Le Conseil constitutionnel face au « droit local des cultes »

Observations sous la décision n°2017-632 QPC du Conseil constitutionnel du 2 juin 2017.

Extrait de la Gazette n°28 - Septembre 2017

Malgré les 112 ans de la loi du 9 décembre 1905, de séparation des Églises et de l’État, les questions concernant son application ne cessent de demeurer dans l'actualité juridique. Après la question des crèches dans les bâtiments publics [1], ou du remplacement des croix dans les cimetières [2], est revenue la question de l'application territoriale de la « constitution religieuse de la France ».

Par une décision QPC du 2 juin 2017, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de se prononcer sur la conformité à la Constitution du régime des cultes en Guyane, moins connu que l'exception concordataire, sur laquelle il s’était déjà prononcé [3].

En effet, le régime des cultes en Guyane est régi par l'ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828. Son article 36 prévoit que : « Le gouverneur veille au libre exercice et à la police extérieure du culte, et pourvoit à ce qu'il soit entouré de la dignité convenable ». Cet article pose le principe, à l'image des colonies des Antilles et de la Réunion, d'une rémunération exclusive du clergé catholique, à la différence du régime concordataire prévalant dans la métropole. Si, par deux décrets du 18 décembre 1850 et du 3 février 1851, le concordat a été étendu aux Antilles et à la Réunion, tel n'a pas été le cas pour la Guyane.

De la même façon, la loi du 9 décembre 1905 n'y a pas non plus été appliquée, son article 43 disposant que « Des décrets en Conseil d’État détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable en Algérie et aux colonies », ce qui n'a jamais été le cas en Guyane.

Parallèlement, l'article 33 de la loi du 13 janvier 1900 a modifié le régime financier des colonies et fait transférer la prise en charge de la rémunération des ministres du culte de l’État vers les colonies, faisant donc supporter cette charge sur le budget de la colonie de Guyane. 

Lorsque en 1946 la Guyane est devenue département français, la question de la survivance de son régime des cultes a été posée ; mais, après intervention de l’évêque de Guyane auprès du Ministre de l'intérieur, celui-ci a émis un avis défavorable à l'extension de la loi de 1905 [4].

Or, si elles inscrivent le principe de laïcité dans la Constitution, ni la Constitution de 1946, ni la Constitution de 1958, n'ont permis une abrogation implicite de cette ordonnance royale. Par une décision Béhérec [5], le Conseil d’État a ainsi rappelé que « le statut des Églises demeure régi en Guyane par les dispositions de l'ordonnance royale du 12 novembre 1828 relative au « gouvernement de la Guyane française » (…) en application des dispositions de cette ordonnance, les membres du clergé de la Guyane sont rétribués sur le budget départemental, après agrément de l'autorité préfectorale, sur demande de l'autorité religieuse, qui propose également leur mutation et leur radiation ».

Par une série d'arrêtés du 30 avril 2014, le président du conseil général de Guyane a décidé de mettre fin, à compter du 1er mai 2014, à la rémunération des prêtres du clergé catholique. Ces arrêtés, suspendus par une ordonnance du Tribunal administratif de Guyane du 29 décembre 2014, ont été annulés par un jugement devenu définitif du 29 décembre 2014.

La collectivité a alors engagé un recours indemnitaire auprès de l’État se fondant sur l'illégalité des textes portant obligation de rémunération du clergé catholique. Le préfet ayant répondu négativement à la demande indemnitaire, le contentieux a été lié devant le tribunal administratif de Guyane et une QPC a été déposée à son appui.

Le Conseil d’État, par une décision du 3 mars 2017 [6], a saisi le Conseil constitutionnel de la  question de la conformité à la Constitution de l'article 36 de l'ordonnance royale du 27 août 1828 et de l'article 33 de la loi du 13 avril 1900.

Si la question posée devant le Conseil constitutionnel, pouvait apparaître comme manquant de nouveauté au regard de sa décision de 2012 concernant l'Alsace-Moselle [7], celle-ci a été renouvelée par la nouveauté des moyens soulevés, tirés du principe d'égalité et de la libre administration des collectivités territoriales.

I. Le maintien de la jurisprudence constitutionnelle sur le principe de laïcité et la reconnaissance d'un droit local du culte

L’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». Le principe constitutionnel de laïcité trouve donc à s'appliquer dans tous les territoires français, y compris les territoires où la loi de 1905 ne s'applique pas [8].

Cependant, dans sa décision de 2013, le Conseil constitutionnel a relevé « qu'il ressort tant des travaux préparatoires du projet de Constitution du 27 octobre 1946 relatifs à son article 1er ainsi que de ceux du projet de la Constitution du 4 octobre 1958 qui a repris la même disposition, qu'en proclamant que la France est une « République laïque », la Constitution n'a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l'entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l'organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte ».

