Quel droit à la destruction des espèces protégées ?

Extrait de la Gazette n°34 - Novembre 2018

Sous l’impulsion de l’Union européenne, la France a renforcé un arsenal juridique en matière de biodiversité encore balbutiant dans les années 1990. En effet, la directive Habitats a été adopté en 1992 et constitue encore aujourd’hui le socle du droit de la protection des espèces en France. La directive a été transposée par l’adoption des articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement. Cet article pose une interdiction générale de l’atteinte aux espèces floristiques et faunistiques protégées : interdiction de les détruire directement, de détruire leur habitat ou leurs lieux de reproduction.

Naturellement, une interdiction aussi générale devait connaître une exception afin de ne pas bloquer la réalisation de projets de construction et d’aménagement en raison de la seule présence d’espèces protégées sur les terrains concernés par l’opération. Cette exception est posée à l’article 16 de la directive et au I, 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, qui prévoient la possibilité de délivrance d’une « dérogation espèces protégées », qui peut désormais être également délivrée dans le cadre de l’autorisation environnementale [1]. Pour l’essentiel, sa rédaction actuelle est issue de la loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006. Pourtant, après plus de 10 ans d’application de ce texte, les conditions de validité d’une telle dérogation restent floues.

Pour permettre la délivrance de cette dérogation, elle doit être justifiée par l’un des motifs fixés au 4° du I de l’article L. 411-2, notamment si le projet répond à des « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique » (I). Si tel est le cas, le pétitionnaire devra démontrer également « qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante » (II) et que le projet ne nuira pas au maintien des espèces dans un état de conservation favorable (III). C’est en effet dans cet ordre que les trois conditions doivent être analysées, c’est-à-dire que ce n’est qu’après avoir constaté la présence d’un intérêt public majeur, que le juge analysera si les deux suivantes sont également remplies (Conseil d’État 25 mai 2018, SAS PCE et SNC FTO, n°413267).

I/ Sur l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur

En France, le juge administratif s’est peu prononcé sur cette notion. Un arrêt du Conseil d’État a pu créer la confusion car il avait alors jugé qu’un projet n’était pas justifié par un intérêt public majeur car ne relevait pas d’un « cas exceptionnel » et n’était pas « indispensable » (CE 9 octobre 2013, SEM Nièvre aménagement, n°366803). Mais il s’agissait en l’espèce d’un arrêt de cassation d’une ordonnance de référé-suspension pour laquelle le CE n’avait contrôlé l’ordonnance du tribunal administratif de Dijon que sous l’angle de la dénaturation [2]. Les termes utilisés n’étaient donc qu’une reprise de la motivation de l’ordonnance initiale.

Toutefois, dans ses conclusions, Mme Suzanne Von Coester a estimé, sans en faire un critère absolu, que le caractère indispensable du projet était l’un des indices qui permettent d’apprécier s’il existe une raison impérative d’intérêt public majeur à mener à bien le projet [3].

Sans donner de définition de la notion, la CJUE a délivré, au visa de l’article 6 de la directive mais parfaitement transposable pour l’article 16, une méthode permettant d’apprécier l’existence ou non de raisons impératives d’intérêt public majeur en estimant que : « l’examen d’éventuelles raisons impératives d’intérêt public majeur et celui de l’existence d’alternatives moins préjudiciables requièrent en effet une mise en balance par rapport aux atteintes portées au site par le plan ou le projet considéré » (CJUE 16 février 2012, Solvay c/ Région Wallonne, C-182/10). La CJUE propose ici une interprétation ambitieuse du texte : il convient d’opérer une mise en balance entre l’intérêt du projet et le niveau d’atteinte aux espèces. C’est toutefois critiquable car cela constitue une distorsion de la lettre de la directive pour permettre une forme de relativisme écologique, plus favorable aux projets de construction.

Par ailleurs, dans ses conclusions, l’avocat général Mme Sharpston indiquait alors logiquement qu’il ne fallait pas exclure les projets purement privés de la notion d’intérêt public majeur.

