Extrait de la Gazette n°36 - Janvier 2019
Art et juge administratif semblent originellement être deux thématiques très éloignées, voire antinomiques.
En effet, le juge administratif est le juge naturel de l’administration, juge de l’exercice de prérogatives de puissance publique, dont l’office est basé sur une conception concrète, à savoir l’application de règles de droit aux faits. L’art, quant à lui, est un concept, une discipline dont l’objet, l’œuvre, s’adresse aux sens et introduit une dimension abstraite basée sur l’affect.
Or, l’art dans sa dimension matérielle, l’œuvre, est objet de droits et notamment celui du droit d’auteur. Le droit d’auteur est régi par le code de la propriété intellectuelle qui est par essence un contentieux réservé au juge judiciaire. D’ailleurs, le code de la propriété intellectuelle lui-même prévoit en son sein une compétence de principe aux juridictions de l’ordre judiciaire1.
Il convient de rappeler, qu’en matière de compétence juridictionnelle, la décision du Conseil constitutionnel dite Conseil de la Concurrence2 élève au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République le principe de séparation des pouvoirs et, partant, du principe de séparation entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative.
Art et juge administratif sont donc deux thématiques qui ne devraient pas se rencontrer. Néanmoins, toute œuvre faisant l’objet d’une communication au public, entre, plus ou moins dans la sphère publique. Or, la communication au public d’une œuvre peut faire que le juge administratif soit saisi d’une question ayant trait à l’art, notamment en ce que l’œuvre pourrait porter atteinte à l’ordre public.
La question qu’il convient de se poser est de savoir si le juge administratif, se prononçant sur la possibilité d’une atteinte à l’ordre public, devient en quelque sorte un juge du mérite, un juge de la morale ?
En effet, depuis l’extension de la notion d’ordre public à la dignité humaine, les requérants sollicitent de plus en plus du juge administratif qu’il se prononce sur la légalité de la mesure qui a été prise par l’administration, mais aussi, attendent de lui qu’il se prononce sur la qualité de la création déférée.
Pour traiter de la problématique exposée ci-dessus, il convient dans un premier temps de revenir sur les notions de liberté de création et de liberté d’expression pour s’entendre sur les contours de la notion d’expression artistique (I), puis dans un second temps, nous nous arrêterons sur la difficulté de conciliation des notions de libertés artistiques et d’ordre public (II) à travers laquelle nous aborderons différents concepts qui transcendent ce sujet.
I/ Libertés de création et d’expression, support de l’expression artistique
L’expression artistique passe par la création d’une œuvre, protégeable au titre du droit de la propriété intellectuelle qui en donne une définition et qui en délimite les contours (A), l’acte créateur étant, en lui-même, la consécration des droits et libertés attachés à la personne de l’auteur, la liberté d’expression et de création (B).
A/ L’œuvre, une notion définie par le code de la propriété intellectuelle
La notion d’œuvre. L’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose :
« L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. »
Cet article est à l’origine de la protection de l’œuvre par le droit d’auteur. M. Pierre-Yves GAUTIER définit de manière générale le droit d’auteur comme le « droit exclusif sur l’exploitation de leurs activités, avec le corollaire en vertu duquel son exercice doit, pour une pleine efficacité, être renforcé par la collectivité »3.
Le droit d’auteur permet qu’une œuvre, du seul fait de sa création et même inachevée, puisse bénéficier de la protection accordée au titre du droit d’auteur4. Cette protection, d’ordre public, a donc pour fonction d’assurer à l’auteur une protection, un droit de propriété incorporel, exclusif et opposable à tous : le droit d’auteur, composé de deux versants, les droits moraux et les droits patrimoniaux.
L’œuvre au sens du droit d’auteur est donc une œuvre artistique sortie de l’esprit de son auteur. M. Pierre-Yves GAUTIER propose de définir l’œuvre comme « tout effort d’innovation de l’esprit humain, conduisant à une production intellectuelle, qui peut tendre vers un but pratique, mais doit comporter un minimum d’effet esthétique ou culturel, la rattachant de quelconque façon à l’ordre des beau- arts. »5
L’œuvre doit, pour bénéficier de la protection par le droit d’auteur, dénoter d’une forme d’originalité6. Selon M. GAUTIER : « ce qui est original, c’est le résultat d’une création de l’esprit, portant “l’empreinte de la personnalité” de son auteur. Ou encore, la “création intellectuelle propre à son auteur” »7.
