Le contentieux administratif au service de la lutte contre la pollution de l’air – étude des arrêts du Conseil d’État Association Les Amis de la Terre

 Extrait de la Gazette n°46 - Septembre 2021


« À la différence du tabagisme, les victimes d’un air pollué ne sont pas en mesure d’éviter leur exposition à ce risque pour leur santé, la pollution de l’air est ainsi la première cause de mortalité subie » [1].

Cette phrase tirée des conclusions du rapporteur public Stéphane Hoynck sous l’arrêt Association Les Amis de la Terre du 10 juillet 2020 [2] marque l’enjeu du sujet dont avait à connaitre la Haute juridiction administrative dans ce contentieux hautement actuel.

Dans son arrêt rendu le 4 août 2021 par ses 6ème et 5ème chambres réunies [3], le Conseil d’État a condamné l’État à verser la somme de 10 millions d’euros au titre de la liquidation provisoire de l’astreinte qu’il avait prononcée à son encontre dans sa décision du 10 juillet 2020 pour non-respect de ses obligations en matière de lutte contre la pollution de l’air. Cet arrêt marque la fin – provisoire – d’une saga jurisprudentielle tendant à contraindre le gouvernement français à se conforter à ses obligations en matière de qualité de l’air et de réduction de la pollution atmosphérique.

Dans ce combat mené par les associations, le juge administratif est apparu comme un acteur pertinent à solliciter. Les recours présentés devant le Conseil d’État ont été l’occasion pour ce dernier de se faire porteur de la volonté d’un réel engagement du juge administratif en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Trois étapes se dessinent pour l’instant dans cette affaire.

L’étape initiale fut celle de la décision Association Les Amis de la Terre du 12 juillet 2017 [4]. Elle fit droit à la requête de l’association Les Amis de la Terre tendant à faire annuler les décisions implicites de rejet nées du silence du Président de la République, du Premier ministre et de deux ministres sur leurs différentes demandes.

Ces demandes visaient à enjoindre au gouvernement de mettre en œuvre toutes les mesures utiles permettant de rétablir, sur l’ensemble du territoire national et dans certaines zones limitativement énumérées, les concentrations en particules fines et en dioxyde d’azote en deçà de certaines valeurs limites fixées par le droit européen.

Leur recours tendait également à enjoindre au gouvernement d’ordonner la révision de l’ensemble des plans de protection de l’atmosphère non conformes à la directive n°2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe [5] – fondement textuel de ces documents et de la requête.

La décision de la Haute Juridiction annulait les refus implicites du gouvernement sur ces demandes, l’enjoignait à réviser les plans et à présenter à la Commission européenne les mesures concrètes pour répondre aux exigences en matière de pollution atmosphérique avant le 31 mai 2018.

Trois ans plus tard, se déroulait la seconde étape de cette saga.

Par une requête portée par 78 associations, dont les Amis de la Terre, il était demandé au Conseil d’État de constater que la décision du 12 juillet 2017 n’avait pas été exécutée et, de prononcer, de ce fait, à l’encontre de l’État, une astreinte.

Par un arrêt d’assemblée en date du 10 juillet 2020 [6], le Conseil d’État avait ainsi constaté l’absence d’exécution de sa décision de 2017 du fait de l’insuffisance des mesures depuis prises par le gouvernement pour réduire les niveaux de particules fines et dioxyde d’azote. Par suite, la Haute juridiction prononçait à l’encontre de l’État une astreinte d’un montant de 10 millions d’euros par semestre si ce dernier ne justifiait pas, dans les six mois suivants cette décision, de l’exécution de l’arrêt de 2017.

Enfin, quatre ans après sa première décision et un an après le prononcé de l’astreinte, le Conseil d’État a donc, dans son arrêt du 4 août 2021, décidé de la liquidation de l’astreinte pour la période du premier semestre 2021. L’État est donc condamné à verser à différentes entités la somme totale de 10 millions d’euros – un montant historique.