En France, le juge administratif a commencé à faire application de cette méthode pour les dérogations espèces protégées. En effet, la CAA de Douai a opéré cette mise en balance en jugeant « qu’il ne saurait être exclu que des travaux destinés à l’implantation ou à l’extension d’entreprises soient regardés comme [dépourvus de] raison impérative d’intérêt public majeur (…) lorsque le projet, bien que de nature privée, présente réellement, à la fois par sa nature et par le contexte économique et social dans lequel il s’insère, un intérêt public majeur, qui doit pouvoir être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels et de la faune sauvage, poursuivis par la directive » (CAA Douai 15 octobre 2015, Écologie pour le Havre, n°14DA02064). Dans ses conclusions, le rapporteur public M. Jean-Michel Riou indiquait en effet qu’il était nécessaire d’examiner les deux plateaux de la balance : l’intérêt du projet d’un côté, l’atteinte aux espèces protégées de l’autre. Ainsi, une atteinte grave ne pourra se justifier que par un intérêt primordial, alors qu’une atteinte relativement peu importante, en prenant en compte les compensations prévues par le pétitionnaire, permet d’autoriser un projet. Autrement dit, le juge communautaire paraît avoir privilégié une appréciation relative de l’intérêt public majeur et non une approche absolue [4]. Dans plusieurs arrêts, la CAA de Marseille a également retenu la méthode prescrite par la CJUE [5].

Cette approche permet de ne pas établir un canon de l’intérêt public majeur, qui serait alors transposable à toutes les situations en France, et même en Europe, et qui reviendrait à donner au juge un pouvoir d’appréciation in abstracto de chaque projet. L’approche de la mise en balance permet de contextualiser le projet et d’en évaluer l’intérêt au regard des autres enjeux en présence, à savoir la protection des espèces vivantes. Par ailleurs, afin d’éviter les appréciations abstraites et malgré l’indépendance des législations, le juge peut apprécier de l’intérêt public majeur d’un projet à travers sa compatibilité avec les orientations des documents de planifications urbaines comme le SCOT ou le PLU (CAA Bordeaux 13 juillet 2017, SAS PCE, n°16BX01364 ; TA Toulouse 6 septembre 2018, Association Présence des Terrasses de la Garonne, n°1703390).

Toutefois, le Conseil d’État n’a encore jamais repris la méthode de mise en balance pour évaluer la présence d’un intérêt public majeur. Si la Haute juridiction venait à prendre également cette direction, cela constituerait une aubaine pour les porteurs de projet au regard de la rigueur actuelle des textes sur cette notion.

 

II/ Sur la condition tenant à l’absence de solution alternative satisfaisante

Cette notion d’absence de solution alternative satisfaisante ne connaît aucun développement ou définition au sein du code de l’environnement ou de la directive Habitats qui est à l’origine de ces dispositions et dont le I, 4° de l’article L. 411-2 reprend les termes exacts.

Le pétitionnaire doit démontrer au sein du dossier de demande de dérogation qu’il n’y avait aucune alternative au projet proposé. C’est au pétitionnaire d’établir, dans son dossier de demande de dérogation, l’absence de solution alternative satisfaisante. Si le pétitionnaire n’établit pas suffisamment que le projet pour lequel il sollicite une telle autorisation est dépourvu d’alternative satisfaisante ou qu’à l’inverse, il est démontré que des solutions existaient, l’autorisation sera annulée. Depuis la loi du 8 août 2016, la réalité de l’absence d’autre solution satisfaisante peut « être évaluée par une tierce expertise menée, à la demande de l'autorité compétente, par un organisme extérieur choisi en accord avec elle, aux frais du pétitionnaire ».

Naturellement, la question principale est celle de ce qu’il faut comprendre de la notion de solution satisfaisante. Une autorisation délivrée à un projet qui, en raison de ses caractéristiques, pouvait tout à fait être construit à un autre emplacement qui serait moins impactant, voire pas du tout impactant pour les espèces protégées, fera l’objet d’une annulation. A l’inverse, la CAA de Marseille a pu juger que le peu de latitude sur l’emplacement du projet pouvait être justifié par le fait que la localisation était inhérente au projet lui-même (CAA Marseille 25 octobre 2016, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales, n°15MA01400). Il ne pouvait donc pas y avoir de solution alternative quant à l’emplacement.

Sur cette question de l’emplacement géographique, un certain nombre de questions se pose encore. En effet, dans quelle mesure peut-on exiger d’un pétitionnaire qu’il élargisse son champ de prospective pour l’installation de son projet ? Il serait en effet certainement excessif de contraindre un pétitionnaire à rechercher des solutions hors des terrains dont il est propriétaire. Le juge administratif s’est toutefois déjà positionné en ce sens (TA de Rennes 7 juillet 2017, SPPEF et autres, n°1500727).

Mais ce jugement avait également opéré une confusion entre cette condition et la condition relative à l’intérêt public majeur en estimant que « faute pour le préfet du Morbihan de justifier (…) de l’existence de raisons impératives d’intérêt public majeur exigeant la localisation du projet de parc éolien au sein de la forêt de Lanouée (…) le préfet a méconnu les dispositions de l’article L. 411-2 du même code » (TA de Rennes 7 juillet 2017, SPPEF et autres, n°1500727). Or chacune des conditions de délivrance de la dérogation doit nécessairement être strictement indépendante des autres. L’intérêt public majeur doit résider dans la consistance du projet et non sa localisation, sinon cela reviendrait à priver d’effet la condition relative à l’absence de solution alternative satisfaisante.

