexte, où dans le premier cas, l’auteur a déjà été condamné à maintes reprises pour des faits relevant d’un abus de droit (propos de nature antisémite) et dont le spectacle avait entre-autre pour but la diffusion de propos relevant d’une qualification pénale sous couvert d’humour, tandis que dans le second cas, l’auteur intervenait pour dénoncer les crimes raciaux commis durant l’apartheid et dont il avait été un contemporain.

A travers le comparatif de ces deux affaires, on se rend compte que la notion de proportionnalité est un référentiel indispensable pour le juge administratif dans l’exercice de sa mission, mais que néanmoins, dès lors que la liberté d’expression et de création est aux prises avec la notion d’ordre public, une dimension subjective apparaît : celle de l’intention.

 

B/ La proportionnalité des mesures prises par le juge administratif entre liberté, ordre public et intentionnalité

S’interroger sur la proportionnalité de la mesure et la recherche par le juge administratif d’un équilibre entre les différents droits et libertés en présence, notamment lorsqu’il est question de liberté artistique interroge sur la question de l’intention.  

La proportionnalité. Dégagé dès 1933 à l’occasion de la célèbre décision Benjamin29, le principe de proportionnalité tend à préserver l’exercice individuel et collectif des droits et libertés fondamentaux. « La liberté est la règle, la restriction de police l’exception »30 : leitmotiv de l’administration et du juge, cette formule vient consacrer le principe du contrôle de proportionnalité. Cet outil permet au juge de venir contrôler la mesure prise par l’administration et de mettre en balance « le souci du maintien de l’ordre public [...] avec le nécessaire respect de la liberté » en cause. 

La restriction de la liberté créatrice ne peut s’entendre du juge qu’à travers la balance des intérêts en présence et du contrôle de la proportionnalité de la mesure.  

L’intention créatrice. Comme nous l’avons vu précédemment, l’artiste crée pour s’exprimer, réagir sur une question ou faire réagir, donner son opinion ou faire se poser des questions. Il est clair qu’à l’aune de l’œuvre préexistait une intention, celle de l’artiste. Or, le juge administratif n’a pas à être un juge de l’esthétique, il n’a pas à juger du mérite31 de l’œuvre qui lui est présentée.

Le juge administratif doit se poser la question de savoir si la diffusion ou la représentation de l’œuvre qui lui est déférée peut porter atteinte à l’ordre public. Or la question que nous, nous devons nous poser ici est de savoir si le juge administratif doit, dans le cadre de la décision à rendre, faire rentrer dans le débat l’intentionnalité de l’auteur.

La notion d’intentionnalité repose sur trois questions : qu’est-ce que l’auteur a voulu faire, quel était de but de cette œuvre selon l’auteur, et quelle est la relation entre cette œuvre et ce à quoi on l’associe ? Le spectateur n’est pas forcément au fait de la véritable intention de l’auteur, qui est très souvent dictée par son histoire, ses idées, son attachement à certains courants artistiques, etc. Il se laisse également guider par son ressenti, l’opinion qu’il se fait sur l’œuvre et il peut donner à l’œuvre une intention qui n’aura pas forcément été celle de l’auteur.

Si l’on reprend nos deux exemples précédents, il paraît évident que l’intention de l’auteur, même aussi subjective qu’elle pourrait être, est prise en compte par le juge administratif. Bien qu’il ne puisse pas se poser en juge du beau ou en juge du mérite, il est le juge de l’intérêt général, il se doit de se poser la question de l’intention de l’auteur au cœur de la cité, au cœur du débat populaire et de son influence.

Intentionnalité, influence et atteinte à l’ordre public. L’intentionnalité de l’auteur doit évidemment être prise en considération pour limiter des atteintes à l’ordre public désirées par l’auteur.

En effet, lorsque l’on se positionne sur une affaire telle que l’affaire Dieudonné, on s’interroge sur l’intention première de l’auteur. Peut-on tout dire sous couvert de l’humour ou bien l’humour est-il un prétexte pour tout dire ?

L’ordre public est une notion dont les larges contours ne permettent pas à l’administration de prendre le risque qu’il soit atteint. C’est en cela que la décision relative à l’interdiction du spectacle de Dieudonné est proportionnée, et c’est en cela que la décision de l’autorisation de l’exposition « Exibit B » l’est tout autant.

En effet, avoir permis que cette exposition se déroule au Centquatre, c’est ne pas censurer la liberté créatrice. Pour reprendre les termes du Conseil d’État, les requérants ne soulevaient aucun moyen de nature à remettre en cause ni les constatations des juges, ni leur appréciation, qui était de dire que cette œuvre avait pour but de « dénoncer » les crimes et les pratiques contraires à la dignité humaine ayant eu lieu durant l’apartheid et non leur apologie.

 

Prise en compte de l’intentionnalité et défense d’un ordre public « moral » ? L’exercice des pouvoirs de police offerts à l’administration dans une problématique en rapport avec une dimension artistique, créatrice, et notamment lorsqu’il est constaté que l’intentionnalité de l’auteur rentrait dans le débat, fait écho à la question de l’émergence d’un ordre public immatériel.

Deux typologies d’ordre public semblent pouvoir se distinguer : d’une part, l’ordre public matériel composé par les notions de sûreté, de sécurité, de salubrité et de tranquillité publique et d’autre part, l’ordre public immatériel ayant pour but de protéger certaines valeurs objectives, « d’assurer la préservation de valeurs essentielles de la vie en société »32.

La prise en compte de l’intentionnalité de l’artiste par l’administration, mais surtout par le juge administratif, vient démontrer de l’existence de cet ordre public immatériel, comme le soutient M. PEYROUX-SISSOKO tant dans sa thèse33, qu’à l’occasion d’un article publié en octobre dernier34 ayant pour but de venir répondre à un déséquilibre rencontré dans l’état de droit. L’ordre public immatériel, concrétisé par la prise en compte par le juge de l’intentionnalité de l’auteur, vient rééquilibrer le droit et vient prévenir d’une atteinte imminente, soit à l’ordre public, soit aux droits et libertés individuelles, en ce compris la liberté de l’artiste.

 

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Anaïs GAUTHIER

1 Article L.331-1 du Code de la propriété intellectuelle

2 Conseil Constitutionnel, 23 Janvier 1987, Conseil de la Concurrence, n°86-224 DC

3 P.-Y. GAUTIER, in Propriété littéraire et artistique, éd. PUF, collection Droit Fondamental, les classiques, décembre 2014, p.12, pt.2.

4 Article L.111-2 du Code de la propriété intellectuelle.

5 P.-Y. GAUTIER, op.cit., p.64, pt. 52.

6 Article L.112-4 du Code de la propriété intellectuelle.

7 P.-Y. GAUTIER, op.cit., p.48, pt.34.

8 Article L.112-1 du Code de la propriété intellectuelle.

9 G.W.F. HEGEL, in Esthétique, 1835.

10 Adoptée par l’Assemblée générale des Nations-unies le 10 décembre 1948 à Paris

11 Article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen

12 F. SUDRE, in Droit européen et international des droits de l’Homme, éd. PUF, coll. Droit fondamental, les classiques., octobre 2012, p.603, pt.332.

13 Article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; Article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne ; article 9 de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples ; etc.

14 Article 17 CEDH « Aucune des dispositions de la présente convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus par la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »

15 Article 10 CEDH « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité du territoire ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

16 P. MOURON, la liberté de création au sens de la loi du 7 juillet 2016, Revue des droits et libertés fondamentaux, Centre de Recherche juridiques de Grenoble, 2017, Chronique n°30.

17 Ibid.

18 Conseil d’État, Assemblée, Avis du 2 juillet 2015, n°390121.

19 P.-L. FRIER, J. PETIT, in Droit administratif, coll. Domat Droit public, 10e édition, éd. L.G.D.J.-Lextenso éditions, 2015, p.33, point 31.

20 Ibid., p.44.

21 Conseil d’État, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727.

22 Cf. articles L. 211-1 et R.211-12 du Code du cinéma et de l’image animée.

23 Conseil d’État, communiqué du 9 janvier 2014, accessible à l’adresse ci-après :

 http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Spectacle-de-Dieudonne-a-Nantes

24 NBP : Ordonnance du Conseil d’État du 11 décembre 2014, Centre Dumas-Pouchkine des Diasporas et Cultures Africaine, n° 386328

25 Ibid.

26 Ibid., deuxième considérant.

27 Ibid., deuxième considérant.

28 Cf. la question des circonstances locales.

29 Conseil d’État, Section, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413.

30 Conclusion du commissaire du gouvernement Corneille lors de la décision du Conseil d’État Benjamin susmentionnée.

31 Cf. Article L.112-1 du CPI.

32 Discours de J.-M. SAUVÉ, vice-président du Conseil d’État, Introduction du colloque intitulé « L’ordre public - Regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de Cassation » du 24 février 2017, citant à cette occasion les « Conclusions générales » de J. COMBACAU, in  M.-J. REDOR (Dir.), L’ordre public : ordre public ou ordres publics. Ordre public et droit Fondamentaux, Actes du colloque de Caen, 11-12 mai 2000, éd. Bruylant, 2001, pp. 419-421.

33 M.-O. PEYROUX-SISSOKO, L’ordre public immatériel en droit public français, LGDJ, coll. Thèses, sous-coll. Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, Tome 149, 2018, 618 p., Prix de thèse du Conseil constitutionnel 2018. 

34 M.-O. PEYROUX-SISSOKO, L’ordre public immatériel en droit public français, in Le blog de droit administratif, le 23 Octobre 2018, article accessible à l’adresse ci-après reproduite : http://blogdroitadministratif.net/2018/10/23/lordre-public-immateriel-en-droit-public-francais/

1988-2018 - 30 années de jurisprudences commentées par l'actuelle promotion

Extrait de la Gazette n°35 - Décembre 2018 - Spéciale 30 ans


Année 1988

Conseil d’Etat, Section, 23 décembre 1988, Banque de France c/ Huberschwiller, n°95310 (par Albertine AQUENIN)

« C’est par l’organisation de la contradiction que l’on peut remédier à l’inégalité naturelle des parties » (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 13e édition, 2008, p. 238). Erigé en garantie essentielle des justiciables, le principe du contradictoire connaît, en contentieux administratif, peu de limites.  La décision « Banque de France » y déroge pourtant en affirmant que ce principe ne peut s’appliquer lorsque le refus de communication est l’objet du litige. Le principe du contradictoire aurait alors pour effet de priver d’objet le litige. Cette jurisprudence a été, ensuite, confirmée, puis étendue, par exemple, au cas où la communication aux parties réduirait à néant le secret (CE, 10/9 SSR, 31 juillet 2009, AIDES et autres, n° 320196, Publié au Recueil).

Néanmoins, les intérêts du justiciable sont protégées par le juge auquel l’administration doit transmettre les documents qu’elle refuse de communiquer, sauf si ces derniers sont protégés par le secret garanti par la loi. Il revient ainsi au juge administratif, seul, de remédier au déséquilibre du procès.

 

Année 1989

Conseil d’Etat, 20 octobre 1989, Nicolo, req. n°108243 (par Arthur BAILLET)

Dans cette décision, le Conseil d’Etat accepte pour la première fois de contrôler « in abstracto » la compatibilité d’une loi par rapport à un traité, sous l’influence des jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

Le Conseil d’Etat a depuis étendu ce contrôle en consacrant le contrôle de conventionnalité des lois « in concreto », donnant au juge la possibilité de faire prévaloir la CEDH sur la mise en œuvre d’une loi par l’administration, y compris en référé (Conseil d’Etat, Assemblée, 31 mai 2016, Gonzales Gomes, n°396848). 

 

Année 1990

Conseil d’Etat, 20 juillet 1990, Ville de Melun et Association Melun-Culture-Loisirs, n°69867 72160 (par Laurent BOUQUET)

L’arrêt « Ville de Melun et Association Melun- Culture-Loisirs » rendu par le Conseil d’Etat le 20 juillet 1990 vient consacrer la méthode dite du faisceau comme technique d’identification d’un service public, notamment en cas de silence de la loi. En l’espèce, a pu être reconnue comme relevant du service public, une activité gérée par une personne privée dénuée de prérogatives de puissance publique au regard du contrôle accru exercé par l’administration sur cette entité.

