Extrait de la Gazette n°33 - Octobre 2018
Lors des réunions du G20-Finances qui se sont tenues à Buenos Aires les 19 et 20 mars 2018, les discussions se sont orientées sur la question des crypto-monnaies. Si le G20-Finances a souligné l’intérêt de ces monnaies virtuelles, il a néanmoins fait état des risques qu’elles présentent en ce qui concerne notamment la protection des consommateurs, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme [1], risques qui contraignent les États à se positionner sur leur régulation. Leader du marché des crypto-monnaies depuis sa création à la fin des années 2000, le bitcoin s’est ainsi développé sans qu’aucune législation ne vienne en préciser les contours, et notamment en France.
Face à cet instrument non identifié susceptible de générer des plus-values, c’est l’administration fiscale qui a été la première à tenter de donner un régime fiscal aux gains tirés des bitcoins par une prise de position dans sa doctrine administrative le 11 juillet 2014. Cette dernière a fait l’objet d’un recours auprès du Conseil d’Etat qui, par un arrêt du 26 avril 2018 [2], a tranché la question du traitement fiscal des gains tirés de la cession de bitcoins.
Par des commentaires administratifs publiés le 11 juillet 2014 au bulletin officiel des finances publiques (BOFiP), mis à jour en 2016 [3], l’administration fiscale a précisé les modalités d’imposition des gains tirés par des particuliers de la cession d’unités de bitcoins. Ces commentaires indiquent, d’une part que l’activité d’achat-revente d’unités de bitcoins exercée à titre habituel et pour son propre compte constitue une activité commerciale par nature, dont les revenus sont à déclarer dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). D’autre part, ces commentaires précisent que les produits tirés de cette activité à titre occasionnel sont, eux, des revenus relevant de l’article 92 du Code général des impôts imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (BNC).
Par suite, plusieurs requérants ont saisi le Conseil d’Etat d’un recours tendant à l’annulation de ces commentaires administratifs en estimant, en premier lieu, que les gains occasionnels tirés de la cession d’unités de bitcoin relèvent du régime d’imposition des plus-values de biens meubles de l’article 150 UA du code général des impôts et, en deuxième lieu, que les commentaires relatifs à l’imposition dans la catégorie des BIC sont illégaux en ce qu’ils omettent de préciser que seule une telle activité exercée à titre professionnel serait taxable selon ce régime.
Avant de statuer sur le fond de l’affaire, le Conseil d’État a examiné la recevabilité du pourvoi en précisant les possibilités d’agir contre la doctrine fiscale du BOFiP. S’il rappelle qu’un recours pour excès de pouvoir peut être formé contre les commentaires publiés au BOFiP-Impôts [4], il n’en va pas de même du recours dirigé contre une actualité informant des mises à jour de la base BOFiP. Puisque ces actualités, qui renvoient par liens hypertextes aux bulletins officiels des impôts, n’ont pas vocation à édicter des règles impératives susceptibles d’être appliquées, elles ne peuvent pas être attaquées par la voie de l’excès de pouvoir. Aucune loi ni décision ne permettait jusqu’alors de prendre position sur la question. -
Au-delà de cette question de recevabilité, le Conseil d’Etat s’est donc prononcé sur la question de savoir quel est le traitement fiscal applicable aux gains tirés de la cession d’unités de bitcoin au regard de l’impôt sur le revenu des personnes physique.
Pour y répondre, la haute juridiction administrative s’est positionnée sur la nature juridique du bitcoin (I) pour en déduire ses modalités d’imposition (II).
I/ La nature juridique du bitcoin
Afin de pouvoir répondre aux moyens soulevés par les requérants, le Conseil d’État devait se prononcer sur la qualification juridique du bitcoin qu’il assimile aux biens meubles incorporels (B). S’il part de ce postulat pour développer son raisonnement, la nature juridique du bitcoin n’était pas acquise dans la mesure où il n’avait pas, jusqu’alors, été qualifié juridiquement (A).
A/ Une nature initialement discutée
Si le Conseil d’État ne mentionne pas dans son arrêt la notion de monnaie pour caractériser le bitcoin, la nature juridique de celui-ci a fait l’objet de nombreux débats. Souvent désigné comme une « monnaie virtuelle », le bitcoin est, selon la doctrine fiscale, « une unité de compte virtuelle stockée sur un support électronique permettant à une communauté d'utilisateurs d'échanger entre eux des biens et services sans recourir à une monnaie ayant cours légal » [5]. Il convenait donc de déterminer si le bitcoin était ou non assimilable à une monnaie.