Ces dernières années, le contentieux relatif à la pollution de l’air a émergé comme l’une des thématiques fortes portée par le Conseil d’État. Le juge administratif s’y fait écho de la société et mandataire des actions des associations de lutte contre le réchauffement climatique.

Dans le traitement de cette thématique contemporaine, le juge s’appuie sur les mécanismes qui lui sont classiquement offerts par le contentieux administratif (I). Toutefois, cette problématique nouvelle de lutte contre la pollution atmosphérique lui permet d’innover en posant des nouveaux principes et retenant des solutions inédites (II).

 

I) L’office classique du juge administratif au service de la lutte contre la pollution de l’air

Les décisions Association Les Amis de la Terre ont été rendues sur les mêmes visas ; en particulier celui de la directive n°2008/50/CE, le code de l’environnement et le code de justice administrative.

Cette succession de textes est classique. Dans l’ensemble de ses décisions, le juge administratif se fonde sur les règles régissant son office – aujourd’hui codifiées dans le code de justice administrative – pour les mettre au service d’un thème précis – en l’espèce, la lutte contre pollution de l’air.

En cela, les décisions Association Les Amis de la Terre sont l’illustration d’une décision type d’un juge administratif saisi d’un recours pour excès de pouvoir (A). Elles sont néanmoins l’occasion pour celui-ci de mettre en œuvre une large partie des pouvoirs qui lui sont offerts en matière d’exécution (B).

 

A) Les décisions Association Les Amis de la Terre, « archétypes » du recours pour excès de pouvoir

Dans le cadre du contentieux Association Les Amis de la Terre, le classique recours pour excès de pouvoir se voit utiliser pour servir une cause moderne. Comme le présentait Yann Aguila dans un article paru à l’AJDA [7], la décision Association les Amis de la Terre de 2017 constitue « l’archétype du recours pour excès de pouvoir en situation de carence ».

Dans sa formulation classique – et répétée comme un aphorisme – le recours pour excès de pouvoir est « un procès fait à un acte » [8]. Il est de longue date admis que cet acte peut être constitué par le refus d’en édicter un [9].

Il s’agit alors pour les requérants de réussir à prouver que l’absence de prise d’acte constitue une illégalité. Dès lors, ces derniers doivent démontrer que l’autorité ayant prononcé le refus était tenue, au regard des obligations qui sont les siennes, de prendre l’acte litigieux.

Dans le cadre du contentieux étudié en l’espèce, les obligations invoquées par les requérants procédaient du droit européen et plus particulièrement de la directive n°2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 [10]. Cette directive a pour objet la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe. Transposée en droit national par un décret du 21 octobre 2010 [11], elle figure au sein du code de l’environnement et constitue aujourd’hui le fondement des mesures implémentées par les États européens pour améliorer la qualité de l’air.

L’article 23 de cette directive constitue le pilier de ces obligations en disposant que « les États membres veillent à ce que des plans relatifs à la qualité de l’air soient établis […] afin d’atteindre [une] valeur limite ou valeur cible ».

Ce principe est aujourd’hui repris au sein des articles L. 222-4 et L. 222-5 du code de l’environnement qui visent l’adoption de plans de protection de l’atmosphère.

Pour tendre à la réalisation de ces objectifs, le texte fixe des seuils maximums de certains polluants dans l’air. En droit français, ces valeurs sont énumérées au sein de l’article R. 221-1 du code de l’environnement. Afin de respecter ces mesures, les États membres doivent donc adopter des plans relatifs à la qualité de l’air. Ces plans ont pour dessein la prise de mesures précises dans les zones pour lesquelles il est déterminé que les valeurs limites sont dépassées.

Toutefois, ces plans ne constituent pas les seuls vecteurs d’action des États. Ces derniers disposent d’une marge de manœuvre afin d’apprécier les mesures les plus à même de permettre le retour aux valeurs cibles. Cette marge de manœuvre reste modérée dès lors qu’elle est limitée par un impératif d’efficacité.