Cette nouvelle appréciation du critère organique se substituant à la détention de prérogatives de puissance publique sera confirmée par la suite, dans un arrêt UGC-Ciné-Cité du 5 octobre 2007 en matière de marché public, où le juge administratif fera évo- luer son office en allant sur le terrain de l’intention de l’administration et non plus seulement sur celui du contrôle exercé.


Année 1991

Cour de justice des communautés européennes, 19 novembre 1991, C-6/90 et C-9/90, Francovich (par Emilie BOURDIN)

Par cet arrêt, la Cour de justice des communautés européenne pose le principe de la responsabilité de l’Etat vis-à-vis des particuliers pour les dommages découlant du défaut de transposition d’une directive. La directive non transposée doit pour cela comporter l’attribution de droits au profit des particuliers.

Par la suite, la Cour de justice a étendu cette jurisprudence notamment au cas de la violation du droit de l’Union imputable au législateur national (CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pécheur, C-46/93 et C-48/93). Le Conseil d’Etat a, quant à lui, fait évoluer sa jurisprudence et complété le régime juridique de la responsabilité de l’Etat. Il a ainsi admis la responsabilité du législateur en cas de méconnaissance d’un engagement international (CE, ass, 8 février 2007, Gardedieu, n°279522).  


Année 1992

Conseil d'Etat, Assemblée, 28 février 1992, S.A. Rothmans international France & Philip Morris France, req. n°56776 et 56777 (par Martin CHARRON)

Par cette décision, le Conseil d’Etat reconnaît la possibilité, une fois passé le délai de transposition, d’écarter l’application d’une disposition législative incompatible avec les objectifs d’une directive européenne. Il fait ainsi prévaloir sur les lois, les directives, en leur reconnaissant le bénéfice de l’article 55 de la Constitution.

L’invocabilité totale des directives européennes connaîtra son aboutissement grâce à une décision d’Assemblée du 30 octobre 2009 (Mme Perreux, n° 298348) par laquelle le Conseil d’Etat reconnaît aux particuliers la possibilité de se prévaloir des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif, lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais impartis, les mesures de transposition nécessaires. 

 

Année 1993

Conseil constitutionnel, 20 janvier 1993, n°92-316 DC, loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, dite loi “Sapin I” (par Camille CONNIL)

Le Conseil constitutionnel apporte sa contribution au droit de la commande publique en admettant notamment une limitation de la durée des contrats de délégation de service public (DSP) à la durée normale d’amortissement des installations mises en service dont le délégataire a la charge. Il écarte ainsi les moyens soulevés par les députés et sénateurs tenant à la libre administration des collectivités territoriales et à la liberté d’entreprendre au profit des objectifs de transparence et de concurrence que s’était assignés le législateur.

Aujourd’hui, l’article 34 de l’ordonnance n°2016-65 du 29 janvier relative aux contrats de concession a repris cet encadrement de la durée des DSP en l’étendant à l’ensemble des contrats de concession. Cependant, cette ordonnance a procédé à un changement radical en incluant la problématique de la prolongation de la durée des contrats de concession dans le droit commun de leur modification.

  

Année 1994

Cour de justice des communautés européennes, 27 avril 1994, Commune d’Almelo, aff. C-393/92 (par Léa COUTURIER)

Un an après l’arrêt Corbeau, la CJCE confirme que les États peuvent poser des restrictions à la concurrence tant qu’elles sont nécessaires à l’accomplissement d'une mission d'intérêt général. La Cour précise ainsi, à propos des droits exclusifs octroyés au fournisseur d’énergie électrique aux Pays-Bas, qu’il faut « tenir compte des conditions économiques dans lesquelles est placée l’entreprise, notamment des coûts qu’elle doit supporter et des réglementations, particulièrement en matière d’environnement, auxquelles elle est soumise ».

Elle a, par la suite, avec la célèbre décision Altmark du 24 juillet 2003, fixé les conditions dans lesquelles une compensation liée à des services d’intérêt économique général ne constitue pas une aide d’Etat. La Commission est venue préciser ultérieurement ces exceptions accordées avec les paquets Monti-Kroes et Almunia.

  

Année 1995

Conseil d’Etat, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, req. n°136727 (par Elise DANZÉ)

Par sa décision du 27 octobre 1995 “Commune de Morsang-sur-Orge”, le Conseil d’État a pour la première fois explicitement reconnu que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public.  

La jurisprudence ultérieure a confirmé ce principe concernant des propos, lors d’un spectacle, tenus en méconnaissance de la dignité humaine (CE, ordonnance, 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur contre la Sté les productions de la plume et Dieudonné, M’Bala M’Bala,  req n°374508). Les juges sont allés plus loin en l’appliquant à la personne décédée, considérant que pour l’implantation d’un centre de traitement de déchets sur un site où se sont tenus de nombreux combats pendant la première guerre mondiale, des mesures doivent être prescrites pour assurer le respect de la dignité humaine dès lors que des restes humains seraient exhumés (CE, 26 novembre 2008, Syndicat mixte de la vallée de l’Oise, req n°301151).

 

Année 1996

Conseil d’Etat, Assemblée, 10 juillet 1996, M. Cayzeele, req. n°138536 (par Adrien de PRÉMOREL)

Un tiers au contrat est recevable à demander, par la voie du recours pour excès de pouvoir, l'annulation des dispositions réglementaires contenues dans un contrat administratif car elles sont divisibles des autres stipulations du contrat.

Évolution : la jurisprudence est toujours en vigueur, y compris depuis la jurisprudence Tarn-et-Garonne (CE Ass. 4 avril 2014, n°358994). Le CE a précisé que les clauses relatives au régime financiers ou à la réalisation des ouvrages (caractéristiques, tracé…) ont un caractère purement contractuel (CE 9 février 2018, Val d’Europe agglomération, n°404982).

 

Année 1997

Conseil d’Etat, Section, 3 novembre 1997, Million et Marais, req. n°169907 (par Gabriel DECAUDAVEINE)

Les règles du droit de la concurrence (Ord. 1er décembre 1986, codifiées C. com. art. L. 420-1 et s.) sont applicables au contrôle de la légalité des actes administratifs.

Le juge administratif a appliqué avec orthodoxie le droit de la concurrence tant aux actes unilatéraux (CE, 29 juillet 2002, Sté Cegedim, n° 200886) que multilatéraux (CE, 2 juillet 1999, SA Bouygues, n° 206749)

 

Année 1998

Conseil d’Etat, Assemblée, 30 oct. 1998, M. Sarran, M. Levacher et autres, req. n° 200286 et 200287 (par Manon ERILL-SELVES)

Le Conseil d’Etat réaffirme la place de la Constitution dans l’ordre interne en considérant que les engagements internationaux n'ont pas d'autorité supérieure à celle des dispositions constitutionnelles.

Cette prise de position était nécessaire même si, aujourd’hui encore, la place de la Constitution demeure incertaine du fait de l'importance du droit de l’Union Européenne. La recherche d’une conciliation entre les exigences posées par l’ordre juridique interne et celles issues de l’ordre juridique de l’Union Européenne est parfaitement illustré par une jurisprudence postérieure, CE, 2007, Société Arcelor Atlantique.

 

Année 1999

Conseil d’Etat, 30 juin 1999, SMITOM, req. n°198147 (par Quentin FERRER)

L’arrêt « SMITOM » vient réaffirmer l’importance du critère de la rémunération dans la distinction entre marché public et délégation de service public. Pour que le contrat soit qualifié de délégation de service public, la rémunération doit alors être substantiellement liée aux résultats d’exploitation du service.

Sous l’influence du droit de l’Union européenne et de la jurisprudence administrative, l’ordonnance « concession » (Ord. N°2016-65, 29 janv. 2016 relative aux contrats de concession) fait disparaître ce critère de la rémunération substantiellement liée aux résultats de l’exploitation pour lui préférer un autre critère de distinction, celui du transfert du risque d’exploitation au concessionnaire.

 

Année 2000

Conseil d’Etat, avis, 8 novembre 2000, Société Jean-Louis Bernard consultants, req. n°222208 (par Paul GASCHARD)

Par cet avis, le Conseil d'État admet par principe qu'une personne publique puisse se porter candidate à l'attribution d'un contrat de la commande publique à condition qu’elle ne tire pas avantage de son statut ou des modalités de financement issues de l’exercice de ses missions de service public pour établir son prix.

Le Conseil d’Etat est venu préciser par la suite que la candidature d’une collectivité territoriale ne peut être légalement présentée que lorsqu’elle répond à un « intérêt public local ». Un tel intérêt est constitué lorsque l’activité en cause constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité a la charge (CE, Ass., 30 décembre 2014, société Armor SNC, req. n°355563).


Année 2001

Conseil d’Etat, 9 mai 2001, Epoux Delivet, req. n°231076 (par Anaïs GAUTHIER)

S’agissant d’une demande de référé suspension dans le cadre du contentieux de l’urbanisme, le Conseil d’Etat, par cette décision prend acte de la réforme intervenue le 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives et considère que l’obligation de notification du recours, à la commune et au pétitionnaire, posée à l’article R.600-1 du Code de l’urbanisme, ne s’applique pas au référé.

Quelques mois plus tard, la haute juridiction ajoutera à ce sujet que la demande de référé-suspension d’une décision valant autorisation d’urbanisme devra être rejetée lorsque la demande au fond, tendant à l’annulation cette décision, est entachée d’une irrecevabilité, insusceptible de régularisation en cours d’instance  (Conseil d’Etat, 14 décembre 2001, Courtois, n°238213).

 

Année 2002

Conseil d’Etat, Section, 18 décembre 2002, Mme Duvignères, req. n°233618 (par Emma GEORGE)

La décision dite « Mme Duvignères » a redéfini les conditions dans lesquelles une circulaire peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (REP) en distinguant les circulaires impératives, qui peuvent être attaquées, des circulaires non impératives. Cette jurisprudence est appliquée régulièrement par le juge administratif (par exemple : CE, 26 déc. 2012, Association Libérez les Mademoiselles, n°358226).

La jurisprudence « Mme Duvignères » correspond à un mouvement en faveur d’une plus grande ouverture des actes susceptibles de faire l’objet d’un REP ce qui a été récemment confirmé par l’ouverture à certains actes de droit souple (CE Ass., 21 mars 2016, Sociétés Numéricable et Fairvesta International GmbH et autres, n° 368082-84 et 390023).

 

Année 2003

Cour européenne des droits de l’Homme, 13 février 2003, Chevrol c/ France, affaire n° 49636-99 (par Simon GRAIRIA)

Condamnation de la France pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention, du fait de la pratique du juge administratif consistant à solliciter par voie de question préjudicielle l’avis du ministre des affaires étrangères pour apprécier la condition de réciprocité d’un engagement international prévue par l’article 55 de la constitution.

Par la suite, par une décision du 9 juillet 2010, l’Assemblée du Conseil d’Etat (CE, Ass., 9 juillet 2010, Mme Cheriet-Benseghir, n°31774), estime qu’il appartient désormais au juge administratif de vérifier si la condition de réciprocité d’un engagement international, prévue par l’article 55 de la constitution, est ou non remplie, sans s’en tenir à l’avis du ministre des affaires étrangères.

  

Année 2004

Conseil d’Etat, Assemblée, 11 Mai 2004, Association AC ! et autres, req. n°255886 (par Gautier GUARINO)

Une importante exception au principe de rétroactivité a été admise par la jurisprudence AC ! qui reconnaît au juge le pouvoir de moduler dans le temps les effets d'une annulation et d'apprécier s'il y a lieu de déroger, à titre exceptionnel, au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses après une analyse comparée des principes et des intérêts en cause par le juge.