On pourrait dès lors penser que la situation entre l'Alsace-Moselle et la Guyane est identique. Pourtant, les justifications historiques de cette absence d'extension de la loi de 1905, qui ont pu conduire le Conseil à confirmer sa conformité à la Constitution, au bénéfice d'une lecture téléologique des travaux préparatoires des constitutions de 1946 et 1958, sont extrêmement différentes. En effet, la situation Guyanaise n'est pas une survivance historique de la France, résultat d'une perte de souveraineté à un moment de l'Histoire du pays, mais est issue de son passé d'ancienne colonie. En effet, en 1948, le Ministre de l'intérieur expliquait qu'elle avait « toujours été considérée comme pays de missions parmi les infidèles ». Aurélie Bretonneau relève ainsi qu'à « cet égard, on ne peut occulter que la Guyane était, à l’origine, une colonie esclavagiste puis pénitentiaire et que c’est au premier chef ce statut qui a dicté la prise en charge d’une rémunération des ministres du culte catholique [9] ».

Malgré ces considérations, le Conseil constitutionnel, sur le fondement des travaux préparatoires aux constitutions de 1946 et 1958, comme le laissait entendre sa décision de 2013 qui visait l'organisation des cultes « dans plusieurs parties du territoire de la République », a jugé que l'ordonnance de 1828 ne portait pas atteinte au principe de laïcité. Pourtant, cette utilisation des travaux préparatoires pour écarter l'atteinte au principe de laïcité ne fait pas l'unanimité auprès de la doctrine, qui peut la qualifier de discutable [10] voir même insolite [11]. Tout d'abord parce que, comme l'a démontré Pierre Avril [12], si les parlementaires sont les auteurs intellectuels de la Constitution, les français en sont les auteurs juridiques en ayant adopté celle-ci par référendum. Par ailleurs, si le Conseil s'y est référé dans les premières années de son existence, les études ont par la suite démontré qu'il évitait de s'y référer même lorsqu'il y était invité par les requérants [13].

Par sa décision du 2 juin 2017, le Conseil constitutionnel confirme et enracine sa jurisprudence de 2013, consacrant ainsi, malgré la forte tradition centralisatrice et laïque de la France, « un droit local des cultes ».

II. Le droit local du culte : une justification suffisante au traitement différencié des cultes et des collectivités

De façon plus singulière, l'invocation d'une atteinte au principe constitutionnel d'égalité entre les cultes, et d'une atteinte au principe d'égalité entre les collectivités territoriales ainsi qu'au principe de libre administration des collectivités territoriales, renouvelait la question posée devant le Conseil constitutionnel.

Alors que le régime concordataire prévoit la rémunération de plusieurs cultes, l'ordonnance de 1828, du moins son interprétation constante et unanime, ne prévoit que la rémunération du clergé catholique, alors même que l'implantation des communautés protestantes aujourd'hui y est notable.

La question de la rupture d'égalité entre les cultes n'a pas été explicitement traitée lors de la décision de 2013, malgré le fait que le régime concordataire ne prévoit la rétribution que des pasteurs de trois religions correspondant à quatre églises : catholicisme, protestantisme luthérien, protestantisme de l’Église réformée et judaïsme, excluant de facto le culte musulman. L'ordonnance royale de 1828, en accordant un monopole au culte catholique, accentue davantage la différence avec le droit commun.

Pourtant, par un raisonnement des plus succincts, se fondant sur les motifs développés sur la conformité au principe de laïcité de l'ordonnance litigieuse, le Conseil considère que, si ce principe impose l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, « la différence de traitement entre le culte catholique et les autres cultes exercés en Guyane n'est pas contraire à la Constitution ». Le principe de laïcité « se confond, sur ce point, avec le principe d’égalité devant la loi. Dès lors, la réponse au grief tiré de la méconnaissance du principe de laïcité valait également réponse à la première branche du grief [14] ».

Concernant le principe d'égalité entre les collectivités territoriales, le conseil constitutionnel a rappelé classiquement, après son examen de la conformité au principe de laïcité et son examen de l'égalité entre les cultes, que « le législateur a, en imposant à la collectivité territoriale de la Guyane la prise en charge de cette rémunération, traité différemment des collectivités placées dans une situation différente ». En effet, depuis une décision du 9 avril 1996, le Conseil juge que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit [15] ».

Enfin, à cela s’ajoute le moyen relatif à la libre administration des collectivités territoriales, moyen opérant en QPC [16], ne pouvant être invoqué lors de la décision de 2013, puisque la rémunération des ministres des cultes en Alsace-Moselle est assurée par l’État. « La prise en charge par la collectivité elle-même, au titre des dépenses obligatoires, est spécifique à la Guyane, puisqu’à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, dans les îles de Wallis et Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les terres australes et antarctiques françaises, la rémunération est assumée par les missions religieuses [17] ».