Conséquemment, à l’origine du recours se trouve le constat par les associations requérantes du non-respect par le gouvernement de ces obligations – notamment l’absence de mise en œuvre de toutes les mesures existantes et jugées efficaces tout autant que nécessaires pour faire baisser le taux de pollution dans l’air ainsi que l’absence de révision des plans de protection de l’atmosphère.

Saisi de cette question, le Conseil d’État constate le dépassement effectif des valeurs limites dans un certain nombre de zones.

Le juge administratif caractérise alors la carence du gouvernement en la matière « eu égard à la persistance des dépassements observés au cours des trois années précédant les décisions attaquées, les plans relatifs à la qualité de l’air […] doivent être regardés comme insuffisants au regard des obligations » de l’État. Et le Conseil d’État de conclure que « les exigences prévues aux articles L. 222-4 et L. 222-5 du code de l’environnement, qui transposent l’article 23 de la directive du 21 mai 2008, doivent être regardées comme méconnues ».

Le refus implicite du gouvernement de prendre des mesures afin de respecter ses engagements est ainsi annulé par le Conseil d’État.

Néanmoins, cette annulation via le recours pour excès de pouvoir ne constitue pas l’unique aboutissement du premier arrêt Association Les Amis de la Terre.

S’inspirant du raisonnement de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et utilisant les larges pouvoirs qui lui sont offerts par le contentieux administratif, le Conseil d’État a assorti cette décision d’autres mesures. Cette utilisation des pouvoirs qui lui sont offerts s’est par ailleurs poursuivie face à l’inexécution de la décision du 12 juillet 2017.

 

B) Une mise en œuvre édifiante des pouvoirs du juge administratif en matière d’exécution des décisions

Outre son aisance de mise en œuvre, le recours pour excès de pouvoir offre aujourd’hui de larges pouvoirs au juge. En effet, en dehors de l’annulation pure et simple de l’acte attaqué, celui-ci peut assortir sa décision de diverses sommations permettant de satisfaire pleinement les demandes des requérants.

C’est ainsi que dans sa requête, l’association Les Amis de la Terre a demandé au juge d’enjoindre l’État de réviser l’ensemble des plans de protection de l’atmosphère non conforme au droit européen et de prendre toute mesure utile permettant de respecter les taux maximums de polluants dans l’air également fixés par les normes européennes.

Cette remarque se pose avec d’autant plus d’acuité dès lors que l’on se place en 2021, 4 ans après le premier arrêt Association Les Amis de la Terre et que les mesures prises par le gouvernement sur ce point sont toujours jugées insuffisantes. Dès son arrêt du 12 juillet 2017, le Conseil d’État s’était pourtant d’ores et déjà saisi de l’enjeu qu’il avait face à lui et avait fait appel à son pouvoir d’injonction.

Ce pouvoir est offert au juge administratif depuis la loi du 8 février 1995 [12]. Aujourd’hui codifié à l’article L.911-1 du code de justice administrative, il permet au juge de prescrire la prise d’une mesure dont l’adoption est nécessairement induite par la décision de justice.

Ce principe trouve ici une illustration exemplaire : l’annulation du refus rend nécessaire l’adoption de nouvelles mesures et la révision des plans afin que l’État se soumette à ses obligations.

Pour prendre cette injonction, le Conseil d’État analyse les données relevées sur les zones dépassant les taux limites fixés par le code de l’environnement. Ces dépassements visaient 12 zones et concernaient deux types de polluants : le dioxyde d’azote et les particules fines [13].

Ainsi, après avoir annulé dans l’article premier de son dispositif les décisions implicites de refus opposées par les autorités présidentielles et gouvernementales, le Conseil d’État a - dès l’article 2 du dispositif de l’arrêt du 12 juillet 2017 - enjoint au gouvernement de prendre « toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre […] un plan relatif à la qualité de l’air permettant de ramener les concentrations en dioxyde de d’azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l’article R.221-1 du code de l’environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018 » [14].