Cette jurisprudence a notamment été appliquée pour l’annulation de décisions individuelles (CE, 12 déc. 2007, Sire) ou encore concernant l’annulation d’une disposition réglementaire, tout en décidant que, sous réserve des actions contentieuses engagées, ses effets devaient être réputés définitifs (CE, 21 nov. 2008, Assoc. des hôpitaux privés sans but lucratif).


Année 2005

Conseil d'Etat, Assemblé, 4 novembre 2005, JC DECAUX, req. n° 247298 (par Camille GUIBOURGE)

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat qualifie un contrat mobilier urbain de contrat de marché public et non de délégation de service public dès lors que la société contractante n’a pas la charge effective d’un service public et ce, alors même qu’une part substantielle de sa rémunération proviendrait des recettes de son activité publicitaire.

Désormais l’article 5 de l’ordonnance n°2015-65 du 29 janvier 2016 a été rédigé de manière à inclure les contrats de mobiliers urbains dans les contrats de concession. Toutefois, cette « présomption de qualification » pourrait tomber dès lors que la société cocontractante ne supporte pas le risque d’exploitation de l’ouvrage.

 

Année 2006

Conseil d’Etat, Assemblée, 24 mars 2006, Sté KPMG et autres, req. n°288460 et s. (par Marie HY) 

Le Conseil d’Etat consacre le principe de sécurité juridique en droit interne. Ce principe impose désormais à l’autorité administrative d’édicter, dans certaines circonstances, des mesures transitoires lors d’un changement de réglementation ; c’est notamment le cas si des règles nouvelles sont susceptibles de porter atteinte à des contrats en cours.

 Cette jurisprudence est régulièrement appliquée en ce que le principe de sécurité juridique inspire des règles visant à assurer la connaissance du droit applicable et la stabilité des situations juridiques.


Année 2007

Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Sté Tropic Travaux Signalisation, req. n°291545 (par Mathilde IFCIC)

L’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat donne la possibilité aux concurrents évincés de la conclusion d’un contrat administratif de former un recours devant le juge administratif pour contester la validité de ce contrat après sa signature et de l’assortir d’une demande au juge des référés de suspension de l’exécution du contrat.

Cette décision sera bouleversée par la jurisprudence du Conseil d’Etat du 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, qui ouvre ce recours à tous les tiers ayant un intérêt lésé par un contrat administratif.

 

Année 2008

Conseil d’Etat, 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, req. n° 297931 (par Alia JENAYAH)

Par son célèbre arrêt Commune d'Annecy, le Conseil d’Etat a reconnu la valeur constitutionnelle de l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement. Mais le statut et la portée de ses articles sont plus délicats à appréhender selon qu’ils nécessitent ou non l'intervention de mesures législatives d'application pour produire leur plein effet. 

L'invocabilité de la Charte de l'environnement devant le juge administratif repose aujourd'hui sur deux certitudes : elle est pleinement invocable dès lors qu’il s’agit de faire respecter la compétence du législateur. Toutefois, la Charte peut être invoquée directement dans un recours contre un acte administratif et ce, alors même que le principe posé est imprécis et qu’il existe une disposition législative intermédiaire. C’est le cas de l’article 1er relatif au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (CE, 26 février 2014, Asso. Ban Asbestos, n° 351514).


Année 2009

Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n°304802 (par Pamela LEDUN)

L’assemblée du contentieux précise l’office du juge administratif lorsqu’il est saisi par les parties à un contrat administratif, d’un recours de pleine juridiction contestant la validité ou les conditions d’exécution du contrat.  

Depuis, le Conseil d’Etat a dégagé les critères permettant d’apprécier le bien-fondé de la demande de reprise des relations contractuelles (CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers II), et le recours de pleine juridiction en contestation de la validité des contrats a été ouvert aux tiers (CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne).

 

Année 2010

Conseil d’Etat, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin, req. n°338272 (par Clara MILOUX)

Par son arrêt Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin, le Conseil d’Etat avait jugé qu'aucune disposition législative ou réglementaire, ni aucun principe n'imposaient à une personne publique d'organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d'une autorisation ou à la passation d'un contrat d'occupation d'une dépendance du domaine public, ayant dans l'un ou l'autre cas pour seul objet l'occupation d'une telle dépendance. 

Cette règle a évoluée sous l’influence du droit européen (CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15, Proimpressa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro, Regione Lombardia). L’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques a créée un article L. 2122-1-1 du code général de la propriété des personnes publiques, qui prévoit désormais que lorsque le titre d’occupation permet à son titulaire d'occuper ou d'utiliser le domaine public en vue d'une exploitation économique, l'autorité compétente  doit  organiser une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable à l’autorisation contractuelle d’occupation domaniale.

  

Année 2011

Conseil d’Etat, 23 décembre 2011, Danthony et autres, req. n° 335033 (par Timothée SAURON)

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat a jugé que toute irrégularité affectant la procédure d’élaboration d’un acte administratif n’entraîne pas systématiquement et nécessairement son annulation. Il a ainsi dégagé le principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer une influence sur le sens de la décision prise, ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie. Le Conseil d’État a précisé que l’application de ce principe n’était pas exclue en cas d’omission d’une procédure obligatoire, à condition qu’une telle omission n’ait pas pour effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte, comme c’est le cas lorsqu’une décision doit être rendue sur avis conforme.

Néanmoins, échappent toujours à la « Danthonysation » les vices d’incompétence, de défaut de signature et de défaut de motivation.


Année 2012

Conseil d’Etat, Assemblée, 11 avril 2012, Groupement d’information et de soutien des immigrés et autre, req. n°322326 (par Juliette SAUTEREAU)

Dissipant la brume entourant les critères de l’effet direct des traités, le Conseil d’Etat a retenu que pour qu’elle soit d’effet direct, une stipulation conventionnelle ne doit pas avoir « pour objet exclusif de régir les relations entre Etats » et ne requiert « l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des effets à l'égard des particuliers ».

Ce faisant, il écarte le critère rédactionnel précédemment retenu par la jurisprudence et abandonne le lien autrefois esquissé entre imprécision ou trop grande généralité et absence d'effet direct de la norme conventionnelle.

 

Année 2013

Conseil d’Etat, 13 novembre 2013, Dahan, req. n° 347704 (par Hélène SCANVIC)

L'Assemblée du Conseil d’Etat fait évoluer le contrôle du juge administratif sur les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des fonctionnaires en un contrôle normal. Le juge de l’excès de pouvoir contrôle désormais la matérialité des faits, la qualification de ceux-ci et la proportionnalité de la sanction à ces faits.

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat a largement influencé le passage d’un contrôle restreint à un contrôle normal de la proportionnalité des sanctions dans d’autres domaines, comme à l’égard des sanctions infligées par l’Ordre des médecins (CE, 20 déc. 2014, Bonnemaison, n° 381245) et celles prises à l’encontre des détenus (CE, 1er juin 2015, M. Borromée, n° 380449).

                

Année 2014

Conseil d'Etat, Assemblée, 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, req. n°358994 (par Marie STASS)

A l'occasion de cet arrêt, l'assemblée du Conseil d'Etat a reconnu à tout tiers à un contrat administratif la possibilité d'introduire un recours de pleine juridiction pour mettre fin à l'exécution de celui-ci. Le juge cantonne cependant l'intérêt à agir du tiers qui doit être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du contrat ou ses clauses et restreint également les moyens invocables à la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles, ce qui permet une certaine garantie de la stabilité des relations contractuelles.

Si cet arrêt a contribué à simplifier le contentieux des contrats, il continue de poser certaines interrogations. À titre d'illustration, et alors qu’une évolution pouvait être attendue sur ce point, il a été récemment réaffirmé que l'arrêt Tarn et Garonne n'avait pas pour autant mis fin à la jurisprudence Cayzeele (CE, 9 février 2018,Communauté d'agglomération Val d'Europe agglomération, n° 404982).


Année 2015

Tribunal des conflits, 9 mars 2015, Rispal contre Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n°3984, (par Renaud SOUCHE)

Le Tribunal des conflits considère qu’une société concessionnaire d’autoroute ne peut être regardée par principe comme ayant agi pour le compte de l’Etat lorsqu’elle conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l’exploitation ou l’entretien de cette autoroute.

Le juge abandonne ainsi pour l’avenir la jurisprudence Peyrot de 1973 et fait valoir de plein droit la considération du critère organique.


Année 2016

Conseil d’Etat, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres, req. n°368082, 368083 et 368084 et Société NC Numericable, req. n° 390023 (par Gaspard TERRAY) 

A l’occasion de deux arrêts rendus le même jour, et de manière inédite, le Conseil d’Etat admet le contrôle, dans le cadre de l’office de l’excès de pouvoir des actes de droit souple des autorités régulatrices (avis, recommandation ou encore communiqués ) lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance.

Encore faut-il aussi que ces actes soient de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent. Le pragmatisme du juge administratif dépasse désormais sa frilosité originelle dans le contrôle d’actes de droit souple.

Après admettre la recevabilité d’un tel recours, la Haute-cour entreprend classiquement un contrôle de légalité externe et interne des actes litigieux. Sur ce point, il conviendra d’être particulièrement attentif sur les prochaines décisions du juge dans la détermination des normes de référence dans le contrôle de légalité interne d’actes qui, par essence, sont dépourvus de normativité. Affaire à suivre donc… 

 

Année 2017

Conseil d’Etat, Section, 5 mai 2017, Commune de Saint-Bon-Tarentaise, req. n° 388902 (par Ségolène THOMAS)

 Par cet arrêt de section, le Conseil d’Etat revient sur sa jurisprudence «Commune de Saint-Lunaire» du 10 février 2010 n°327149. Initialement, le Conseil d’Etat, par son arrêt «Commune de Saint Lunaire », avait jugé que la délibération du conseil municipal prescrivant l’adoption ou la révision du PLU devait fixer les modalités de la concertation et porter « au moins sur les grandes lignes sur les objectifs poursuivis »; la méconnaissance de ces formalités substantielles entachant d’illégalité le document d’urbanisme approuvé.

Par un revirement majeur d’application immédiate, le Conseil d’Etat a jugé que le moyen tiré de l’illégalité de la délibération du conseil municipal prescrivant l’adoption ou la révision du PLU portant tant sur les modalités de la concertation que sur les objectifs poursuivis par la commune ne pouvait être invoqué contre la délibération approuvant le PLU : "que, si cette délibération est susceptible de recours devant le juge de l'excès de pouvoir, son illégalité ne peut, en revanche, eu égard à son objet et à sa portée, être utilement invoquée contre la délibération approuvant le plan local d’urbanisme ».


Année 2018

Conseil d’Etat, 6 juin 2018, Société Orange, req. n° 411053 (par Anne VILLALARD)

Le Conseil d’Etat vient préciser que la décision de non-reconduction d’un contrat d’occupation du domaine public n’est pas une mesure de résiliation. Ainsi, il n’est pas possible de solliciter auprès du juge administratif l’annulation et la reprise des relations contractuelles. Cette décision doit donc être regardée comme une simple mesure d’exécution du contrat qui ne peut ouvrir droit qu’à une indemnité si elle est intervenue dans des conditions irrégulières.

La position de la Haute juridiction dans sa décision « Société Orange » s’inscrit donc dans la continuité de la jurisprudence Béziers II (CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers, n° 304806).  


La promotion 2018-2019

Promotion Jean-Michel DARROIS


Quel droit à la destruction des espèces protégées ?

Extrait de la Gazette n°34 - Novembre 2018

Sous l’impulsion de l’Union européenne, la France a renforcé un arsenal juridique en matière de biodiversité encore balbutiant dans les années 1990. En effet, la directive Habitats a été adopté en 1992 et constitue encore aujourd’hui le socle du droit de la protection des espèces en France. La directive a été transposée par l’adoption des articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement. Cet article pose une interdiction générale de l’atteinte aux espèces floristiques et faunistiques protégées : interdiction de les détruire directement, de détruire leur habitat ou leurs lieux de reproduction.