Dans une communication du 5 mars 2018, la Banque de France a fait part de sa position selon laquelle le bitcoin ne remplit pas encore les fonctions classiques de la monnaie. Elle met notamment en évidence qu’au vu de leur volatilité, les bitcoins ne peuvent pas constituer une unité de compte. Elle considère par ailleurs, que juridiquement, les bitcoins ne peuvent être qualifiés ni de monnaie ayant cours légal [6] ni de paiement au sens du code monétaire et financier. Cette position a été confirmée par le communiqué du G20-Finances de Buenos Aires selon lequel « les crypto-actifs ne réalisent pas les fonctions clés d’une monnaie souveraine ».
En phase avec ces débats, le rapporteur public Romain Victor développe cette question dans ses conclusions [7]. À son interrogation « le bitcoin est-il vraiment une monnaie ? », il conclut par la négative en ajoutant que « si le bitcoin ne coïncide pas parfaitement avec la notion de monnaie, il reste à le confronter au droit civil des biens ».
B/ Un bien meuble incorporel
Alors que le Conseil d’État choisit de ne pas entrer dans le débat sur la monnaie, il suit la deuxième partie du raisonnement du rapporteur public en confrontant la notion du bitcoin au droit civil des biens. Il juge ainsi que les unités de bitcoin ont le caractère de biens meubles incorporels. Il s’appuie pour cela sur l’article 516 du code civil aux termes duquel « tous les biens sont meubles ou immeubles ». Dans la mesure où les unités de bitcoin ne relèvent pas de la catégorie des biens immeubles au sens de cet article, ils ont ainsi logiquement la nature de biens meubles. Par ailleurs, le caractère incorporel s’explique par le fait que le bitcoin n’ait pas de substance matérielle.
La qualification du bitcoin en bien meuble incorporel permet au Conseil d’État de préciser ses modalités d’imposition.
II/ Les modalités d’imposition du bitcoin
Les conseillers d’État jugent que les produits tirés par des particuliers de la cession des bitcoins relèvent en principe de la catégorie des plus-values de bien meubles (A), mais que certaines circonstances propres à l’opération de cession peuvent impliquer qu’ils relèvent de dispositions relatives à d’autres catégories de revenus (B).
A/ Le régime des plus-values sur biens meubles
La position que retient le Conseil d’État sur le régime d’imposition applicable aux bitcoins est la conséquence, sur le plan fiscal, de sa qualification juridique. Puisque le bitcoin est un bien meuble, le gain que procure à un particulier la cession d’une unité de bitcoin doit alors logiquement être taxé sur le fondement du régime des plus-values de cession de biens meubles de l’article 150 UA du code général des impôts.
En ce sens, selon le rapporteur public le fait que l’article 150 UA du code général des impôts serait applicable aux choses incorporelles puisqu’il s’applique selon ses termes aux « plus-values réalisées lors de la cession à titre onéreux de biens meubles ou de droits relatifs à ces biens ». Or, les termes de la loi de 1976 ayant institué le régime d’imposition des plus-values de cession de meubles avaient voulu viser la totalité des « biens ou (…) droits de toute nature ». L’application de cet article n’est donc pas limitée aux meubles corporels et permet donc de couvrir le bitcoin.
Certaines circonstances conduisent néanmoins à écarter ce régime, comme l’indique l’article 150 UA du code général des impôts, qui réserve des dispositions propres aux BIC et aux BNC. Ce qui signifie que le régime des plus-values sur bien meubles ne s’applique pas lorsque le revenu doit être taxé en BIC ou en BNC.
B/ L’imposition en BIC ou BNC
1/ Les revenus relevant de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux
L’administration considère dans sa doctrine que l’achat-revente de bitcoins exercé à titre habituel et pour son propre compte est une activité commerciale par nature dont les revenus doivent être déclarés dans la catégorie des BIC. Ce point n’est pas contesté par le Conseil d’État qui valide cette position en estimant que les gains issus d’une opération de cession d’unités de bitcoin sont susceptibles d’être imposés dans la catégorie des BIC.
Selon l’article 34 du code général des impôts : « sont considérés comme bénéfices industriels et commerciaux, pour l'application de l'impôt sur le revenu, les bénéfices réalisés par des personnes physiques et provenant de l'exercice d'une profession commerciale, industrielle ou artisanale ». Les bénéfices provenant de l’exercice à titre professionnel d’opérations industrielles, commerciales ou artisanales relèvent donc du régime des BIC. En outre, l’article L. 110-1 du code de commerce répute comme acte de commerce « tout achat de biens meubles pour les revendre ». Par voie de conséquence, l’achat-revente de bitcoins exercé à titre habituel et pour son propre compte constitue une activité commerciale par nature dont les revenus sont à déclarer dans la catégorie des BIC.
