État des lieux sur l’exploitation commerciale de l’image des biens du domaine public

Extrait de la Gazette n°31 - Mars 2018

Au cours de ces vingt dernières années, de nombreux questionnements relatifs à l’exploitation commerciale de l’image des biens du domaine public sont apparus. Le 2 février 2018 a été l’occasion pour le Conseil constitutionnel de rouvrir les débats en appréciant, par voie de question prioritaire de constitutionnalité, la conformité à la Constitution du mécanisme prévu à l’article L.621-42 du Code du patrimoine soumettant à autorisation préalable l’exploitation commerciale de l’image des domaines nationaux [1].

 

1.      À l’origine : une bière, un château et un vide juridique

Au début des années 2000, le juge administratif n’avait pas encore eu l’occasion de se prononcer sur le sort de l’image des biens relevant du domaine public. Les gestionnaires de ces biens pouvaient néanmoins mettre à profit la solution retenue par le juge judiciaire en matière de biens privés. Par un arrêt du 7 mai 2004, la Cour de cassation avait estimé que le droit de propriété exercé sur une chose ne s’étendait pas à son image de sorte que le propriétaire d’une chose ne saurait valablement disposer « d’un droit exclusif » sur cette image [2]. Toutefois, elle avait assorti ce principe d’un mécanisme répressif permettant au propriétaire d’une chose d’obtenir réparation, dans l’hypothèse où l’exploitation de l’image de son bien, par un tiers, serait de nature à lui causer « un trouble anormal ».

Aux dires des gestionnaires du domaine public, cette solution n’apparaissait toutefois pas complètement satisfaisante dans la mesure où elle ne permettait pas de prévenir l’exploitation abusive de l’image de leurs biens. Cette volonté d’ériger un cadre juridique plus protecteur de l’image des biens du domaine public a été révélée au grand jour à travers l’affaire médiatisée opposant l’établissement public du domaine de Chambord et les Brasseries Kronenbourg.

Au début de l’année 2010, la société Kronenbourg avait diffusé, pour la promotion d’une de ses marques de bière, une affiche laissant apercevoir en arrière-plan la façade du château de Chambord. Le domaine de Chambord ainsi que le ministre de la Culture de l’époque s’étaient insurgés de la diffusion de l’image du château sans que la société privée n’en ait demandé l’autorisation, ni même ne se soit acquittée d’une quelconque redevance. Le domaine considérait alors que l’exploitation commerciale de l’image du château s’apparentait à une véritable occupation privative du domaine public au titre de l’article L.2122-1 du Code général de la propriété des personnes publiques et devait dès lors donner lieu au paiement d’une redevance par son occupant. La société Kronenbourg refusa de s’acquitter des sommes demandées [3].

Le litige ayant été porté devant les juridictions administratives, il revenait au juge administratif de se prononcer sur la qualification de l’exploitation de l’image d’un bien immeuble du domaine public au regard du droit administratif des biens.

2.      La création prétorienne d’un cadre juridique relatif à l’utilisation commerciale de l’image des biens immeubles du domaine public

Le tribunal administratif d’Orléans a été le premier à se prononcer sur cette question le 6 mars 2012 [4]. Transposant dans un premier temps le raisonnement adopté par le juge judiciaire, le juge a estimé que « l'image de la chose ne saurait être assimilée ni à la chose elle-même ni aux droits attachés à la propriété de cette chose ». Par suite, et en vue d’analyser la qualification selon laquelle l’exploitation commerciale de l’image du château constituerait une occupation privative du domaine public, le juge a entrepris de qualifier l’image du château au regard des critères définissant les biens du domaine public. Constatant que cette qualification ne pouvait être retenue en raison de ce que l’image n’était ni affectée à l’usage direct du public, ni à un service public, et ne constituait pas un accessoire indissociable du bien concerné, le juge a estimé que le domaine de Chambord ne pouvait légalement soumettre l’exploitation commerciale de l’image du château au paiement d’une redevance pour occupation privative du domaine public. Les titres exécutoires émis par le domaine et visant à recouvrer les sommes prétendument dues ont par conséquent été annulés.