Le fait pour le Conseil d’État d’assortir sa décision d’injonction d’une date limite imminente montre sa conscience de l’enjeu de la nécessité de résorber le manquement de l’État le plus rapidement possible.

En outre, le titre IX du code de justice administrative poursuit en matière d’exécution des décisions en disposant en son article L.911-4 que « en cas d'inexécution d'un jugement ou d'un arrêt, la partie intéressée peut demander à la juridiction, une fois la décision rendue, d'en assurer l'exécution […] Elle peut fixer un délai d'exécution et prononcer une astreinte ».

Le mécanisme de l’astreinte entraîne la condamnation de la partie récalcitrante au versement d’une somme dont le montant est défini par le magistrat au terme d’un délai lui aussi déterminé par le juge.

Ce mécanisme est ici utilisé par les associations dans leur recours ayant conduit à la deuxième décision Association Les Amis de la Terre du 10 juillet 2020 [15].

Le prononcé de l’astreinte suppose la non-exécution d’une décision de justice. En l’espèce, cette non-exécution se caractérise par l’absence d’adoption de mesures adaptées et de révision pertinente des plans relatifs à la qualité de l’air. Le caractère inadapté et non pertinent des mesures gouvernementales s’analysant dans la constatation de la pérennité de niveaux de polluants élevés dans l’air.

Le rôle du juge administratif n’est pas ici de déterminer les mesures les plus à même de réduire la pollution en deçà des taux limites fixés par le droit de l’Union européenne – cette tâche revenant au gouvernement et encore plus aux spécialistes scientifiques en la matière – mais bien de juger l’action d’une administration face aux obligations auxquelles cette dernière fait face.

Un point à noter est l’exergue avec laquelle le Conseil d’État relève les dates à compter desquelles l’État était tenu de revenir aux seuils limites, soit 2005 pour le dioxyde d’azote et 2010 pour les particules fines [16].

La durée du dépassement – et donc de l’absence de prise par le gouvernement de mesures efficaces - est un des facteurs poussant le Conseil d’État à décider du prononcé de l’astreinte.

Le Conseil d’État rappelle également au gouvernement que bien que les plans de protection de l’atmosphère soient l’un des outils à privilégier pour parvenir aux seuils fixés par le droit européen, cette voie ne constitue pas l’unique chemin pour atteindre ces objectifs et d’autres instruments sont possibles et doivent être adoptés s’ils sont plus efficaces.

Sur la révision de ces plans, le juge note qu’elle est amorcée pour la grande majorité des zones mais qu’il n’y a actuellement que deux plans révisés (celui de la Vallée de l’Arve – que le Conseil d’État estime correct – et celui de l’Île de France – que le Conseil d’État estime insuffisant [17]).

Devant ce faisceau d’indice négatif, le Conseil d’État constate la partielle inexécution de la décision de 2017 et décide donc de prononcer une astreinte [18].

Le mécanisme de l’astreinte présente un caractère comminatoire. Il est utilisé comme moyen de pression sur la partie n’exécutant pas ses obligations.

Afin de produire un réel effet en ce sens, l’astreinte doit donc pouvoir être liquidée : cette étape a été franchie par la décision du 4 août 2021.

 

II) La protection de l’environnement au service d’un renouvellement de la jurisprudence administrative

Si le prononcé de l’injonction et de l’astreinte constitue un emploi classique des pouvoirs du juge administratif, la mise en œuvre de l’astreinte a été l’occasion d’une transformation de certains pans de la jurisprudence de l’ordre administratif (A). Au surplus, ce n’est pas uniquement dans le champ du recours pour excès de pouvoir que le juge se voit saisi de contentieux liés à la lutte contre le réchauffement climatique, l’ensemble de son office se trouve utilisé pour traiter de cette problématique (B).