Naturellement, une interdiction aussi générale devait connaître une exception afin de ne pas bloquer la réalisation de projets de construction et d’aménagement en raison de la seule présence d’espèces protégées sur les terrains concernés par l’opération. Cette exception est posée à l’article 16 de la directive et au I, 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, qui prévoient la possibilité de délivrance d’une « dérogation espèces protégées », qui peut désormais être également délivrée dans le cadre de l’autorisation environnementale [1]. Pour l’essentiel, sa rédaction actuelle est issue de la loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006. Pourtant, après plus de 10 ans d’application de ce texte, les conditions de validité d’une telle dérogation restent floues.

Pour permettre la délivrance de cette dérogation, elle doit être justifiée par l’un des motifs fixés au 4° du I de l’article L. 411-2, notamment si le projet répond à des « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique » (I). Si tel est le cas, le pétitionnaire devra démontrer également « qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante » (II) et que le projet ne nuira pas au maintien des espèces dans un état de conservation favorable (III). C’est en effet dans cet ordre que les trois conditions doivent être analysées, c’est-à-dire que ce n’est qu’après avoir constaté la présence d’un intérêt public majeur, que le juge analysera si les deux suivantes sont également remplies (Conseil d’État 25 mai 2018, SAS PCE et SNC FTO, n°413267).

I/ Sur l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur

En France, le juge administratif s’est peu prononcé sur cette notion. Un arrêt du Conseil d’État a pu créer la confusion car il avait alors jugé qu’un projet n’était pas justifié par un intérêt public majeur car ne relevait pas d’un « cas exceptionnel » et n’était pas « indispensable » (CE 9 octobre 2013, SEM Nièvre aménagement, n°366803). Mais il s’agissait en l’espèce d’un arrêt de cassation d’une ordonnance de référé-suspension pour laquelle le CE n’avait contrôlé l’ordonnance du tribunal administratif de Dijon que sous l’angle de la dénaturation [2]. Les termes utilisés n’étaient donc qu’une reprise de la motivation de l’ordonnance initiale.

Toutefois, dans ses conclusions, Mme Suzanne Von Coester a estimé, sans en faire un critère absolu, que le caractère indispensable du projet était l’un des indices qui permettent d’apprécier s’il existe une raison impérative d’intérêt public majeur à mener à bien le projet [3].

Sans donner de définition de la notion, la CJUE a délivré, au visa de l’article 6 de la directive mais parfaitement transposable pour l’article 16, une méthode permettant d’apprécier l’existence ou non de raisons impératives d’intérêt public majeur en estimant que : « l’examen d’éventuelles raisons impératives d’intérêt public majeur et celui de l’existence d’alternatives moins préjudiciables requièrent en effet une mise en balance par rapport aux atteintes portées au site par le plan ou le projet considéré » (CJUE 16 février 2012, Solvay c/ Région Wallonne, C-182/10). La CJUE propose ici une interprétation ambitieuse du texte : il convient d’opérer une mise en balance entre l’intérêt du projet et le niveau d’atteinte aux espèces. C’est toutefois critiquable car cela constitue une distorsion de la lettre de la directive pour permettre une forme de relativisme écologique, plus favorable aux projets de construction.

Par ailleurs, dans ses conclusions, l’avocat général Mme Sharpston indiquait alors logiquement qu’il ne fallait pas exclure les projets purement privés de la notion d’intérêt public majeur.

En France, le juge administratif a commencé à faire application de cette méthode pour les dérogations espèces protégées. En effet, la CAA de Douai a opéré cette mise en balance en jugeant « qu’il ne saurait être exclu que des travaux destinés à l’implantation ou à l’extension d’entreprises soient regardés comme [dépourvus de] raison impérative d’intérêt public majeur (…) lorsque le projet, bien que de nature privée, présente réellement, à la fois par sa nature et par le contexte économique et social dans lequel il s’insère, un intérêt public majeur, qui doit pouvoir être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels et de la faune sauvage, poursuivis par la directive » (CAA Douai 15 octobre 2015, Écologie pour le Havre, n°14DA02064). Dans ses conclusions, le rapporteur public M. Jean-Michel Riou indiquait en effet qu’il était nécessaire d’examiner les deux plateaux de la balance : l’intérêt du projet d’un côté, l’atteinte aux espèces protégées de l’autre. Ainsi, une atteinte grave ne pourra se justifier que par un intérêt primordial, alors qu’une atteinte relativement peu importante, en prenant en compte les compensations prévues par le pétitionnaire, permet d’autoriser un projet. Autrement dit, le juge communautaire paraît avoir privilégié une appréciation relative de l’intérêt public majeur et non une approche absolue [4]. Dans plusieurs arrêts, la CAA de Marseille a également retenu la méthode prescrite par la CJUE [5].

Cette approche permet de ne pas établir un canon de l’intérêt public majeur, qui serait alors transposable à toutes les situations en France, et même en Europe, et qui reviendrait à donner au juge un pouvoir d’appréciation in abstracto de chaque projet. L’approche de la mise en balance permet de contextualiser le projet et d’en évaluer l’intérêt au regard des autres enjeux en présence, à savoir la protection des espèces vivantes. Par ailleurs, afin d’éviter les appréciations abstraites et malgré l’indépendance des législations, le juge peut apprécier de l’intérêt public majeur d’un projet à travers sa compatibilité avec les orientations des documents de planifications urbaines comme le SCOT ou le PLU (CAA Bordeaux 13 juillet 2017, SAS PCE, n°16BX01364 ; TA Toulouse 6 septembre 2018, Association Présence des Terrasses de la Garonne, n°1703390).

Toutefois, le Conseil d’État n’a encore jamais repris la méthode de mise en balance pour évaluer la présence d’un intérêt public majeur. Si la Haute juridiction venait à prendre également cette direction, cela constituerait une aubaine pour les porteurs de projet au regard de la rigueur actuelle des textes sur cette notion.

 

II/ Sur la condition tenant à l’absence de solution alternative satisfaisante

Cette notion d’absence de solution alternative satisfaisante ne connaît aucun développement ou définition au sein du code de l’environnement ou de la directive Habitats qui est à l’origine de ces dispositions et dont le I, 4° de l’article L. 411-2 reprend les termes exacts.

Le pétitionnaire doit démontrer au sein du dossier de demande de dérogation qu’il n’y avait aucune alternative au projet proposé. C’est au pétitionnaire d’établir, dans son dossier de demande de dérogation, l’absence de solution alternative satisfaisante. Si le pétitionnaire n’établit pas suffisamment que le projet pour lequel il sollicite une telle autorisation est dépourvu d’alternative satisfaisante ou qu’à l’inverse, il est démontré que des solutions existaient, l’autorisation sera annulée. Depuis la loi du 8 août 2016, la réalité de l’absence d’autre solution satisfaisante peut « être évaluée par une tierce expertise menée, à la demande de l'autorité compétente, par un organisme extérieur choisi en accord avec elle, aux frais du pétitionnaire ».

Naturellement, la question principale est celle de ce qu’il faut comprendre de la notion de solution satisfaisante. Une autorisation délivrée à un projet qui, en raison de ses caractéristiques, pouvait tout à fait être construit à un autre emplacement qui serait moins impactant, voire pas du tout impactant pour les espèces protégées, fera l’objet d’une annulation. A l’inverse, la CAA de Marseille a pu juger que le peu de latitude sur l’emplacement du projet pouvait être justifié par le fait que la localisation était inhérente au projet lui-même (CAA Marseille 25 octobre 2016, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales, n°15MA01400). Il ne pouvait donc pas y avoir de solution alternative quant à l’emplacement.

Sur cette question de l’emplacement géographique, un certain nombre de questions se pose encore. En effet, dans quelle mesure peut-on exiger d’un pétitionnaire qu’il élargisse son champ de prospective pour l’installation de son projet ? Il serait en effet certainement excessif de contraindre un pétitionnaire à rechercher des solutions hors des terrains dont il est propriétaire. Le juge administratif s’est toutefois déjà positionné en ce sens (TA de Rennes 7 juillet 2017, SPPEF et autres, n°1500727).

Mais ce jugement avait également opéré une confusion entre cette condition et la condition relative à l’intérêt public majeur en estimant que « faute pour le préfet du Morbihan de justifier (…) de l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur exigeant la localisation du projet de parc éolien au sein de la forêt de Lanouée (…) le préfet a méconnu les dispositions de l’article L. 411-2 du même code » (TA de Rennes 7 juillet 2017, SPPEF et autres, n°1500727). Or chacune des conditions de délivrance de la dérogation doit nécessairement être strictement indépendante des autres. L’intérêt public majeur doit résider dans la consistance du projet et non sa localisation, sinon cela reviendrait à priver d’effet la condition relative à l’absence de solution alternative satisfaisante.

Toutefois, la dimension du projet peut être remise en cause dans le cadre de cette deuxième condition. En effet, la solution alternative peut tout à fait consister en un projet de portée identique mais d’une dimension réduite permettant de répondre de manière satisfaisante aux besoins visés. C’est ce qu’a très récemment jugé le TA de Toulouse au sujet d’une route départementale. Le projet prévoyait la construction d’une route de type 2x2 voies. Le tribunal a alors estimé que le projet qui avait été initialement envisagé, des années auparavant, de type « rase campagne » en 2x1 voies, constituait une solution alternative satisfaisante moins impactante pour les espèces présentes sur le site (TA Toulouse 6 septembre 2018, Association Présence des Terrasses de la Garonne, n°152207).

III/ Sur le maintien des espèces dans un état de conservation favorable 

Cette troisième et dernière condition tient au fait que la dérogation délivrée ne doit pas nuire au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ». Sur un plan strictement juridique, cette notion est celle qui pose le moins de difficultés car elle est fréquemment utilisée dans les directives « Habitats » et « Oiseaux ». Elle est par exemple régulièrement mise en œuvre par les juridictions administratives dans le cadre de recours à l’encontre d’arrêté fixant des quotas de chasse pour certaines espèces. Si le quota est de nature à nuire au maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable dans son aire de répartition, il sera annulé [6]. C’est cette même notion qui s’applique dans le cadre du I, 4° de l’article L. 411-2.

Les dérogations délivrées doivent effectivement fixer la liste des espèces concernées par l’autorisation ainsi que les mesures prises par le pétitionnaire pour réduire l’impact de son projet sur les espèces dans le cadre de la traditionnelle séquence « éviter-réduire-compenser ». Dans le cas où certaines espèces présentes sur le site du projet sont omises au sein de la dérogation, cela constitue un motif d’annulation (CAA Bordeaux 13 juillet 2017, SAS PCE, n°16BX01364).

En effet, pour cette condition, la portée de la dérogation ne s’apprécie pas dans sa globalité mais au cas par cas pour chaque espèce protégée à raison de ses enjeux propres. Ainsi, un projet ayant un impact fort, y compris après compensations, sur une espèce protégée relativement répandue ne devra pas faire l’objet d’une annulation. Alors qu’un impact faible ou moyen sur une espèce particulièrement menacée pourra être considérée comme de nature à remettre en cause le maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable. Et ce, a fortiori, si l’aire de répartition naturelle de l’espèce, à savoir sa présence géographique, est réduite.

Les compensations prévues sont parfois des mesures sur le long terme et qui aboutiront à une remise en l’état initial de la condition de l’espèce sur l’aire géographique voire à une amélioration des conditions de conservation d’une espèce. On peut toutefois se demander s’il est souhaitable de considérer comme ne nuisant pas au maintien des espèces des dérogations dont les mesures de compensation ne seront bénéfiques que dans une vingtaine d’années par exemple, comme cela se conteste dans de nombreux cas, alors qu’il est très difficile d’en faire assurer le suivi et la bonne réalisation par l’autorité administrative.

Le niveau d’exigence quant à l’efficacité et la rapidité des compensations constitue le véritable enjeu de cette troisième et dernière condition. 

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Alors que la sixième extinction de masse des espèces vivantes est en cours, la protection des espèces floristiques ou faunistiques fait partie des quelques enjeux essentiels pour l’humanité dans les prochaines décennies.

Si les enjeux économiques sont importants, n’oublions pas que c’est parce qu’ils ont trop souvent été privilégiés que les enjeux écologiques sont devenus si urgents. La rigueur qui ressort de l’article L. 411-2 du code de l’environnement ne devra donc pas être trop dévoyée pour permettre l’essor de projets de construction sous le seul prétexte qu’ils seraient économiquement bénéfiques.