L’affaire n’allait toutefois pas en rester là. Saisie en appel de l’affaire, la Cour administrative d’appel de Nantes a opté pour un tout autre raisonnement dans sa décision du 16 décembre 2015 [5]. À la différence du tribunal administratif, la Cour a considéré que l’image du domaine n’était pas un bien, et ne relevait, par conséquent, ni du Code de la propriété intellectuelle ni du Code général de la propriété des personnes publiques. Pour la Cour, les prises de vue s’apparenteraient dès lors au regard que chacun peut porter sur une chose, et cette image étant, par essence, partagée de tous, elle n’appartiendrait à personne [6]. Tirant les conséquences de son raisonnement, la Cour administrative d’appel a confirmé l’annulation des titres de recettes et a ainsi invité le gestionnaire du domaine à se présenter devant le juge judiciaire en vue d’obtenir réparation du « trouble anormal » que lui aurait potentiellement causé l’exploitation commerciale de l’image du château. Cette impossibilité de qualifier l’image d’un bien immeuble au regard de la domanialité publique n’aura toutefois pas empêché le juge de faire preuve de créativité en vue de permettre au gestionnaire du domaine de prévenir de potentielles atteintes causées par une exploitation abusive de l’image de ses biens. Profitant de l’absence de dispositions législatives, la Cour s’est fondée sur « les exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public » en vue de créer un mécanisme quasi identique à celui applicable en matière de domanialité publique. La Cour a ainsi estimé que les prises de vue effectuées à des fins commerciales d’un immeuble appartenant au domaine public nécessitaient l’obtention d’une autorisation préalable pouvant être assortie de conditions financières. Ce nouveau pouvoir confié entre les mains du gestionnaire, qualifié par certains commentateurs de pouvoir « quasi domanial », visait ainsi à combler l’absence de mécanisme permettant de prévenir la survenance de potentielles atteintes aux biens immeubles du domaine public [7]. Cette création prétorienne audacieuse est aujourd’hui entre les mains du Conseil d’État devant lequel un pourvoi a été formé [8].

Il reste qu’au travers de ces deux décisions, on perçoit que l’approche retenue par les juges en matière d’image des biens immeubles du domaine public se différencie de celle retenue en matière de biens meubles. Par un arrêt du 29 octobre 2012, le Conseil d’État avait notamment jugé que les prises de vues à des fins commerciales des œuvres relevant des collections d’un musée devaient être regardées comme une utilisation privative du domaine public mobilier [9]. Soumettant de fait cette activité à l’octroi d’une autorisation préalable, le Conseil d’État avait alors admis que le gestionnaire des biens pouvait valablement refuser de délivrer une telle autorisation dès lors que la diffusion excessive des reproductions de l’œuvre serait de nature à porter préjudice à l’attractivité du musée et de nuire à sa fréquentation par le public [10].

Face à cette diversité des raisonnements, le législateur a finalement souhaité s’emparer, au moins partiellement, de cette question.

3.      L’avènement d’un cadre législatif propre aux prises de vue des domaines nationaux

La loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, a été l’occasion de sceller au moins pour partie le sort de l’image des biens immeubles du domaine public. Répondant aux préoccupations tirées de la nécessité de prévenir d’éventuelles exploitations abusives de l’image des biens immeubles du domaine public, le législateur a entendu pérenniser le mécanisme imaginé par la Cour administrative d’appel de Nantes pour les seuls biens relevant de la catégorie des domaines nationaux. Ainsi, l’article L.621-42 du code du patrimoine soumet à autorisation préalable l’exploitation commerciale de l’image des domaines nationaux et l’étend à tous les supports d’information la relayant. Le législateur a pris soin de préciser que cette autorisation pouvait être assortie d’une contrepartie financière déterminée par l’autorité gestionnaire en tenant compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation.

Pour l’heure, cette disposition n’est applicable qu’aux seuls biens qualifiés de domaines nationaux par l’article R. 621-98 du Code du patrimoine et ne concerne que les domaines de Chambord, du Louvre et des Tuileries, de Pau, le château d’Angers, le Palais de l’Élysée ainsi que le Palais du Rhin. S’il est étonnant de ne pas lire au rang des monuments « présentant un lien exceptionnel avec la nation » l’établissement public du château, du musée et du domaine de Versailles, on notera que cette liste sera certainement amenée à croître au fil du temps.