 

A) Une astreinte aux affectataires inédits et au montant historique

Dans ses conclusions sous l’arrêt du 10 juillet 2020, le rapporteur public Stéphane Hoynck rappelle que « l’affaire en cause a un enjeu tel » [19] qu’elle peut permettre à la juridiction administrative de s’en saisir pour faire évoluer sa jurisprudence face à un mécanisme qui lui est aujourd’hui familier : celui de l’astreinte.

Après avoir admis le principe du prononcé de l’astreinte dans son article L.911-4, le code de justice administratif continue en traitant des conséquences de l’emploi d’un tel processus. En ce sens, l’article L.911-7 du code dispose « en cas d’inexécution totale ou partielle ou d’exécution tardive, la juridiction procède à la liquidation de l’astreinte qu’elle avait prononcée ».

C’est sur ce fondement qu’est rendu l’arrêt du 4 août 2021.

Dès son prononcé en 2020, la question de la potentielle liquidation de l’astreinte avait guidé la réflexion autour de son adoption. En effet, cette échéance – bien que non souhaitée, mais relativement probable au regard du passif inactif du gouvernement – devait nécessairement être prise en compte pour fixer le montant de ladite astreinte et encore plus, les affectataires de cette dernière.

La situation en cause – celle de l’État débiteur d’une astreinte du fait de la non-exécution d’une décision de justice prise à son encontre – soulevait une problématique non tranchée par la jurisprudence du Conseil d’État, que le contentieux Association Les Amis de la Terre a permis d’éclaircir.

Comme l’expliquait le rapporteur public dans ses conclusions [20], le juge administratif a très tôt admis le prononcé d’astreinte contre les particuliers n’exécutant pas ses décisions [21]. Puis de manière assez aisée pour certaines personnes publiques (les établissements publics et les collectivités locales).

De plus amples difficultés s’élevaient face à l’inexécution par l’État d’une décision de la juridiction administrative.

Assurément, la liquidation d’une astreinte pose la question de la personne ou de l’entité qui percevra la somme due.

À ce titre, l’astreinte ne doit pas entrainer un enrichissement indu du requérant. Pour éviter cet écueil, le code de justice administrative prévoit que le juge pourra décider qu’une part de l’astreinte prononcée sera affectée au budget de l’État [22].

Cette solution permet de répondre aux objectifs de l’astreinte – constituer un moyen de pression afin d’inciter la partie perdante à exécuter la décision de justice – tout en évitant les problèmes liés au risque d’enrichissement sans cause du requérant.

Néanmoins, dans des situations comme celle se présentant en l’espèce, les limites de cette solution sont aisément identifiables. Lorsque l’État est débiteur de l’astreinte, l’en rendre également créancier fait perdre à ce mécanisme son aspect coercitif.

Comme le rappelle le rapporteur public dans ses conclusions [23], face à une telle situation le juge se trouvait généralement réticent à liquider l’ensemble de l’astreinte au profit du requérant [24].

Cette solution avait été validée par le Conseil constitutionnel dans une décision QPC du 6 mars 2015 [25]. Le Conseil constitutionnel avait ainsi décidé que l’article L. 911-8 du code de justice administrative n’était pas contraire à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dès lors que le juge restait libre de fixer le taux de l’astreinte et d’apprécier la réduction de son montant effectivement mis à la charge de l’État.

Toutefois, la situation qui s’était dessinée au fil de la jurisprudence et de diverses lois était peu satisfaisante au regard du but premier de l’astreinte : sa nature comminatoire.

Ainsi, de manière novatrice, le rapporteur public proposait dans ses conclusions d’établir une solution dans laquelle l’astreinte pourrait être versée à un tiers. Afin de ne pas laisser une totale liberté au juge – qui pourrait conduire à des abus de sa part – il précise que « il faut que ce tiers, personne morale, ait une finalité d’intérêt général en rapport direct avec l’objet du litige » [26].