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Adrien de Prémorel

[1] Article L. 181-2 du code de l’environnement

[2] Juge des référés, TA Dijon, M. A, n° 1300303

[3] Conclusions de Mme Von Coester sous CE 9 octobre 2013, SEM Nièvre aménagement, n°366803

[4] CAA Marseille 25 octobre 2016, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales, 15MA01400 ; CAA Marseille 12 juillet 2016, Ministre de l’écologie, n°16MA00071

[5] Conclusions de M. Jean-Michel Riou sous CAA Douai 15 octobre 2015, Écologie pour le Havre, n°14DA02064

[6] Voir pour illustration : CAA Bordeaux 4 mai 2017, Ministre de l’écologie, n°15BX01365

Loi Elan : un (nouveau) coup dur pour la loi MOP

Extrait de la Gazette n°34 - Novembre 2018

Au lendemain de son adoption, la loi Elan a été déférée au Conseil constitutionnel repoussant de quelques semaines sa promulgation (1). L’occasion pour les éditeurs spécialisés de se pencher davantage encore sur les principales dispositions de la loi, tout en essayant d’en anticiper les incidences.

Tous les secteurs de la construction et du logement sont concernés par cette loi, dont les objectifs sont rappelés dans ses quatre titres (« Titre 1 : construire plus, mieux et moins cher » ; « Titre 2 : évolutions du secteur du logement social » ; « Titre 3 : répondre aux besoins de chacun et favoriser la mixité sociale » ; « Titre 4 : améliorer le cadre de vie »).

Mais ce sont ses impacts sur la maîtrise d’ouvrage publique qui seront ici abordés.

Déjà fragilisée par les évolutions récentes (2), la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique, dite loi « MOP », du 12 juillet e 1985 doit, aujourd’hui, faire face à un (nouveau) coup porté à son encontre. La loi Elan apporte en effet plusieurs dérogations au texte de 1985 participant, de ce fait, à son vieillissement.

Un champ d’application étendu pour la conception-réalisation

L'article 20-I du projet de loi Elan prolonge la possibilité pour les entités du secteur social de déroger à la loi MOP en recourant librement à la conception-réalisation pour leurs opérations de construction (3). Cette dérogation devait, en principe, prendre fin au 31 décembre 2018 (4). La loi Elan la pérennise.

Selon l'étude d'impact du projet de loi (5), « environ 15% des opérations de construction de logements sociaux sont réalisées en conception-réalisation. (…) l'absence de prolongation du dispositif provoquerait un renchérissement des coûts de 5 à 8% et une augmentation des délais de 6 à 12 mois ». Les bailleurs sociaux pourront, désormais, librement recourir à ce type de contrat, sans se soucier de la limitation prévue par la loi MOP.

Cette possibilité de recourir sans condition à la conception-réalisation est également prévue pour la réalisation ou la réhabilitation des ouvrages nécessaires aux jeux olympiques et paralympiques de 2024 (6), pour ldes centres régionaux des œuvres universitaires (jusqu’en 2021) (7) ou encore ldes réseaux de communication électronique (jusqu’en 2022) (8).

Un champ d’application réduit de la loi MOP

L’article 28-V du projet de loi Elan retire du champ d’application du titre II de la loi MOP relatif à la maîtrise d’œuvre les opérations de construction menées par les bailleurs sociaux. Autrement dit, les maîtres d’œuvre ne seront plus protégés, en termes de missions et de rémunération, par les dispositions de ce titre II (mission de base, indemnisation en cas de concours, rémunération forfaitaire fixée contractuellement).

L'étude d'impact rappelle la logique de la loi MOP, qui est celle de « la réalisation ponctuelle d'ouvrages de natures très diverses par des collectivités publiques dont la mission et les compétences ne sont pas d'être constructrices et gestionnaires d'une catégorie d'ouvrage ». Or, les bailleurs sociaux sont des « des professionnels de la construction immobilière spécialisés au même titre que les professionnels du secteur privé ». Leur assujettissement à cette partie de la loi MOP « n'est ni utile ni adapté » et constitue « non une aide mais un frein à la recherche de la performance de l’activité de construction du secteur des organismes de logements sociaux ».

Une explication qui fait vivement réagir les architectes, lesquels déplorent la sortie du logement social du cadre de la loi MOP (9).  

Il est à noter aussi que ces organismes ne seront plus obligés de recourir au concours d’architecture pour leurs marchés de maîtrise d’œuvre ; cette dernière mesure toucherait également les centres régionaux universitaires et scolaires (CROUS) (10).

La loi Elan retire également du champ d’application de la loi MOP un certain nombre d’opérations. Ne seront plus soumis à la loi MOP les ouvrages d’infrastructure situés dans le périmètre d’une grande opération d’urbanisme ainsi que d’une opération d’intérêt national. Cette nouvelle exclusion allongerait ainsi la liste des autres opérations qui échappent à la loi MOP (11).

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Manon ERILL-SELVES

(1) Définitivement adoptée par le Parlement le 16 octobre, la loi Elan fait l’objet d’un recours devant le Conseil constitutionnel, déposé le 24 octobre. Deux volets de la loi sont attaqués : le volet accessibilité, le volet loi littoral.

(2) « La loi MOP toujours vent debout ? », Jean-Marc Peyrical, avocat à la cour, Les Echos marchés publics : « Ces toutes dernières années, deux évolutions ont particulièrement fragilisé le cadre juridique [posé par la loi MOP]. La première est relative à la disparition de la maitrise d’ouvrage publique dans la définition des marchés publics de travaux. (…) La seconde concerne l’utilisation exponentielle des marchés globaux dérogeant au principe de séparation entre le concepteur et le réalisateur ».

(3) La loi MOP impose de dissocier la mission de maîtrise d’œuvre de celle de l’entrepreneur pour la réalisation d’ouvrages de bâtiments et d’infrastructures.

(4) Cette dérogation avait été prolongée une première fois par la loi n°2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion. La limitation dans le temps prévue initialement par le législateur jusqu’au 31 décembre 2013 a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2018.

(5) Etude d’impact du projet de loi Elan, art. 20-1, point 3.2 « Impacts économiques et financiers ».

(6) Art. 5 septies de la loi Elan

(7) Art. 20-II de la loi Elan

(8) Art. 64 bis de la loi Elan

(9) Loi ELAN : « le nouveau cadre ramène à la construction des années 60 » par Denis Dessus, Président CNOA, publié le 13 juin 2018, La Gazette des communes.

(10) Pour rappel : l’article 83 de la loi LCAP de 2016 a imposé aux organismes soumis à la loi MOP de recourir à un concours d’architecture. L’article 28-VI de la loi Elan exclut du champ obligatoire du concours d’architecture les bailleurs sociaux et centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (CROUS).

(11) Cf. Art. 1 de la loi n°85-704 du 12 juillet 1985 (loi MOP)

Le sourcing : instrument risqué mais nécessaire pour la définition des besoins des acheteurs publics

Extrait de la Gazette n°33 - Octobre 2018

Lors d’une procédure d’attribution d’un contrat de marché public, l’un des aspects le plus essentiel pour l’acheteur public est d’avoir bien défini préalablement son besoin. En effet, cette définition est indispensable puisqu’elle va ensuite permettre de sélectionner des offres remplissant précisément les objectifs poursuivis par la personne publique souhaitant passer un marché public. Cela va aussi permettre l’économie des deniers publics. L’obligation de bien définir les besoins est inscrite à l’article 30 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics qui énonce que « la nature et l'étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale ». En outre, de nombreux articles du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 y sont également consacrés.

Or, il peut s’avérer que définir son besoin se révèle extrêmement complexe pour l’acheteur public. À l’heure de l’essor des nouvelles technologies, il est parfaitement compréhensible que certains projets, relatifs par exemple aux smart-city ou à l’intelligence artificielle, demandent des renseignements qui ne sont pas nécessairement disponibles en dehors des acteurs directement concernés ainsi qu’une coopération renforcée avec des acteurs du secteur privé.

C’est dans ce cadre-là que le décret de 2016 précité a consacré la pratique du sourcing. Cette technique permet « à un acheteur de mieux identifier les fournisseurs susceptibles de répondre à son besoin » [1]. Derrière cette notion générale de sourcing, se trouve une grande variété de situations dans lesquelles l’acheteur va être en contact avec les acteurs économiques, que ce soit, par exemple, au travers de la tenue de consultations pour connaître les progrès techniques, au travers d’études de marché, de rencontres lors de salons de professionnels ou encore de visites de site.

Le Conseil d’État, notamment dans une décision SMEAG du 14 novembre 2014 [2], a validé la pratique du sourcing autrement dénommé « sourçage ». Cette jurisprudence constate un état de fait, à savoir que cette technique était pratiquée bien avant sa consécration officielle en droit français par le décret 2016/360.

En observant la pratique, deux types de sourcing différents peuvent être dégagés. Il y a d’abord le sourcing ouvert, qui consiste « à informer l’ensemble des opérateurs économiques sur un projet de marché » [3]. Il y a ensuite le sourcing restreint qui « implique des démarches de prospection de la part de l’acheteur ». Le premier type de sourcing a pour objectif de confronter le besoin à la réalité économique tandis que le second poursuit davantage des objectifs de perfectionnement, d’affinage.

La pratique du sourcing est consacrée par la directive 2014/24/UE du Parlement Européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE. L’article 40 de la directive énonce qu’« avant d’entamer une procédure de passation de marché, les pouvoirs adjudicateurs peuvent réaliser des consultations du marché en vue de préparer la passation de marché et d’informer les opérateurs économiques de leurs projets et de leurs exigences en la matière. À cette fin, les pouvoirs adjudicateurs peuvent par exemple demander ou accepter les avis d’autorités, d’experts indépendants ou d’acteurs du marché. Ces avis peuvent être utilisés pour la planification et le déroulement de la procédure de passation de marché, à condition que ces avis n’aient pas pour effet de fausser la concurrence et n’entraînent pas une violation des principes de non-discrimination et de transparence ».

L’article 4 du décret n° 2016-360, transposant le contenu de la directive, dispose qu’ « afin de préparer la passation d'un marché public, l'acheteur peut effectuer des consultations ou réaliser des études de marché, solliciter des avis ou informer les opérateurs économiques de son projet et de ses exigences. Les résultats de ces études et échanges préalables peuvent être utilisés par l'acheteur, à condition qu'ils n'aient pas pour effet de fausser la concurrence et n'entraînent pas une violation des principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures ».

Des mesures de précaution sont aussi instituées dans l’objectif de préserver la libre concurrence. Celles-ci sont précisées par la directive et son article 41 [4] ainsi que par l’article 5 du même décret, selon lequel « l'acheteur prend les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation à la procédure de passation du marché public d'un opérateur économique qui aurait eu accès, du fait de sa participation préalable directe ou indirecte à la préparation de cette procédure, à des informations ignorées des autres candidats ou soumissionnaires. Cet opérateur n'est exclu de la procédure de passation que lorsqu'il ne peut être remédié à cette situation par d'autres moyens, conformément aux dispositions du 3° de l'article 48 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 susvisée ».

La jurisprudence du Conseil d’État, ainsi qu’une observation des pratiques des collectivités, témoignent d’une ancienneté de la pratique du sourcing. Il est, par conséquent, évident que le sourcing présente certains avantages à ne pas négliger. Cependant, un risque majeur, celui du délit de favoritisme, va peser sur l’acheteur public usant de la méthode du sourcing, ce qui conduit à relativiser les différents avantages octroyés (I). En outre, comme la technique du sourcing implique des échanges entre opérateurs économiques candidats et acheteurs publics préalablement à la mise en concurrence, des limites ont été fixées par le décret n° 2016-360 afin d’éviter les détournements et les atteintes aux grandes libertés économiques dont la libre concurrence. Par ailleurs, comme souvent en matière administrative, la jurisprudence va jouer un rôle primordial dans l’encadrement de la pratique du sourcing (II).