Ce nouvel article prévoit en outre une liste d’exceptions recensant les utilisations pour lesquelles l’octroi d’une autorisation préalable n’est pas nécessaire. Il en est ainsi lorsque l’image est utilisée dans le cadre de l’exercice d’une mission de service public ou à des fins culturelles, artistiques, pédagogiques, d’enseignement, de recherche, d’information et d’illustration de l’actualité. Le gestionnaire du domaine sera alors chargé de déterminer le périmètre d’application des exceptions d’exploitation prévues par l’article sous couvert du contrôle du juge. Si les travaux parlementaires semblent révéler en creux la portée de ces exceptions, il n’en reste pas moins que « la plupart des usages culturels impliquent une dimension commerciale » [11]. Les parlementaires avaient évoqué l’idée de prendre en compte cette dimension double de l’exploitation de l’image, comprenant à la fois une vocation culturelle et une vocation commerciale, en soumettant à autorisation préalable les seules utilisations « strictement commerciales ». Toutefois, ils décidèrent d’enlever le terme « strictement » pour ne retenir que l’utilisation commerciale en raison des risques contentieux que cette précision impliquait. Les gestionnaires devront dès lors jongler avec des qualifications d’utilisations parfois doubles, mais également susceptibles d’évoluer. On peut citer à titre d’exemple les prises de vue réalisées initialement dans un but artistique avant d’être commercialisées sur le marché de l’art.

À l’entrée en vigueur de cette disposition, certains acteurs ont perçu derrière la rédaction de cet article de véritables risques tendant à l’exercice d’un pouvoir arbitraire du gestionnaire sur les demandes d’autorisation. Ces acteurs, prônant une vision du domaine public comme un support de liberté créative, ont eu pour porte-parole la Quadrature du Net ainsi que Wikimédia France, deux associations déterminées à contester la légalité des décrets d’application de la loi, et à soumettre, à l’appréciation des Sages de la rue Montpensier, la constitutionnalité de ce nouveau cadre juridique.

4.      La constitutionnalité du nouveau cadre juridique en question

Le 25 octobre 2017, la Quadrature du Net et Wikimédia France ont soumis au Conseil d’État le renvoi de leur question prioritaire de constitutionnalité. Jugeant la question nouvelle et sérieuse, elle fut transmise au Conseil constitutionnel [12]. L’audience QPC, qui s’est tenue le 2 février 2018, a été l’occasion d’entendre les positions défendues par les requérants, le Premier ministre, mais également par le domaine de Chambord qui a souhaité intervenir à l’audience.

Parmi les moyens invoqués en vue de démontrer l’inconstitutionnalité de la disposition attaquée, les requérants invitaient le Conseil constitutionnel à reconnaître un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel les droits patrimoniaux attachés à une œuvre doivent nécessairement s’éteindre après l’écoulement d’un certain délai. Ils estimaient en effet que la disposition nouvellement introduite dans le Code du patrimoine avait pour effet de créer un droit de propriété intellectuelle au profit du gestionnaire du domaine sous une forme légèrement différente de celui qui préexistait au profit de son auteur. Sur ce premier point, le Conseil constitutionnel a estimé que les dispositions litigieuses n’avaient pas pour effet de créer ni de maintenir des droits patrimoniaux attachés à une œuvre intellectuelle. Rejoignant en ce sens le raisonnement de la Cour administrative d’appel de Nantes qui estimait que l’image d’un bien ne saurait relever du droit de propriété intellectuelle, le Conseil constitutionnel a jugé le moyen inopérant et n’a pas eu à se prononcer, par conséquent, sur l’existence d’un tel principe.

Les requérants ont également évoqué la violation des droits et libertés garanties par la Constitution et notamment la liberté d’entreprendre et le droit de propriété des articles 2, 4 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Estimant que cette nouvelle disposition n’était ni nécessaire ni pertinente, dès lors que le mécanisme répressif prévu par le juge judiciaire en cas de « trouble manifeste » de l’utilisation de l’image d’un bien était suffisant, les requérants souhaitaient démontrer que l’atteinte ne reposait sur aucun motif d’intérêt général. S’agissant de la réponse à ces moyens, le juge constitutionnel a estimé que le législateur poursuivait un objectif d’intérêt général consistant à protéger l’image des domaines nationaux, mais également à permettre leur valorisation économique. Le législateur pouvait dès lors valablement limiter le droit de propriété ainsi que la liberté d’entreprendre à condition que ces limitations soient proportionnées à l’objectif poursuivi. Le Conseil constitutionnel a estimé à cet égard que le gestionnaire du domaine ne saurait valablement refuser l’octroi de l’autorisation préalable que dans les seuls cas où l’exploitation de l’image serait de nature à porter atteinte à l’image du domaine. Par suite, l’ensemble des moyens soulevés par les requérants ont été rejetés.