Le Conseil d’État a décidé de suivre les conclusions de son rapporteur public. L’arrêt du 10 juillet 2020 présente ainsi un nouveau considérant de principe – également repris dans la décision du 4 août 2021 [27] - aux termes duquel, lorsque l’État se trouve débiteur d’une astreinte, le juge administratif peut « décider d’affecter cette fraction [de l’astreinte] à une personne morale de droit public disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État et dont les missions sont en rapport avec l’objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d’intérêt général en lien avec cet objet » [28].

L’autre point clé participant de son but contraignant se trouve dans le choix du montant de l’astreinte. En l’espèce, dans cette démarche, le Conseil d’État s’est attaché à assurer la continuité de sa jurisprudence en la matière tout en s’inspirant des solutions prônées par la CJUE dans la mise en œuvre de recours en manquement [29].

Notablement, les trois astreintes les plus élevées prononcées par le Conseil d’État à ce jour l’ont toutes été dans le domaine environnemental. Parmi les sommes les plus élevées prononcées, seule une a été liquidée au profit de la collectivité territoriale de la Guyane pour un montant de 500 000 euros [30].

En parallèle, dans le cadre des procédures en manquement, la CJUE applique quant à elle une méthode mathématique : sur la base d’un montant de 500 euros par jour, la Cour applique trois coefficients multiplicateurs tenant à la gravité de l’infraction, sa durée et la capacité de paiement de l’État concerné.

Suivant cette méthode, l’astreinte la plus haute jamais prononcée fut à l’encontre de la France dans l’affaire dite « des merluchons » [31]. La France a ainsi été condamnée à une amende forfaitaire de 57 millions d’euros par semestre pour un manquement entrainant une atteinte aux ressources halieutiques pendant près de 14 ans.

À l’occasion du non-respect de ses engagements en matière de lutte contre la pollution de l’air, la carence de l’action du gouvernement français dans l’exécution de ses obligations découlant de l’arrêt du 12 juillet 2017 n’avait duré que deux ans lors du prononcé de l’astreinte. Cependant, comme y fait référence le Conseil d’État dans sa décision du 10 juillet 2020, cette carence eu égard « à la gravité des conséquences du défaut partiel d’exécution en termes de santé publique et à l’urgence particulière qui en découle » [32] justifie la fixation du montant dû par l’État à un niveau élevé.

En outre, la CJUE fait le choix d’appliquer une astreinte non pas journalière mais semestrielle. Cette solution originale va être pareillement embrassée par le Conseil d’État qui y voit une manière de tenir compte de la particularité de la carence de l’État dans ce domaine [33].

Ce délai de 6 mois permettant d’évaluer pertinemment les avancements résultants de l’adoption des mesures prescrites.

La gravité des conséquences de l’absence de prise des mesures nécessaires sur la santé humaine ainsi que sur l’environnement conduit le Conseil d’État à fixer le montant de l’astreinte à 10 millions d’euros par semestre.

Ce montant – le plus haut jamais prononcé par la juridiction administrative – a donc été liquidé pour la période du 11 janvier au 11 juillet 2021 dans la décision du 4 août 2021.

En défense, le gouvernement avait pourtant tenté une nouvelle fois de démontrer au juge administratif qu’il avait pris l’ensemble des mesures nécessaires et efficaces pour faire baisser les taux de polluants dans l’air aux valeurs souhaitées. Il invoque en particulier la passation d’un marché public pour l’évaluation de la politique publique en matière de qualité de l’air [34], l’adoption en 2020 d’un décret sur le non-respect des normes de qualité de l’air [35] [36] et enfin l’adoption de la loi dite Climat et Résilience [37] [38] – dont on sait à quel point cette dernière a été décriée pour son insuffisance par les associations de défense de l’environnement et par les groupes de l’opposition à l’Assemblée.

Bien que le Conseil d’État relève que l’ensemble de ces mesures vont permettre de poursuivre une amélioration de la situation, cette dernière reste incertaine et n’a pas encore été évaluée de manière fiable.