I/ Le sourcing : une pratique à risque avantageuse pour les acheteurs publics

Le sourcing est une pratique qui ne présente pas moins de trois avantages essentiels pour les acheteurs publics. Son attrait est donc réel (A). Cependant, un risque majeur pèse encore et toujours sur les acheteurs, celui du délit de favoritisme. Ce risque pourrait même décourager certains acheteurs publics de s’intéresser à cette méthode (B).

 

A/ Le sourcing : une pratique présentant trois avantages majeurs

Par le biais de l’utilisation de la technique du sourcing, l’acheteur va être au contact direct des entreprises. Trois avantages manifestes peuvent être clairement retirés de l’usage du sourcing, ce qui a conduit à sa reconnaissance en droit européen puis en droit français en 2016. 

L’intérêt principal du sourcing réside dans l’identification et dans la précision du besoin. En effet, utiliser la technique du sourcing va permettre à l’acheteur public de mieux se renseigner sur l’état du marché, sur les nouvelles technologies en vigueur, sur la concurrence présente sur le marché, ou encore sur l’état général du tissu économique et industriel. Les renseignements amassés pourront être réutilisés par l’acheteur pour définir son besoin et rédiger un marché plus en adéquation avec celui-ci. Cette technique n’est pas à confondre avec la technique du dialogue compétitif définie à l’article 74 du décret n° 2016-360 comme « la procédure dans laquelle l'acheteur dialogue avec les candidats admis à participer à la procédure en vue de définir ou développer une ou plusieurs solutions de nature à répondre à ses besoins et sur la base de laquelle ou desquelles les participants au dialogue sont invités à remettre une offre ». Effectivement, le sourcing intervient postérieurement dans la chronologie de la passation d’un contrat de marché public puisque des candidats sont déjà admis à participer à la procédure.

Le sourcing permet aussi d’ouvrir à la concurrence les documents de consultation. L’acheteur public qui pratique le sourcing peut ainsi être amené à revoir les modalités même de la procédure initialement prévue en allant aux contacts des professionnels. Il pourra s’interroger sur l’opportunité de certaines procédures, sur l’intérêt de l’allotissement ou encore sur certaines clauses du règlement de consultation ou du cahier des charges.

Par ailleurs, il ne faut pas minimiser l’impact positif du sourcing en termes de communication. Les parties peuvent se rencontrer et expliquer leurs attentes ainsi que leurs contraintes juridiques et financières. Les entreprises peuvent aussi saisir l’occasion pour se faire connaître des pouvoirs adjudicateurs, ce qui d’un point de vue de stratégie commerciale et de développement est positif. Deux mondes éloignés que sont le monde des collectivités publics et le monde de l’entreprise peuvent ainsi créer des interactions positives. Cela ne peut qu’être positif tant leurs intérêts sont convergents sur de nombreux projets de construction, d’aménagement, etc.

Les avantages tirés d’une pratique saine du sourcing sont donc bien réels, et l’on comprend mieux pourquoi certaines collectivités le pratiquaient « officieusement » bien avant sa reconnaissance par les textes européens. Ces avantages doivent cependant être relativisés puisqu’un frein important existe encore aujourd’hui : le délit de favoritisme. 

 

B/ Le délit de favoritisme : un obstacle sérieux à l’utilisation du sourcing

L’article 432-14 du code pénal énonce qu’ « est puni de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction, le fait par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d'économie mixte d'intérêt national chargées d'une mission de service public et des sociétés d'économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l'une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession ».

Lors des débats sur l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, le sénateur Bonnecarrère a assuré que le sourcing n’avait volontairement pas été mentionné pour éviter que les acheteurs ne se livrent à cette pratique et tombent ainsi sous le coup de l’article 432-14 précité. Le sourcing pourrait, en effet, être perçu comme l’occasion pour des acheteurs de dévoiler des informations privilégiées sur le projet de passation du contrat de marché public ce qui, de facto, romprait l’égalité entre les candidats au futur marché public en favorisant un opérateur au détriment des autres candidats potentiels. 

Les auditions des professeurs Noguellou et Taillefait ainsi que de M. Maïa, alors directeur des affaires juridiques de Bercy, dans le cadre de la mission d’information sénatoriale sur la commande publique, ont révélé que la définition même du délit de favoritisme, qui n’a pas été modifiée depuis, dissuadait certains pouvoirs adjudicateurs de se donner les moyens d’optimiser leurs achats en utilisant la technique du sourcing.

À la suite de ces réflexions, le sénateur Bonnecarrère, a déposé un amendement [5] lors du projet de loi de ratification de l’ordonnance relative aux marchés publics qui visait à modifier la définition du délit en précisant que le fait de procurer ou d’avoir tenté de procurer un avantage injustifié devait l’être « en connaissance de cause » et dans ce but précis. Le délit de favoritisme aurait donc eu un champ d’action plus restreint et les acheteurs auraient couru moins de risques.

Le rapport du sénateur André Reichardt sur  le  projet  de  loi  ratifiant l'ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics rappelle qu’ « en l’état du droit, la jurisprudence de la Cour de cassation [6] considère en  effet que ce délit est constitué même si l’intention de l’acheteur de favoriser une ou plusieurs entreprises n’a pas été démontrée » [7] et soutient l’amendement pour favoriser le développement du sourcing. L’amendement a été adopté.

Cependant, l’amendement n’a finalement pas été retenu, puisque la tentative du Sénat de ratifier l’ordonnance n’a pas eu de suite et celle-ci a eu lieu par le biais de l’article 39 de la loi Sapin 2 [8], qui n’a apporté aucune modification à la définition du délit de favoritisme.

La menace du délit de favoritisme pèse donc a priori toujours sur les acheteurs puisque sa définition n’a pas été modifiée. Ce risque peut donc décourager les acheteurs publics.

Afin de limiter les risques juridiques, et en contrepartie de la liberté donnée, il appartient aux acheteurs publics de respecter certaines obligations légales posées par l’article 5 du décret n°2016-360 pour protéger la concurrence. La jurisprudence administrative est intervenue en parallèle et a renforcé la protection des contrats passés à l’issu de l’utilisation du sourcing.  

 

II/ L’existence d’une responsabilisation des acheteurs et d’un régime souple favorisant l’utilisation du sourcing 

L’article 41 de la directive 2014/24 UE transposé par l’article 5 du décret n°2016-360 met en place des barrières afin d’éviter que la pratique du sourcing ne débouche sur la violation des libertés fondamentales en matière de contrats publics et notamment de l’égalité de traitement entre les candidats. Ces limites ont pour conséquence de responsabiliser davantage l’acheteur public se livrant à du sourcing (A). Le rôle de la jurisprudence n’est pas non plus à négliger, puisque de l’appréciation du juge administratif dépend l’éventuelle annulation du marché public conclu à l’issu du sourcing de l’acheteur public (B).

 

A/ Une responsabilisation renforcée de l’acheteur en matière de sourcing 

La première source de responsabilisation est posée par l’article 5 du décret du 25 mars 2016 qui précise qu’en cas de participation d’un opérateur économique à la préparation d’un marché public, « l'acheteur prend les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation à la procédure de passation du marché public d'un opérateur économique qui aurait eu accès, du fait de sa participation préalable directe ou indirecte à la préparation de cette procédure, à des informations ignorées des autres candidats ou soumissionnaires ».

Cet article transpose simplement la jurisprudence française et européenne [9] à propos des études préalables. En droit français, la décision Société Génicorps [10] du Conseil d’État avait établi qu’il était, par principe, interdit d’exclure un candidat au motif de sa simple participation à la préparation du marché. Mais le Conseil d’État avait fixé une limite et l’exclusion d’un candidat est possible s’il a « recueilli des informations susceptibles de l’avantager par rapport aux autres ». Lorsqu’il existe une asymétrie d’informations telle qu’il est impossible de rétablir l’équilibre entre les candidats, il était donc possible pour l’acheteur public d’évincer le candidat avantagé.

L’article 5 du décret dans sa deuxième partie reprend cette possibilité en prévoyant que « cet opérateur n'est exclu de la procédure de passation que lorsqu'il ne peut être remédié à cette situation par d'autres moyens, conformément aux dispositions du 3° de l'article 48 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 susvisée ». L’attitude des acheteurs s’en trouvera donc modifiée en amont de la procédure, puisqu’ils devront s’assurer de faire preuve de prudence en pratiquant le sourcing. Par ailleurs, à titre curatif, le principe de transparence devra jouer pour rétablir l’équilibre entre les candidats au marché.

Mais la question se pose de la signification exacte des « mesures appropriées » prévues par le décret puisqu’il n’existe pas de jurisprudence portant spécifiquement sur le sourcing. Concernant les études préalables mentionnées par l’article 4 du décret n°2016-360, la jurisprudence considère que, dès lors que les études préalables sont communiquées à l’ensemble des candidats, le principe d’égalité est respecté [11]. Il faudra donc bien garder à l’esprit pour les acheteurs que toute information communiquée devra l’être à tous les candidats si cette information est utile, en respectant la propriété intellectuelle des différents intéressés. 

La seconde source de responsabilisation concerne l’obligation des acheteurs publics de prendre leurs distances avec les résultats du sourcing. Il s‘agit de ne pas trop donner d’avantages à un candidat sourcé. Il peut sembler pourtant antinomique de faire du sourcing, pour préciser ces besoins avant ensuite de s’en éloigner à nouveau pour respecter le principe de libre concurrence et d’égalité entre les candidats. Selon l’avocat Samuel Dyens, « c’est une question d’équilibre qu’il faut résoudre, entre la prise en compte effective des résultats du sourcing (sinon à quoi bon « sourcer » ?!) et le maintien de l’impératif fondamental de l’égalité de traitement des candidats » [12]  

Le juge administratif est prompt à sanctionner les acheteurs ne maintenant pas un semblant d’égalité de traitement. Il a, par exemple, pu être jugé que les prescriptions d’un cahier des clauses techniques particulières ne pouvant être satisfaite que par un opérateur unique n’étaient pas valables sauf si elles étaient justifiées par l’objet du marché [13], ou encore que portait atteinte à l’égalité des candidats le fait qu’un acheteur se réfère aux spécifications techniques d’un bien identifiable précisément ou d’une marque [14].

Il faut donc que les spécifications techniques, même résultant d’un sourcing, soient présentées de manière neutre et objective.

Il existe cependant une solution pour les acheteurs, si à l’issu du sourcing, un seul candidat intéressant se détache et qu’aucun autre candidat ne peut accomplir ce que souhaite l’acheteur public. Il s’agit de la possibilité ouverte par le décret de 2016 de pouvoir passer un marché sans publicité ni mise en concurrence. Cette possibilité est prévue par l’article 30 dudit décret. Cependant, les hypothèses de recours sont limitativement énumérées. Il s’agit, par exemple, d’une situation d’urgence ou encore de raisons techniques.

Il existe donc des obligations pesant sur les acheteurs, qui vont les conduire à se responsabiliser et à entreprendre leur approche des entreprises avec prudence.

Bien évidemment, des entreprises évincées peuvent considérer que le sourcing a conduit à favoriser certains de leurs concurrents en violant les libertés en matière de marchés publics. C’est alors au juge administratif de vérifier au cas par cas, si les mesures prises par les acheteurs ont suffi pour s’autonomiser des résultats du sourcing et si les mesures appropriées ont été prises. Mais le juge administratif, dans une jurisprudence récente du 24 novembre 2017 relative à la mise en œuvre du sourcing lui-même, semble vouloir sécuriser les contrats conclus après un sourcing.

 

B/ Le développement du contentieux du sourcing : l’encadrement souple d’une pratique par le juge administratif

Le contentieux du sourcing est d’abord le contentieux lambda des marchés publics et, comme étudié précédemment, les grandes jurisprudences en matière de transparence, de libre concurrence et d’égalité entre les candidats vont trouver à s’appliquer.

On a également évoqué dans cet article, l’application au contentieux du sourcing, par analogie, des jurisprudences relatives aux études préalables à la conclusion d’un marché public [15].