Le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui découle des articles 34 et 72 de la Constitution, a été consacré par le Conseil constitutionnel [18]. Ce principe comprend ainsi l’autonomie financière de la collectivité [19], sur laquelle le Conseil pose que «le législateur peut définir des catégories de dépenses qui revêtent pour une collectivité territoriale un caractère obligatoire ; que toutefois, les obligations ainsi mises à la charge d’une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et à leur portée et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration [20] ».

La requérante soutenait que le législateur lui imposait, sans contrepartie, une dépense décorrélée de ses compétences d'un million d'euros par an.

Si, en vertu de l'article 72-2 de la Constitution, lorsque le législateur transfère aux collectivités territoriales des compétences auparavant exercées par l’État, ce dernier est tenu de leur attribuer des ressources correspondant aux charges transférées, ce principe ne vaut qu'à l'encontre des transferts intervenus après l'entrée en vigueur de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 [21]. Le moyen tiré de l'absence de compensation invoqué par la collectivité était donc inopérant.

Ne restait plus que l'atteinte à la libre administration de la collectivité de Guyane. Or, à cet égard, le Conseil relève que « Compte tenu de la faible importance des dépenses mises à la charge de la collectivité territoriale de la Guyane sur le fondement des dispositions contestées, ces dernières ne restreignent pas la libre administration de cette collectivité au point de méconnaître l'article 72 de la Constitution. » En effet, avec un budget total de près de 800 millions d'euros par an [22], le budget alloué à ce que le culte catholique « soit entouré de la dignité convenable » ne restreint pas la libre administration de cette collectivité. La solution aurait-elle été différente si la charge avait été plus importante ? On peut en douter, quand on sait avec quelle parcimonie le Conseil constitutionnel censure les lois sur le fondement de la libre administration des collectivités territoriales, et à quel point il réserve cela à « des sujets relativement mineurs, pour ne pas dire anecdotiques [23] ».

Si le Conseil constitutionnel, par sa décision du 2 juin 2017, n'opère pas de révolution, il confirme une jurisprudence libérale quant à l'application différenciée du principe de laïcité sur le territoire français, consacrant l'existence d'un droit local du culte. Critiquable sur l'orthodoxie de son raisonnement, elle n'en demeure pas moins pragmatique et adaptée aux spécificités locales, prenant en compte la diversité des territoires français.

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Christophe de SAINT-PERN

 

[1] CE, Ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122, p. 462 ; CE, Ass., 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223, p. 449.

[2] CE, Avis, 10/9, 28 juillet 2017, M. Bonn, n° 408920.

[3] CC, 21 Février 2013, QPC n°2012-297.

[4] cf le commentaire du Conseil Constitutionnel.

[5] CE, 9 octobre 1981, Béhérec, n° 18949.

[6] CE, 10/9, Collectivité territoriale de la Guyane, 3 mars 2017, n° 405823 ; aux conclusions d'A. Bretonneau.

[7] On peut voir ainsi qu'a l'audience, « la République sans concordat » est intervenue pour que le Conseil opère un revirement de jurisprudence et revienne sur sa décision de 2013.

[8] CE, 16 mars 2005, Ministre de l'Outre-Mer C/ Gouvernement de la Polynésie Française, n° 265560 ; CE, 6 avril 2001, SNES, au rec.

[9] A. Bretonneau, Op.Cit.

[10] E. Forey, « le Conseil constitutionnel au secours du droit local des cultes », AJDA 2013. 1108

[11] A. Roblot-Troizier, G. Tusseau, « Chronique de jurisprudence », RFDA 2013.663.

[12] P. Avril, Le piano mécanique, Itinéraires, Études en l'honneur de L. Hamon, Economica, 1982, p. 13 et Les conventions de la Constitution, PUF, Léviathan, 1997, p. 56 s.

 [13] Ph. Josse, « Le rôle de la notion de travaux préparatoires dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », LGDJ, 1998.

[14] Commentaire aux cahiers.

[15] CC, Déc. no 1996-375 DC, Rec., p. 60.

[16] CC, Décisions n°s 2010-12 QPC du 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque et 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, Commune de Besançon et a.

[17] A. Bretonneau, Op. Cit.

[18] CC, Décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979.

[19] CC, Décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, et déjà auparavant décision n° 90-277 DC du 25 juillet 1990.

[20] Décision nº 2000-436 DC du 7 décembre 2000.

[21] CC, Décision n° 2011-143 QPC, 30 juin 2011, Département de la Seine-Saint-Denis et de l'Hérault.

[22] https://www.ctguyane.fr/budget-unique-2017-de-ctg-adopte-a-hauteur-de-801-085-10721-e/

[23] JH Stahl, « le principe de libre administration a-t-il une portée normative ? », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 42, janvier 2014.