L’article L. 112-2 du code de la propriété intellectuelle dresse une liste non exhaustive des typologies d’œuvres pouvant être considérées comme étant une œuvre de l’esprit. C’est le cas, par exemple, des œuvres littéraires, graphiques, photographiques, musicales, cinématographiques, des logiciels, etc.
Portée de la protection. En matière de création artistique, le code de la propriété intellectuelle définit et protège « toutes les œuvres de l’esprit, quel qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination »8.
L’œuvre de l’esprit peut être tant une œuvre de littérature qu’une œuvre architecturale (cf. le genre) et être matérialisée tant par l’acte de peindre sur une toile que par la création d’une mélodie dont les notes seraient inscrites sur une partition (cf. le mode d’expression).
Aussi, le mérite et la destination sont des conditions exclues du bénéfice de la protection. Que l’œuvre soit belle ou non, cela revêt de la subjectivité de chacun, et n’a pas à être pris en considération par les juges, tout comme la destination que l’auteur a choisi de donner à l’œuvre.
L’indifférence du genre, de la forme, du mérite ou de la destination. La portée de l’article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle est essentielle pour notre sujet. En effet, comme cela a été rappelé en introduction, l’art est subjectif. L’œuvre fait appel aux sens et chacun est susceptible de l’interpréter, de la ressentir, de façon tout à fait différente. Le juge, qu’il soit administratif et judiciaire, ne peut se poser dans une situation de critique sur le mérite d’une œuvre. Le juge n’est pas juge de l’esthétique ou juge du bon goût.
Toutefois, lorsque l’œuvre entre en contradiction avec l’intérêt général ou l’ordre public, le juge administratif doit trouver un compromis et prendre une décision proportionnée entre les différents intérêts en présence, de sorte à ce qu’un équilibre soit trouvé.
B/ La consécration des libertés de création et d’expression
Comme cela ressort des développements précédents, la création artistique, présentant les caractères nécessaires à sa protection au titre du droit d’auteur, est une œuvre de l’esprit portant l’empreinte de la personnalité de son auteur.
L’œuvre permet à son auteur de s’exprimer. Elle permet à son auteur de véhiculer des idées, de faire ressentir au public ses émotions, de faire réfléchir, de communiquer. Selon Hegel, « d’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment de la conscience de quelque chose de plus élevé. C’est ainsi que l’art renseigne sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme »9.
L’artiste qui crée une œuvre bénéficie d’une double « liberté-protection ». En effet, il doit à la fois être libre de s’exprimer et libre de créer.
La liberté d’expression. L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme10 énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Considérée comme « l’un des droits les plus précieux de l’homme »11, la liberté d’expression est « à la fois droit en soi et droit indispensable ou préjudiciable à la réalisation d’autres droits [...] ; à la fois droit individuel, relevant de la liberté spirituelle de chacun et droit collectif, ou plutôt convivial, permettant de communiquer avec autrui »12.
A maintes reprises, la liberté d’expression et ses restrictions ont été consacrées internationalement13.
Au titre des restrictions pouvant être portées à la liberté d’expression figurent notamment, des limites spéciales comme celles prévues par l’article 17 de la CEDH14, dès lors que l’expression est utilisée pour propager, inciter ou justifier d’une haine aux prises avec l’intolérance, ou la réserve dite d’ordre public prévue à l’article 10 alinéa 2 de la CEDH15, et portant sur la protection de l’intérêt général, la protection de droits individuels ou la protection de la séparation des pouvoirs.
La liberté de création. Composante de la liberté d’expression, la liberté de création bien qu’antérieurement admise, n’a été consacrée que récemment, par la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine. En effet, l’article 1er de la loi dispose que « la création artistique est libre ». Elle peut être « conçue de deux façons : d’une part, comme un droit individuel de l’artiste créateur et/ou interprète ; d’autre part, comme un droit collectif du public de prendre part à la vie culturelle »16.