 

À l’occasion des différents événements ayant conduit les juridictions, puis le législateur, à apprécier la pertinence d’établir un mécanisme d’autorisation préalable à l’exploitation commerciale de l’image des biens du domaine public, un mot récurrent aura été entendu : celui de protection. Quel que soit le fondement juridique retenu, les juridictions comme le législateur ont été d’accord pour justifier le mécanisme d’autorisation préalable au regard de la nécessité de protéger l’image des biens des atteintes que pourrait leur causer une exploitation commerciale. Toutefois, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la finalité véritablement protectrice de ce mécanisme. S’agit-il seulement de protéger l’image du patrimoine national ? On peut légitimement en douter à l’heure où un principe d’exception a été adopté afin qu’à l’occasion des JO de Paris, les monuments historiques puissent accueillir fièrement à leurs abords les publicités de l’événement et de ses sponsors… La nécessité pour les domaines de trouver de nouvelles sources de financement semble présider à ces décisions bien plus que la noble tâche de veiller à l’image de notre patrimoine. Dès lors, il ne s’agit plus de préserver l’image des domaines nationaux, mais de considérer que l’État peut commercialiser l’image d’un patrimoine qui est le bien de tous et selon des critères qui resteront à apprécier au cas par cas. Force est de constater qu’il s’agit là d’une conception lointaine de l’idéal qui conduisit, au lendemain de la Révolution française, à offrir ces monuments de premier plan à la nation.

À l’exemple de certains de nos voisins européens qui ont opté pour une conception bien différente, ne pourrait-on pas concevoir que l’utilisation des images des biens des domaines nationaux dans des publicités serait une manière de promouvoir les sites auprès d’un large public, et pas uniquement d’amateurs et de connaisseurs ? Le Rijksmuseum d’Amsterdam, en plus de rendre accessibles ses collections sur internet grâce à des images haute définition librement téléchargeables, encourage depuis trois ans l’utilisation commerciale de ses œuvres en lançant un concours international de design [13]. Les gagnants obtiennent notamment d’avoir leur produit vendu par la boutique du musée. Cette année, le deuxième prix a été remis aux Eden Condoms, des préservatifs dont l’emballage reproduit des estampes d’Adam et Ève au Paradis. Si la bière Kronenbourg n’était pas du goût de Chambord, on n’ose imaginer son avis sur ce produit. Pourtant l’image du Rijksmuseum en a-t-elle pâti ?

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Mike GILAVERT

 

 

[1] Conseil constitutionnel, 2 février 2018, n° 2017-687QPC

[2] Cass. Ass. Plén., 7 mai 2004, Société Hôtel de Girancourt, n°02-10.450

[3] Le domaine réclamait près de 250 000€ - commentaire du Conseil constitutionnel sur sa décision 2 février 2018, n° 2017-687QPC, p.4.

[4] TA Orléans, 6 mars 2012, n°1102187

[5] CAA Nantes, Plèn., 16 décembre 2015, n°12NT01190, mentionné aux tables du recueil Lebon.

[6] FOULQUIER, Norbert, « Hors CGPPP, le pouvoir quasi domanial sur l'image des biens du domaine public », AJDA, 2016 p.435

[7] Ibid.

[8] commentaire du Conseil constitutionnel sur sa décision 2 février 2018, n° 2017-687QPC, p. 5

[9] CE, 29 octobre 2012, Commune de Tours, n°341173, publié au recueil Lebon.

[10] CE 23 décembre 2016, Commune de Tours, n°378879

[11] MAUREL, Lionel, « cret Chambord : le patrimoine livré à l’arbitraire », 3 avril 2017, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://scinfolex.com/2017/04/03/decret-chambord-le-patrimoine-livre-a-larbitraire/

[12] CE, 25 octobre 2017, n°411005

[13] Voir sur ce point MAUREL, op. cit. note 11.