Toutes ces jurisprudences vont encadrer la pratique du sourcing. Mais, en parallèle de ces jurisprudences, se développe un contentieux spécifique aux problématiques liées au sourcing dont l’exemple le plus récent et le plus significatif est l’arrêt de la CAA de Nantes du 24 novembre 2017 [16], étonnamment non publié. Cet arrêt évoque les modalités de mise en œuvre du sourcing, alors que les textes officiels étaient silencieux sur ce point. Le juge administratif a donc, encore une fois, accompli son travail de précision des textes législatifs et réglementaires. 

La cour d’appel va procéder à la sécurisation de la pratique du sourcing et des acheteurs publics en répondant à plusieurs interrogations légitimes soulevées par la pratique du sourcing et auxquelles la jurisprudence n’apportait jusqu’alors aucune réponse.

La première interrogation concernait la question des rapports existant entre le « sourcé » et l’acheteur. La cour d’appel conclut qu’il est possible qu’un opérateur économique et l’acheteur public puissent entretenir des rapports, y compris institutionnels et préalablement au sourcing. La cour ne fait ici qu’appliquer les règles relatives à la mise en concurrence obligatoire, puisque rien n’interdit une telle pratique, en particulier lorsque les conditions de la quasi-régie [17], qui permettent d’éviter une mise en concurrence, ne sont pas réunies.

La deuxième interrogation concernait l’information de l’attributaire du marché, qui, en l’espèce, avait eu connaissance deux mois avant les autres candidats de la future offre de marché public. En théorie, avoir connaissance d’un marché public avant que les autres candidats potentiels pourraient vicier la concurrence. La cour ne va,  cependant, pas suivre les arguments avancés par les requérants et va considérer que « cette connaissance du projet d'engagement de la procédure de mise en concurrence en décembre 2013, avant la publication de l'avis adéquat en février 2014, ne permet pas d'établir à elle seule que cette consultation a procuré à la chambre d'agriculture du Calvados des informations susceptibles de l'avantager de manière significative par rapport aux sociétés requérantes ».

Il est intéressant de voir que la cour constate qu’un avantage est octroyé mais qu’il n’est pas « significatif ». Cela prouve que la cour n’est pas dupe quant au fait que ce délai procure bien un avantage pour le sourcé mais que ledit avantage n’est pas suffisant pour annuler un contrat. Il ne s’agit ici que de considérations d’espèce et un délai plus long pourra être considéré comme procurant un avantage significatif.

La troisième interrogation concerne la possibilité de faire élaborer des documents par le « sourcé » lui-même. En effet, il paraît assez clair que, si le « sourcé » réalise lui-même les documents du futur marché public, des atteintes au principe d’égalité entre les candidats seraient inévitables. Pour la cour, « si la chambre départementale d'agriculture du Calvados a été consultée sur l'élaboration des documents de consultation par l'ancien gestionnaire du réseau d'eau potable, la commune de Caen, il résulte de l'instruction que ces documents ont été intégralement rédigés par le syndicat Réseau ».

Le mot « intégralement » est lui aussi lourd de sens puisqu’il laisse à penser que, si les documents n’avaient pas été réalisés de « A à Z » par l’acheteur public, la cour aurait pu considérer qu’une illégalité existait et annuler le contrat.

En l’espèce, il apparaît qu’au moins une disposition du règlement de consultation a bien été inspiré par le candidat « sourcé ». Il s’agit de « la création, prévue à l'article 5 du règlement de consultation à la suite d'une proposition de la chambre départementale d'agriculture, d'un comité de validation en charge d'assurer la cohérence de l'ensemble des études technico-financières et foncières et d'en valider les différentes étapes, a été portée à la connaissance de tous les opérateurs à la date de diffusion des documents de l'appel d'offres par le syndicat Réseau et s'imposait dans les mêmes termes aux candidats ; qu'il ne résulte pas de l'instruction que ce point a été déterminant dans l'analyse des offres respectives des opérateurs concurrents ».

Mais le juge va néanmoins se refuser à annuler la procédure et va se livrer à une appréciation in concreto en se montrant attentif aux conséquences précises de la disposition litigieuse et en vérifiant que trois conditions sont réunies : la disposition « a été portée à la connaissance de tous les opérateurs à la date de diffusion des documents de l'appel d'offres », elle « s'imposait dans les mêmes termes aux candidats » et « il ne résulte pas de l'instruction que ce point a été déterminant dans l'analyse des offres respectives des opérateurs concurrents ».

Les juges de la cour ont donc créé un cadre juridique nouveau de manière prétorienne ; il existe une obligation pour l’acheteur de rédiger l’intégralité des documents de consultation, mais cette obligation peut être tempérée à condition que les trois conditions énoncées soient remplies. La règle posée favorise la préservation du contrat, dans l’intérêt des acheteurs et ne peut conduire qu’à l’accélération du développement du sourcing. Cette jurisprudence se place dans la continuité notamment des jurisprudences SMIRGEOMES [18] et Danthony [19], qui ont contribué de manière prétorienne à limiter les possibilités de recours contre les contrats.

Il est à noter que cet arrêt a été rendu sous l’empire de l’ancien droit des marchés publics. Cependant, rien n’indique que la solution aurait pu être différente avec l’article 5 du décret n°2016-360.

Cette jurisprudence souple et flexible va dans le sens des acheteurs publics et du développement de la pratique du sourcing au détriment des candidats évincés dont les arguments devront davantage être solides pour convaincre le juge de l’illégalité d’un marché public conclu à la suite d’un sourcing.

 

En conclusion, cette pratique du sourcing aux avantages non négligeables se place dans la droite ligne d’un droit des marchés publics plus flexible (in house, marché sans mise en concurrence ni négociation, etc.), comme en témoigne l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes. Dans le même temps, les textes et les jurisprudences accentuent la responsabilisation des acheteurs publics, qui comme corollaire à leur plus grande liberté, font face à des obligations supplémentaires (autonomisation, respect des grandes libertés en matière de contrats publics, etc.) en restant sous la menace du délit de favoritisme prévu par le code pénal.  La pratique du sourcing semble être destinée à se développer à l’avenir, bénéficiant du régime favorable au maintien du contrat mis en place par le juge administratif.

 

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Gautier GARINO

[1] PASTOR (J-M.), « Un nouveau droit des marchés publics prêt à l’emploi », AJDA 2016 p.630.

[2] CE, 14 nov. 2014, SMEAG, n°373156.

[3] LONJOU (J), « Sourcing or not sourcing », Village de la Justice, 9 janv. 2018. 

[4] « Lorsqu’un candidat ou soumissionnaire, ou une entreprise liée à un candidat ou à un soumissionnaire, a donné son avis au pouvoir adjudicateur, que ce soit ou non dans le cadre de l’article 40, ou a participé d’une autre façon à la préparation de la procédure de passation de marché, le pouvoir adjudicateur prend des mesures appropriées pour veiller à ce que la concurrence ne soit pas faussée par la participation de ce candidat ou soumissionnaire.

Ces mesures consistent notamment à communiquer aux autres candidats et soumissionnaires des informations utiles échangées dans le contexte de la participation du candidat ou soumissionnaire susmentionné à la préparation de la procédure, ou résultant de cette partici5pation et à fixer des délais adéquats pour la réception des offres. Le candidat ou soumissionnaire concerné n’est exclu de la procédure que s’il n’existe pas d’autre moyen d’assurer le respect du principe de l’égalité de traitement.

Avant qu’une telle exclusion ne soit prononcée, les candidats ou soumissionnaires se voient accorder la possibilité de prouver que leur participation à la préparation de la procédure n’est pas susceptible de fausser la concurrence. Les mesures prises sont consignées dans le rapport individuel prévu à l’article 84 ».

[5] « Reprenant une préconisation du président de la HATVP dans son rapport « Renouer avec la confiance publique », cet amendement vise donc à recentrer le délit de favoritisme sur son objectif initial : punir une volonté manifeste de favoriser une entreprise.

Loin de supprimer le délit de favoritisme, il étendrait d’ailleurs son périmètre en y insérant l’ensemble des contrats de la commande publique, y compris les concessions de travaux, les concessions de services « non publics » et les marchés de partenariat.

La préconisation du président de la HATVP est d’autant plus justifiée que les trois directives européennes de février 2014, actuellement en cours de transcription par voie d’ordonnances, demandent aux acheteurs publics, pour une meilleure qualité de la commande publique, de s’informer en amont sur l’état du marché, les types de produits ou de technologies disponibles, les entreprises susceptibles de répondre. Cette pratique nouvelle, dite du « sourçage », justifie a fortiori la nouvelle rédaction proposée ». Projet de loi Ratification ordonnance marchés publics (1ère lecture) (n° 105 ) N° COM-33 14 mars 2016 AMENDEMENT présenté M. BONNECARRÈRE ARTICLE ADDITIONNEL APRÈS ARTICLE UNIQUE.

[6] Cour de cassation, chambre criminelle, 14 janvier 2004, pourvoi n° 03-83396.

[7] http://www.senat.fr/rap/l15-477/l15-4771.pdf

[8] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

[9] CJCE, Fabricom SA c/ État belge, aff. C-21/03 et C-34/03.

[10] CE, 29 juill. 1998, garde des Sceaux c/ Société Génicorp, n°177952.

[11] TA Dijon, ord., 16 décembre 2010, Société Synapse Construction, n° 1002782.

[12] S. DYENS, « Définition préalable du besoin et sourcing, la responsabilisation des acheteurs publics dans le nouveau droit des marchés publics », AJCT 2016, p.422.

[13] CE, 10 fév. 2016, Société SMC2, n°382148.

[14] CE, 11 sept. 2006, Commune de Saran, n°257545.

[15] Voir II.A.

[16] CAA Nantes, 24 nov. 2017, n°16NT02706, Groupement sociétés Dynamiques foncières.

[17] Art. 17 de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

[18] Conseil d'État, 03 oct. 2008, n°305420.

[19] Conseil d'État, 23 déc. 2011, n°335033.

Le bitcoin : une monnaie virtuelle à l’imposition bien réelle

Extrait de la Gazette n°33 - Octobre 2018

Lors des réunions du G20-Finances qui se sont tenues à Buenos Aires les 19 et 20 mars 2018, les discussions se sont orientées sur la question des crypto-monnaies. Si le G20-Finances a souligné l’intérêt de ces monnaies virtuelles, il a néanmoins fait état des risques qu’elles présentent en ce qui concerne notamment la protection des consommateurs, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme [1], risques qui contraignent les États à se positionner sur leur régulation. Leader du marché des crypto-monnaies depuis sa création à la fin des années 2000, le bitcoin s’est ainsi développé sans qu’aucune législation ne vienne en préciser les contours, et notamment en France.

Face à cet instrument non identifié susceptible de générer des plus-values, c’est l’administration fiscale qui a été la première à tenter de donner un régime fiscal aux gains tirés des bitcoins par une prise de position dans sa doctrine administrative le 11 juillet 2014. Cette dernière a fait l’objet d’un recours auprès du Conseil d’Etat qui, par un arrêt du 26 avril 2018 [2], a tranché la question du traitement fiscal des gains tirés de la cession de bitcoins. 

Par des commentaires administratifs publiés le 11 juillet 2014 au bulletin officiel des finances publiques (BOFiP), mis à jour en 2016 [3], l’administration fiscale a précisé les modalités d’imposition des gains tirés par des particuliers de la cession d’unités de bitcoins. Ces commentaires indiquent, d’une part que l’activité d’achat-revente d’unités de bitcoins exercée à titre habituel et pour son propre compte constitue une activité commerciale par nature, dont les revenus sont à déclarer dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). D’autre part, ces commentaires précisent que les produits tirés de cette activité à titre occasionnel sont, eux, des revenus relevant de l’article 92 du Code général des impôts imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (BNC).