Autonomie de la liberté de création et assimilation à la liberté d’expression. Comme le révèle M. Philippe MOURON dans son article précédemment cité17, « il est rare qu’un auteur crée sans la volonté de communiquer ses œuvres au public ». L’artiste qui crée s’exprime, communique. La liberté de création de l’auteur, tout comme la liberté d’expression trouve à être limitée que ce soit de manière préventive (police administrative), ou bien du fait de l’existence d’autres droits ou d’incriminations spécifiques (antisémitisme, racisme, discriminations, etc.).
Le fait que la liberté de création ait été consacrée, comme branche de la liberté d’expression, pourrait être vue comme la reconnaissance d’une protection accordée à l’artiste de pouvoir s’exprimer sur un sujet et de pouvoir librement créer, au-delà de la simple fixation d’« objectifs à l’action de l’État en matière culturelle »18.
II/ La difficile conciliation entre liberté artistique et ordre public
Il est possible de voir en la combinaison des libertés d’expression et de création, la consécration d’une liberté artistique offerte à l’auteur qui connaît néanmoins des limites, notamment celle de l’ordre public (A), limites qui, lorsqu’elles sont mises en exergue par le juge administratif, doivent être justifiée et proportionnées (B).
A/ La limitation de la liberté artistique et la notion d’ordre public
Ordre public. Le juge administratif est le juge naturel de l’exercice des prérogatives de puissance publique. Le Conseil d’État se prononce « selon l’idée qu’il se fait de ce qui est nécessaire pour que la puissance publique puisse remplir sa mission, sans pour autant négliger le droit des administrés. L’administration ne saurait en effet bien fonctionner que si elle agit dans la cohérence en respectant les règles qui s’imposent à elle, et que si l’exercice du pouvoir est raisonné »19. En effet, l’administration et par conséquent le juge, ont pour objectif la satisfaction de l’intérêt général, qui peut être définit comme « la somme algébrique des intérêts individuels »20.
L’administration doit toujours faire primer l’intérêt général. C’est pour cette raison qu’il dispose de pouvoirs de police administrative, qui ont, pour mémoire, un but préventif. Les pouvoirs de police administrative permettent de limiter des atteintes à l’intérêt général, mais également à l’ordre public. En effet, les pouvoirs de police administrative ont pour fonction d’assurer et de garantir a minima l’exercice des droits et libertés fondamentaux.
Composantes de l’ordre public. L’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales consacre en tant que composante de l’ordre public, « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ». Figurent également au nombre des composantes de l’ordre public, la tranquillité publique, la moralité publique ainsi que le respect de la dignité humaine, dont l’essence a été dégagée par la décision du Conseil d’État rendue en assemblée le 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge21.
C’est au nom de l’ordre public que des polices administratives spéciales voient le jour, comme par exemple la police administrative du cinéma22 ou la police du patrimoine.
Intervention du juge administratif. En matière d’ordre public, le juge administratif dispose d’une palette de pouvoirs pour parvenir à assurer et sauvegarder l’intérêt général.
En effet, si les pouvoirs de police administrative sont là pour parvenir à garantir l’exercice des droits et libertés fondamentaux, ils peuvent également, lorsque l’ordre public risquerait d’être atteint, limiter ce même droit ou cette même liberté. Le juge administratif est alors chargé de vérifier si la mesure prise est équilibrée eu égard aux libertés à considérer.
C’est notamment ce qu’il s’était produit dans l’affaire Dieudonné de 2014. En janvier 2014, Dieudonné produit avec sa société Les productions de la plume, un spectacle intitulé Le Mur qui devait faire l’objet d’une représentation le 9 Janvier 2014 au zénith de Saint-Herblain. Le 7 janvier, le préfet de la Loire-Atlantique décide de faire usage de ses pouvoirs de police administrative et d’interdire ladite représentation aux motifs que ce spectacle « tel qu’il [était] conçu, [contenait] des propos de caractère antisémite, qui [incitaient] à la haine raciale, et [faisaient], en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale. L’arrêté contesté du préfet rappelait également que M. Dieudonné M’Bala M’Bala avait fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept définitives, pour des propos de même nature. Enfin, l’arrêté préfectoral indiquait que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier faisaient apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser »23.