Ces mesures ne constituent pas alors, selon le juge, l’ensemble des dispositifs les plus efficaces pour tenter de faire réduire la pollution de l’air. La décision du 10 juillet 2020 n’a donc connu, comme le précise le rapporteur public dans ses conclusions, « qu’une exécution très partielle » [39].

Appliquant sa nouvelle solution de principe, le Conseil d’État liquide l’astreinte au profit de l’association Les Amis de la Terre (100 000 euros), l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) (3,3 millions d’euros), le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA) (2,5 millions d’euros), l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (ANSES) (2 millions d’euros), l’Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) (1 million d’euros), Air Parif et Atmo Auvergne Rhône-Alpes (350 000 euros chacune) et enfin Atmo Occitanie et Atmo Sud (200 000 euros chacune).

 

B) L’intégralité de l’office du juge administratif au service d’une cause clé du 21ème siècle

Les recours Association les Amis de la Terre illustrent le rôle depuis longtemps saisi par les associations de mise en lumière de l’inaction de l’État dans l’implémentation d’une politique publique.

La modernité de cette action tend alors au domaine dans lequel elle éclot : la lutte contre le réchauffement climatique. Pour cette cause clé du 21ème siècle, les associations mais également les citoyens ont décidé de faire appel à l’ensemble des mécanismes que leur offre le contentieux administratif.

La solution portée par le premier arrêt Association les Amis de la Terre de 2017 a lancé une tendance jurisprudentielle.

Devant le Conseil d’État, c’est la décision Commune de Grande-Synthe qui est récemment venue alimenter le contentieux environnemental de la Haute juridiction [40].

S’inspirant de la solution retenue par l’arrêt du Conseil d’État de 2017, la commune de Grande-Synthe a introduit divers recours devant la Haute juridiction ; le principal visant à obtenir « que l’État prenne toute mesure utile permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter strictement les obligations déjà consenties mais à réduire encore par rapport à ces obligations les émissions » [41].

Outre l’inspiration tirée des différentes solutions adoptées par la juridiction française, la requête de la commune de Grande-Synthe fait également écho aux solutions retenues à l’étranger.

En particulier, aux Pays Bas, un tribunal de La Haye a ordonné au gouvernement néerlandais d’atteindre 25% de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2020 par rapport au niveau mesuré en 1990 ; et ce alors que la baisse constatée en 2015 n’était que de 17% [42].

Sur le recours de la commune de Grande-Synthe, le Conseil d’État a rendu un arrêt le 19 novembre 2020 [43]. Il note que l’État s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40% d’ici 2030 mais que l’essentiel de ses efforts a été reporté après 2020. Faisant écho à la solution retenue dans le contentieux Association les Amis de la Terre, le Conseil d’État demande au gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois, « que son refus de prendre des mesures complémentaires est compatibles avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 » [44]. En cas d’insuffisance des justifications apportées par le gouvernement, le Conseil d’État pourra alors faire droit à la requête de la commune de Grande-Synthe et annuler, comme il l’avait fait dans sa décision du 12 juillet 2017, le refus de prendre des mesures supplémentaires.

Outre le mécanisme du recours pour excès de pouvoir adopté par l’association Les Amis de la Terre et la commune de Grande-Synthe pour porter leurs prétentions, des actions de mise en jeu de la responsabilité de l’État ont également vu le jour.

Cette voie a notamment été choisie par les associations ayant introduit devant le tribunal administratif de Paris en mars 2019 le recours connu sous le nom de « l’Affaire du siècle ».

Dans son jugement du 3 février 2021 [45], le tribunal administratif de Paris a ainsi reconnu l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique. Estimant que ce dernier doit être prioritairement réparé en nature, il ne fait pas droit aux demandes de réparation pécuniaires des associations.