Par suite, plusieurs requérants ont saisi le Conseil d’Etat d’un recours tendant à l’annulation de ces commentaires administratifs en estimant, en premier lieu, que les gains occasionnels tirés de la cession d’unités de bitcoin relèvent du régime d’imposition des plus-values de biens meubles de l’article 150 UA du code général des impôts et, en deuxième lieu, que les commentaires relatifs à l’imposition dans la catégorie des BIC sont illégaux en ce qu’ils omettent de préciser que seule une telle activité exercée à titre professionnel serait taxable selon ce régime.

Avant de statuer sur le fond de l’affaire, le Conseil d’État a examiné la recevabilité du pourvoi en précisant les possibilités d’agir contre la doctrine fiscale du BOFiP. S’il rappelle qu’un recours pour excès de pouvoir peut être formé contre les commentaires publiés au BOFiP-Impôts [4], il n’en va pas de même du recours dirigé contre une actualité informant des mises à jour de la base BOFiP. Puisque ces actualités, qui renvoient par liens hypertextes aux bulletins officiels des impôts, n’ont pas vocation à édicter des règles impératives susceptibles d’être appliquées, elles ne peuvent pas être attaquées par la voie de l’excès de pouvoir. Aucune loi ni décision ne permettait jusqu’alors de prendre position sur la question. -

Au-delà de cette question de recevabilité, le Conseil d’Etat s’est donc prononcé sur la question de savoir quel est le traitement fiscal applicable aux gains tirés de la cession d’unités de bitcoin au regard de l’impôt sur le revenu des personnes physique.

Pour y répondre, la haute juridiction administrative s’est positionnée sur la nature juridique du bitcoin (I) pour en déduire ses modalités d’imposition (II).

I/ La nature juridique du bitcoin

 Afin de pouvoir répondre aux moyens soulevés par les requérants, le Conseil d’État devait se prononcer sur la qualification juridique du bitcoin qu’il assimile aux biens meubles incorporels (B). S’il part de ce postulat pour développer son raisonnement, la nature juridique du bitcoin n’était pas acquise dans la mesure où il n’avait pas, jusqu’alors, été qualifié juridiquement (A).

 

A/ Une nature initialement discutée 

Si le Conseil d’État ne mentionne pas dans son arrêt la notion de monnaie pour caractériser le bitcoin, la nature juridique de celui-ci a fait l’objet de nombreux débats. Souvent désigné comme une « monnaie virtuelle », le bitcoin est, selon la doctrine fiscale, « une unité de compte virtuelle stockée sur un support électronique permettant à une communauté d'utilisateurs d'échanger entre eux des biens et services sans recourir à une monnaie ayant cours légal » [5]. Il convenait donc de déterminer si le bitcoin était ou non assimilable à une monnaie.

Dans une communication du 5 mars 2018, la Banque de France a fait part de sa position selon laquelle le bitcoin ne remplit pas encore les fonctions classiques de la monnaie. Elle met notamment en évidence qu’au vu de leur volatilité, les bitcoins ne peuvent pas constituer une unité de compte. Elle considère par ailleurs, que juridiquement, les bitcoins ne peuvent être qualifiés ni de monnaie ayant cours légal [6] ni de paiement au sens du code monétaire et financier. Cette position a été confirmée par le communiqué du G20-Finances de Buenos Aires selon lequel « les crypto-actifs ne réalisent pas les fonctions clés d’une monnaie souveraine ».

En phase avec ces débats, le rapporteur public Romain Victor développe cette question dans ses conclusions [7]. À son interrogation « le bitcoin est-il vraiment une monnaie ? », il conclut par la négative en ajoutant que « si le bitcoin ne coïncide pas parfaitement avec la notion de monnaie, il reste à le confronter au droit civil des biens ».

 

B/ Un bien meuble incorporel

Alors que le Conseil d’État choisit de ne pas entrer dans le débat sur la monnaie, il suit la deuxième partie du raisonnement du rapporteur public en confrontant la notion du bitcoin au droit civil des biens. Il juge ainsi que les unités de bitcoin ont le caractère de biens meubles incorporels. Il s’appuie pour cela sur l’article 516 du code civil aux termes duquel « tous les biens sont meubles ou immeubles ». Dans la mesure où les unités de bitcoin ne relèvent pas de la catégorie des biens immeubles au sens de cet article, ils ont ainsi logiquement la nature de biens meubles. Par ailleurs, le caractère incorporel s’explique par le fait que le bitcoin n’ait pas de substance matérielle.

La qualification du bitcoin en bien meuble incorporel permet au Conseil d’État de préciser ses modalités d’imposition.

II/ Les modalités d’imposition du bitcoin 

 Les conseillers d’État jugent que les produits tirés par des particuliers de la cession des bitcoins relèvent en principe de la catégorie des plus-values de bien meubles (A), mais que certaines circonstances propres à l’opération de cession peuvent impliquer qu’ils relèvent de dispositions relatives à d’autres catégories de revenus (B).

 

A/ Le régime des plus-values sur biens meubles

La position que retient le Conseil d’État sur le régime d’imposition applicable aux bitcoins est la conséquence, sur le plan fiscal, de sa qualification juridique. Puisque le bitcoin est un bien meuble, le gain que procure à un particulier la cession d’une unité de bitcoin doit alors logiquement être taxé sur le fondement du régime des plus-values de cession de biens meubles de l’article 150 UA du code général des impôts.

En ce sens, selon le rapporteur public le fait que l’article 150 UA du code général des impôts serait applicable aux choses incorporelles puisqu’il s’applique selon ses termes aux « plus-values réalisées lors de la cession à titre onéreux de biens meubles ou de droits relatifs à ces biens ». Or, les termes de la loi de 1976 ayant institué le régime d’imposition des plus-values de cession de meubles avaient voulu viser la totalité des « biens ou (…) droits de toute nature ». L’application de cet article n’est donc pas limitée aux meubles corporels et permet donc de couvrir le bitcoin.

Certaines circonstances conduisent néanmoins à écarter ce régime, comme l’indique l’article 150 UA du code général des impôts, qui réserve des dispositions propres aux BIC et aux BNC. Ce qui signifie que le régime des plus-values sur bien meubles ne s’applique pas lorsque le revenu doit être taxé en BIC ou en BNC.

 

B/ L’imposition en BIC ou BNC

1/ Les revenus relevant de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux

L’administration considère dans sa doctrine que l’achat-revente de bitcoins exercé à titre habituel et pour son propre compte est une activité commerciale par nature dont les revenus doivent être déclarés dans la catégorie des BIC. Ce point n’est pas contesté par le Conseil d’État qui valide cette position en estimant que les gains issus d’une opération de cession d’unités de bitcoin sont susceptibles d’être imposés dans la catégorie des BIC.

Selon l’article 34 du code général des impôts : « sont considérés comme bénéfices industriels et commerciaux, pour l'application de l'impôt sur le revenu, les bénéfices réalisés par des personnes physiques et provenant de l'exercice d'une profession commerciale, industrielle ou artisanale ». Les bénéfices provenant de l’exercice à titre professionnel d’opérations industrielles, commerciales ou artisanales relèvent donc du régime des BIC. En outre, l’article L. 110-1 du code de commerce répute comme acte de commerce « tout achat de biens meubles pour les revendre ». Par voie de conséquence, l’achat-revente de bitcoins exercé à titre habituel et pour son propre compte constitue une activité commerciale par nature dont les revenus sont à déclarer dans la catégorie des BIC.

Le moyen selon lequel les commentaires relatifs aux BIC sont illégaux en ce qu’ils omettent de préciser que seule une telle activité exercée à titre professionnel serait taxable selon ce régime est cependant écarté. Le rapporteur public précise sur ce point que la référence dans le commentaire à l’article 34, qui implique la constatation d’une profession commerciale, est suffisante. 

2/ Les revenus relevant de la catégorie des bénéfices non commerciaux

Selon l’administration fiscale, les produits tirés de l’achat revente de bitcoins exercé à titre occasionnel sont des revenus relevant de l’article 92 du code général des impôts soumis au régime des BNC. C’est ce point qui est remis en cause par la décision du Conseil d’État.

Aux termes de l’article 92 du code général des impôts « sont considérés comme provenant de l’exercice d’une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices (…) de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus ». Selon le raisonnement de l’administration, les gains tirés des bitcoins provenant d’une activité exercée à titre occasionnel sont des revenus et, puisqu’il n’y a pas de qualification de ce revenu, alors celui-ci est imposable dans la catégorie des BNC conformément à l’article précité. La haute juridiction ne partage pas cette analyse. Selon elle, les gains issus d’une opération de cession d’unités de bitcoin peuvent être imposés dans la catégorie des BNC dans l’hypothèse où les produits tirés de cette activité à titre occasionnel sont des revenus relevant de l’article 92 du code général des impôts. Or, l’article 1A du même code précise que les plus-values sur biens meubles sont une catégorie d’imposition à part entière. Ainsi, le régime de l’article 150 UA du code général des impôts ne cède pas devant celui des BNC, sauf cas spécifique où l’article 92 serait effectivement applicable.

Ainsi, le Conseil d’État précise que les gains provenant du minage [8] doivent, eux, être imposés dans la catégorie des BNC. En effet, il précise que la cession à titre occasionnel de bitcoins peut être imposable dans cette catégorie dans la mesure où « ils ne constituent pas un gain en capital résultant d’une opération de placement mais sont la contrepartie de la participation du contribuable à la création ou au fonctionnement de ce système d’unité de compte virtuelle ». Cette analyse se justifie par le fait que l’article L. 110-1 du code de commerce précise que l’achat revente est un acte de commerce, ce qui justifie l’application du régime des BIC. Or, par définition, l’activité de minage n’inclut pas un achat. Elle relève donc de la catégorie des BNC.

C’est sur ce point que le Conseil d’État annule partiellement les dispositions des commentaires litigieux en ce qu’ils indiquent de manière générale que les produits tirés de la cession à titre occasionnel d’unités de bitcoin sont des revenus relevant de la catégorie des BNC, sans restreindre l’application de ces dispositions à l’activité de minage.

Par cet arrêt, le Conseil d’État nous livre une analyse permettant de connaître les modalités de l’imposition des bitcoins jusqu’alors incertaine en France. Une analyse qui vient en complément de celle de la Cour de justice de l’Union européenne de 2015, qui avait précisé le régime fiscal du bitcoin en matière de taxe sur la valeur ajoutée [9]. Ces précisions sont une première étape dans l’encadrement en France du bitcoin qui connaît une hausse constante de sa valeur : alors qu’un bitcoin s’échangeait en 2009 pour moins d’un centime, il vaut aujourd’hui plus de 6 000 euros [10].

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Pamela LEDUN

 

[1] communiqué des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales publié à l’issue du G20 finances le 20 mars 2018

[2] CE, 26 avril 2018, « M. G…et autres », n°417809

[3] BOI-BNC-CHAMP-10-10-20-40, 11 juill. 2014, paragraphe n°1080 ; BOI-BIC-CHAMP-60-50, 11 juill. 2014, paragraphe n°730 et 740

[4] CE, 18 décembre 2002, « Duvignères », n°233618 et CE, 19 février 2003 « Sté Auberge Ferme des Genêts » n°235697

[5] BOI-BNC-CHAMP-10-10-20-40, 11 juill. 2014, paragraphe n°1080 

[6] en France la seule monnaie ayant cours légal est l’euro : article L. 111-1 du Code monétaire et financier : « la monnaie de la France est l’euro »

[7] conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public, séance du 11 avril 2018, lecture du 26 avril 2018

[8] minage : « validation de bloc donnant lieu à la création de nouvelles unités de compte au profit du participant dont le bloc a été retenu par le réseau » : vocabulaire de l’informatique (liste de termes, expressions et définitions adoptés JORF n°0121 du 23 mai 2017 / le fait de miner une crypto-monnaie consiste à fournir un service au réseau de ladite monnaie en échange d'une récompense pécuniaire. Il s’agit d’un système de consensus distribué qui est utilisé pour « confirmer » les transactions en attente en les incluant dans une chaine de blocs. https://bitcoin.org/fr/comment-ca-marche

[9] CJUE, 22 octobre 2015, « Skatteverket c/ David Hedqvist » n°C-264/14

[10] http://bitcoin.fr/le-cours-du-bitcoin/