Par cette décision, le juge administratif prend en considération, tant le contexte dans lequel se présente l’affaire que les risques que faisaient encourir la représentation d’un tel spectacle, mais tout en prenant acte des « antécédents » de l’auteur. Le juge administratif a été dans l’obligation de prendre une mesure qui lui paraissait proportionnée au but recherché, la validation de l’interdiction de représentation au nom de la sauvegarde de l’ordre public, ordre public dont il pouvait ressortir du contexte qu’il était compromis.
Quelques mois plus tard, le Centquatre, établissement artistique parisien, devait accueillir un spectacle dénommé « Exibit B ». Ce spectacle consistait en une exposition/installation réalisée par l’artiste sud-africain Brett Bailey et composée de 12 tableaux vivants mettant en parallèle des scènes de violence coloniales et des scènes de violence contemporaine. Deux associations demandaient l’interdiction de l’exposition aux motifs que cette programmation constituait « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale »24 en ce que l’esclavage constitue un crime contre l’humanité et que « la prestation en cause, [mettait] en représentation dans des cages des hommes et des femmes noirs, à l’instar des « zoos humains » de l’époque coloniale, et [constituait dès lors] une atteinte grave et manifestement illégale à la dignité humaine »25 justifiant qu’une restriction à la liberté d’expression soit portée.
Le Conseil d’État rejette la requête des associations en considérant « qu’après avoir relevé qu’eu égard aux conditions dans lesquelles il était présenté aux spectateurs le spectacle « Exibit B » avait eu pour objet de dénoncer les pratiques et traitements inhumains ayant eu cours lors de la période coloniale ainsi qu’en Afrique du Sud, au moment de l’apartheid, le premier juge en a déduit que l’absence d’interdiction, par l’autorité administrative de cette manifestation, ne portait aucune atteinte grave et manifestement illégale à la dignité de la personne humaine »26.
La décision ajoute « qu’aucun moyen de la requête n’est de nature à remettre en cause ni ces constatations, ni cette appréciation » 27.
En parallèle de ce qu’il a été possible de voir dans le cadre de l’affaire Dieudonné, quelques constatations sont à prendre en compte. Ici, dans un premier temps, le juge décide de maintenir la programmation, alors que dans l’affaire Dieudonné, le Conseil d’État vient valider l’interdiction de représentation prise par le Préfet. D’autre part, le lieu de représentation est différent, l’exposition se déroulant à Paris, tandis que le spectacle se déroulait à Nantes28. Est également différent le contexte, où dans le premier cas, l’auteur a déjà été condamné à maintes reprises pour des faits relevant d’un abus de droit (propos de nature antisémite) et dont le spectacle avait entre-autre pour but la diffusion de propos relevant d’une qualification pénale sous couvert d’humour, tandis que dans le second cas, l’auteur intervenait pour dénoncer les crimes raciaux commis durant l’apartheid et dont il avait été un contemporain.
A travers le comparatif de ces deux affaires, on se rend compte que la notion de proportionnalité est un référentiel indispensable pour le juge administratif dans l’exercice de sa mission, mais que néanmoins, dès lors que la liberté d’expression et de création est aux prises avec la notion d’ordre public, une dimension subjective apparaît : celle de l’intention.
B/ La proportionnalité des mesures prises par le juge administratif entre liberté, ordre public et intentionnalité
S’interroger sur la proportionnalité de la mesure et la recherche par le juge administratif d’un équilibre entre les différents droits et libertés en présence, notamment lorsqu’il est question de liberté artistique interroge sur la question de l’intention.
La proportionnalité. Dégagé dès 1933 à l’occasion de la célèbre décision Benjamin29, le principe de proportionnalité tend à préserver l’exercice individuel et collectif des droits et libertés fondamentaux. « La liberté est la règle, la restriction de police l’exception »30 : leitmotiv de l’administration et du juge, cette formule vient consacrer le principe du contrôle de proportionnalité. Cet outil permet au juge de venir contrôler la mesure prise par l’administration et de mettre en balance « le souci du maintien de l’ordre public [...] avec le nécessaire respect de la liberté » en cause.