Le moyen selon lequel les commentaires relatifs aux BIC sont illégaux en ce qu’ils omettent de préciser que seule une telle activité exercée à titre professionnel serait taxable selon ce régime est cependant écarté. Le rapporteur public précise sur ce point que la référence dans le commentaire à l’article 34, qui implique la constatation d’une profession commerciale, est suffisante.
2/ Les revenus relevant de la catégorie des bénéfices non commerciaux
Selon l’administration fiscale, les produits tirés de l’achat revente de bitcoins exercé à titre occasionnel sont des revenus relevant de l’article 92 du code général des impôts soumis au régime des BNC. C’est ce point qui est remis en cause par la décision du Conseil d’État.
Aux termes de l’article 92 du code général des impôts « sont considérés comme provenant de l’exercice d’une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices (…) de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus ». Selon le raisonnement de l’administration, les gains tirés des bitcoins provenant d’une activité exercée à titre occasionnel sont des revenus et, puisqu’il n’y a pas de qualification de ce revenu, alors celui-ci est imposable dans la catégorie des BNC conformément à l’article précité. La haute juridiction ne partage pas cette analyse. Selon elle, les gains issus d’une opération de cession d’unités de bitcoin peuvent être imposés dans la catégorie des BNC dans l’hypothèse où les produits tirés de cette activité à titre occasionnel sont des revenus relevant de l’article 92 du code général des impôts. Or, l’article 1A du même code précise que les plus-values sur biens meubles sont une catégorie d’imposition à part entière. Ainsi, le régime de l’article 150 UA du code général des impôts ne cède pas devant celui des BNC, sauf cas spécifique où l’article 92 serait effectivement applicable.
Ainsi, le Conseil d’État précise que les gains provenant du minage [8] doivent, eux, être imposés dans la catégorie des BNC. En effet, il précise que la cession à titre occasionnel de bitcoins peut être imposable dans cette catégorie dans la mesure où « ils ne constituent pas un gain en capital résultant d’une opération de placement mais sont la contrepartie de la participation du contribuable à la création ou au fonctionnement de ce système d’unité de compte virtuelle ». Cette analyse se justifie par le fait que l’article L. 110-1 du code de commerce précise que l’achat revente est un acte de commerce, ce qui justifie l’application du régime des BIC. Or, par définition, l’activité de minage n’inclut pas un achat. Elle relève donc de la catégorie des BNC.
C’est sur ce point que le Conseil d’État annule partiellement les dispositions des commentaires litigieux en ce qu’ils indiquent de manière générale que les produits tirés de la cession à titre occasionnel d’unités de bitcoin sont des revenus relevant de la catégorie des BNC, sans restreindre l’application de ces dispositions à l’activité de minage.
Par cet arrêt, le Conseil d’État nous livre une analyse permettant de connaître les modalités de l’imposition des bitcoins jusqu’alors incertaine en France. Une analyse qui vient en complément de celle de la Cour de justice de l’Union européenne de 2015, qui avait précisé le régime fiscal du bitcoin en matière de taxe sur la valeur ajoutée [9]. Ces précisions sont une première étape dans l’encadrement en France du bitcoin qui connaît une hausse constante de sa valeur : alors qu’un bitcoin s’échangeait en 2009 pour moins d’un centime, il vaut aujourd’hui plus de 6 000 euros [10].
[1] communiqué des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales publié à l’issue du G20 finances le 20 mars 2018
[2] CE, 26 avril 2018, « M. G…et autres », n°417809
[3] BOI-BNC-CHAMP-10-10-20-40, 11 juill. 2014, paragraphe n°1080 ; BOI-BIC-CHAMP-60-50, 11 juill. 2014, paragraphe n°730 et 740
[4] CE, 18 décembre 2002, « Duvignères », n°233618 et CE, 19 février 2003 « Sté Auberge Ferme des Genêts » n°235697
[5] BOI-BNC-CHAMP-10-10-20-40, 11 juill. 2014, paragraphe n°1080
[6] en France la seule monnaie ayant cours légal est l’euro : article L. 111-1 du Code monétaire et financier : « la monnaie de la France est l’euro »
[7] conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public, séance du 11 avril 2018, lecture du 26 avril 2018
[8] minage : « validation de bloc donnant lieu à la création de nouvelles unités de compte au profit du participant dont le bloc a été retenu par le réseau » : vocabulaire de l’informatique (liste de termes, expressions et définitions adoptés JORF n°0121 du 23 mai 2017 / le fait de miner une crypto-monnaie consiste à fournir un service au réseau de ladite monnaie en échange d'une récompense pécuniaire. Il s’agit d’un système de consensus distribué qui est utilisé pour « confirmer » les transactions en attente en les incluant dans une chaine de blocs. https://bitcoin.org/fr/comment-ca-marche
[9] CJUE, 22 octobre 2015, « Skatteverket c/ David Hedqvist » n°C-264/14