Toutefois, la dimension du projet peut être remise en cause dans le cadre de cette deuxième condition. En effet, la solution alternative peut tout à fait consister en un projet de portée identique mais d’une dimension réduite permettant de répondre de manière satisfaisante aux besoins visés. C’est ce qu’a très récemment jugé le TA de Toulouse au sujet d’une route départementale. Le projet prévoyait la construction d’une route de type 2x2 voies. Le tribunal a alors estimé que le projet qui avait été initialement envisagé, des années auparavant, de type « rase campagne » en 2x1 voies, constituait une solution alternative satisfaisante moins impactante pour les espèces présentes sur le site (TA Toulouse 6 septembre 2018, Association Présence des Terrasses de la Garonne, n°152207).

III/ Sur le maintien des espèces dans un état de conservation favorable 

Cette troisième et dernière condition tient au fait que la dérogation délivrée ne doit pas nuire au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ». Sur un plan strictement juridique, cette notion est celle qui pose le moins de difficultés car elle est fréquemment utilisée dans les directives « Habitats » et « Oiseaux ». Elle est par exemple régulièrement mise en œuvre par les juridictions administratives dans le cadre de recours à l’encontre d’arrêté fixant des quotas de chasse pour certaines espèces. Si le quota est de nature à nuire au maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable dans son aire de répartition, il sera annulé [6]. C’est cette même notion qui s’applique dans le cadre du I, 4° de l’article L. 411-2.

Les dérogations délivrées doivent effectivement fixer la liste des espèces concernées par l’autorisation ainsi que les mesures prises par le pétitionnaire pour réduire l’impact de son projet sur les espèces dans le cadre de la traditionnelle séquence « éviter-réduire-compenser ». Dans le cas où certaines espèces présentes sur le site du projet sont omises au sein de la dérogation, cela constitue un motif d’annulation (CAA Bordeaux 13 juillet 2017, SAS PCE, n°16BX01364).

En effet, pour cette condition, la portée de la dérogation ne s’apprécie pas dans sa globalité mais au cas par cas pour chaque espèce protégée à raison de ses enjeux propres. Ainsi, un projet ayant un impact fort, y compris après compensations, sur une espèce protégée relativement répandue ne devra pas faire l’objet d’une annulation. Alors qu’un impact faible ou moyen sur une espèce particulièrement menacée pourra être considérée comme de nature à remettre en cause le maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable. Et ce, a fortiori, si l’aire de répartition naturelle de l’espèce, à savoir sa présence géographique, est réduite.

Les compensations prévues sont parfois des mesures sur le long terme et qui aboutiront à une remise en l’état initial de la condition de l’espèce sur l’aire géographique voire à une amélioration des conditions de conservation d’une espèce. On peut toutefois se demander s’il est souhaitable de considérer comme ne nuisant pas au maintien des espèces des dérogations dont les mesures de compensation ne seront bénéfiques que dans une vingtaine d’années par exemple, comme cela se conteste dans de nombreux cas, alors qu’il est très difficile d’en faire assurer le suivi et la bonne réalisation par l’autorité administrative.

Le niveau d’exigence quant à l’efficacité et la rapidité des compensations constitue le véritable enjeu de cette troisième et dernière condition. 

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Alors que la sixième extinction de masse des espèces vivantes est en cours, la protection des espèces floristiques ou faunistiques fait partie des quelques enjeux essentiels pour l’humanité dans les prochaines décennies.

Si les enjeux économiques sont importants, n’oublions pas que c’est parce qu’ils ont trop souvent été privilégiés que les enjeux écologiques sont devenus si urgents. La rigueur qui ressort de l’article L. 411-2 du code de l’environnement ne devra donc pas être trop dévoyée pour permettre l’essor de projets de construction sous le seul prétexte qu’ils seraient économiquement bénéfiques.

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Adrien de Prémorel

[1] Article L. 181-2 du code de l’environnement

[2] Juge des référés, TA Dijon, M. A, n° 1300303

[3] Conclusions de Mme Von Coester sous CE 9 octobre 2013, SEM Nièvre aménagement, n°366803

[4] CAA Marseille 25 octobre 2016, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales, 15MA01400 ; CAA Marseille 12 juillet 2016, Ministre de l’écologie, n°16MA00071

[5] Conclusions de M. Jean-Michel Riou sous CAA Douai 15 octobre 2015, Écologie pour le Havre, n°14DA02064

[6] Voir pour illustration : CAA Bordeaux 4 mai 2017, Ministre de l’écologie, n°15BX01365