La restriction de la liberté créatrice ne peut s’entendre du juge qu’à travers la balance des intérêts en présence et du contrôle de la proportionnalité de la mesure.
L’intention créatrice. Comme nous l’avons vu précédemment, l’artiste crée pour s’exprimer, réagir sur une question ou faire réagir, donner son opinion ou faire se poser des questions. Il est clair qu’à l’aune de l’œuvre préexistait une intention, celle de l’artiste. Or, le juge administratif n’a pas à être un juge de l’esthétique, il n’a pas à juger du mérite31 de l’œuvre qui lui est présentée.
Le juge administratif doit se poser la question de savoir si la diffusion ou la représentation de l’œuvre qui lui est déférée peut porter atteinte à l’ordre public. Or la question que nous, nous devons nous poser ici est de savoir si le juge administratif doit, dans le cadre de la décision à rendre, faire rentrer dans le débat l’intentionnalité de l’auteur.
La notion d’intentionnalité repose sur trois questions : qu’est-ce que l’auteur a voulu faire, quel était de but de cette œuvre selon l’auteur, et quelle est la relation entre cette œuvre et ce à quoi on l’associe ? Le spectateur n’est pas forcément au fait de la véritable intention de l’auteur, qui est très souvent dictée par son histoire, ses idées, son attachement à certains courants artistiques, etc. Il se laisse également guider par son ressenti, l’opinion qu’il se fait sur l’œuvre et il peut donner à l’œuvre une intention qui n’aura pas forcément été celle de l’auteur.
Si l’on reprend nos deux exemples précédents, il paraît évident que l’intention de l’auteur, même aussi subjective qu’elle pourrait être, est prise en compte par le juge administratif. Bien qu’il ne puisse pas se poser en juge du beau ou en juge du mérite, il est le juge de l’intérêt général, il se doit de se poser la question de l’intention de l’auteur au cœur de la cité, au cœur du débat populaire et de son influence.
Intentionnalité, influence et atteinte à l’ordre public. L’intentionnalité de l’auteur doit évidemment être prise en considération pour limiter des atteintes à l’ordre public désirées par l’auteur.
En effet, lorsque l’on se positionne sur une affaire telle que l’affaire Dieudonné, on s’interroge sur l’intention première de l’auteur. Peut-on tout dire sous couvert de l’humour ou bien l’humour est-il un prétexte pour tout dire ?
L’ordre public est une notion dont les larges contours ne permettent pas à l’administration de prendre le risque qu’il soit atteint. C’est en cela que la décision relative à l’interdiction du spectacle de Dieudonné est proportionnée, et c’est en cela que la décision de l’autorisation de l’exposition « Exibit B » l’est tout autant.
En effet, avoir permis que cette exposition se déroule au Centquatre, c’est ne pas censurer la liberté créatrice. Pour reprendre les termes du Conseil d’État, les requérants ne soulevaient aucun moyen de nature à remettre en cause ni les constatations des juges, ni leur appréciation, qui était de dire que cette œuvre avait pour but de « dénoncer » les crimes et les pratiques contraires à la dignité humaine ayant eu lieu durant l’apartheid et non leur apologie.
Prise en compte de l’intentionnalité et défense d’un ordre public « moral » ? L’exercice des pouvoirs de police offerts à l’administration dans une problématique en rapport avec une dimension artistique, créatrice, et notamment lorsqu’il est constaté que l’intentionnalité de l’auteur rentrait dans le débat, fait écho à la question de l’émergence d’un ordre public immatériel.
Deux typologies d’ordre public semblent pouvoir se distinguer : d’une part, l’ordre public matériel composé par les notions de sûreté, de sécurité, de salubrité et de tranquillité publique et d’autre part, l’ordre public immatériel ayant pour but de protéger certaines valeurs objectives, « d’assurer la préservation de valeurs essentielles de la vie en société »32.
La prise en compte de l’intentionnalité de l’artiste par l’administration, mais surtout par le juge administratif, vient démontrer de l’existence de cet ordre public immatériel, comme le soutient M. PEYROUX-SISSOKO tant dans sa thèse33, qu’à l’occasion d’un article publié en octobre dernier34 ayant pour but de venir répondre à un déséquilibre rencontré dans l’état de droit. L’ordre public immatériel, concrétisé par la prise en compte par le juge de l’intentionnalité de l’auteur, vient rééquilibrer le droit et vient prévenir d’une atteinte imminente, soit à l’ordre public, soit aux droits et libertés individuelles, en ce compris la liberté de l’artiste.
1 Article L.331-1 du Code de la propriété intellectuelle
2 Conseil Constitutionnel, 23 Janvier 1987, Conseil de la Concurrence, n°86-224 DC
3 P.-Y. GAUTIER, in Propriété littéraire et artistique, éd. PUF, collection Droit Fondamental, les classiques, décembre 2014, p.12, pt.2.
4 Article L.111-2 du Code de la propriété intellectuelle.
5 P.-Y. GAUTIER, op.cit., p.64, pt. 52.
6 Article L.112-4 du Code de la propriété intellectuelle.
7 P.-Y. GAUTIER, op.cit., p.48, pt.34.
8 Article L.112-1 du Code de la propriété intellectuelle.
9 G.W.F. HEGEL, in Esthétique, 1835.
10 Adoptée par l’Assemblée générale des Nations-unies le 10 décembre 1948 à Paris
11 Article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen
12 F. SUDRE, in Droit européen et international des droits de l’Homme, éd. PUF, coll. Droit fondamental, les classiques., octobre 2012, p.603, pt.332.
13 Article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; Article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne ; article 9 de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples ; etc.
14 Article 17 CEDH « Aucune des dispositions de la présente convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus par la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »
15 Article 10 CEDH « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité du territoire ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
16 P. MOURON, la liberté de création au sens de la loi du 7 juillet 2016, Revue des droits et libertés fondamentaux, Centre de Recherche juridiques de Grenoble, 2017, Chronique n°30.
17 Ibid.
18 Conseil d’État, Assemblée, Avis du 2 juillet 2015, n°390121.
19 P.-L. FRIER, J. PETIT, in Droit administratif, coll. Domat Droit public, 10e édition, éd. L.G.D.J.-Lextenso éditions, 2015, p.33, point 31.
20 Ibid., p.44.
21 Conseil d’État, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727.
22 Cf. articles L. 211-1 et R.211-12 du Code du cinéma et de l’image animée.
23 Conseil d’État, communiqué du 9 janvier 2014, accessible à l’adresse ci-après :
http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Spectacle-de-Dieudonne-a-Nantes
24 NBP : Ordonnance du Conseil d’État du 11 décembre 2014, Centre Dumas-Pouchkine des Diasporas et Cultures Africaine, n° 386328
25 Ibid.
26 Ibid., deuxième considérant.
27 Ibid., deuxième considérant.
28 Cf. la question des circonstances locales.
29 Conseil d’État, Section, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413.
30 Conclusion du commissaire du gouvernement Corneille lors de la décision du Conseil d’État Benjamin susmentionnée.
31 Cf. Article L.112-1 du CPI.
32 Discours de J.-M. SAUVÉ, vice-président du Conseil d’État, Introduction du colloque intitulé « L’ordre public - Regards croisés du Conseil d’État et de la Cour de Cassation » du 24 février 2017, citant à cette occasion les « Conclusions générales » de J. COMBACAU, in M.-J. REDOR (Dir.), L’ordre public : ordre public ou ordres publics. Ordre public et droit Fondamentaux, Actes du colloque de Caen, 11-12 mai 2000, éd. Bruylant, 2001, pp. 419-421.
33 M.-O. PEYROUX-SISSOKO, L’ordre public immatériel en droit public français, LGDJ, coll. Thèses, sous-coll. Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, Tome 149, 2018, 618 p., Prix de thèse du Conseil constitutionnel 2018.
34 M.-O. PEYROUX-SISSOKO, L’ordre public immatériel en droit public français, in Le blog de droit administratif, le 23 Octobre 2018, article accessible à l’adresse ci-après reproduite : http://blogdroitadministratif.net/2018/10/23/lordre-public-immateriel-en-droit-public-francais/