Toutefois, il condamne l’État à verser un euro symbolique aux différentes associations requérantes en réparation de leur préjudice moral. Cette demande de réparation à hauteur d’un euro symbolique avait pour but la mise en lumière et la caractérisation de la responsabilité de l’État face à l’insuffisance de sa politique publique en matière de lutte contre la pollution atmosphérique.

Enfin, le juge administratif national n’est pas le seul à se voir saisi de questions relatives à la défense de l’environnement.

Au niveau européen – niveau privilégié pour la mise en place de mesures effectives de réduction de la pollution de l’air au regard de la nature de celle-ci – différentes procédures ont été mises en œuvre.

Concernant en particulier la France, cette dernière a fait l’objet d’une procédure en manquement qui a donné lieu à sa condamnation par un arrêt en date du 24 octobre 2019 [46]. Cet arrêt – visé par le Conseil d’État dans sa décision du 10 juillet 2020 – condamne la France pour manquement face à ses obligations de matière de réduction de la pollution atmosphérique. Le juge européen avait tenu compte de six facteurs pour conclure qu’il y avait lieu « de relever que la République française n’a manifestement pas adopté, en temps utile, des mesures appropriées permettant d’assurer un délai de dépassement qui soit le plus court possible » [47].

Plus encore, par une décision du 30 octobre 2020 [48], la Commission a à nouveau décidé de saisir la CJUE d’un manquement commis par la France au regard des obligations dont cette dernière est tenue au titre de la directive n°2008/50/CE.

L’ensemble de ces recours – toujours en suspens – se fonde sur des mécanismes classiquement offerts par le droit. Leurs solutions - au regard notamment du domaine dans lesquels ils interviennent – seront à coup sûr novatrices et entraineront une forme de renouveau de la jurisprudence.

Le contentieux de la lutte contre le réchauffement climatique – en particulier la lutte contre la pollution de l’air – constitue donc aujourd’hui une vitrine privilégiée pour le juge administratif. Il lui permet d’affirmer son ancrage et sa nécessité au 21ème siècle, se faisant porteur de sujets sociétaux d’ampleur.

L’affaire Association Les Amis de la Terre permet de révéler et de témoigner de l’actualité et de la pertinence du contentieux administratif. Sachant s’adapter, se transformer et s’enrichissant à la faveur de ce nouveau domaine, il démontre - une fois de plus – sa place fondamentale et centrale au sein de notre système judiciaire et encore plus, au sein de notre société.

Ne craignant pas de prendre des décisions historiques et contestataires, la juridiction administrative se trouve à la hauteur des enjeux portés notre génération et les générations futures pour l’action essentielle et inévitable en faveur de la protection de notre planète et de son environnement.

                      

Emma Plard

Références :

 

[1] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.1.

[2] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409.

[3] CE, 6ème et 5ème ch. réunies,4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409.

[4] CE, 6ème et 1ère ch. réunies, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France, req. n°394254.

[5] Directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe.

[6] CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409.

[7] Y. Aguila, « Petite typologie des actions climatiques contre l'Etat », AJDA, n°32, 30 septembre 2019, p.1853.

[8] Formule d’Edouard Laferrière.

[9] V. par ex., CE, ass., 8 juin 1973, Richard.

[10] Directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe, préc.

[11] Décret n° 2010-1250 du 21 octobre 2010 relatif à la qualité de l'air.

[12] Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.

[13] Cette solution s’inspire en particulier de celle adoptée par la CJUE dans son arrêt du 19 novembre 2014, ClientEarth c/ The Secretary of State for the Environment, Food and Rural Affairs, C‑404/13 dans lequel la Cour a retenu, en matière de non-respect des obligations relatives à la qualité de l’air, « lorsqu’un État membre n’a pas respecté les exigences résultant de l’article 13, paragraphe 1, deuxième alinéa, de la directive 2008/50, […], il appartient à la juridiction nationale compétente, éventuellement saisie, de prendre, à l’égard de l’autorité nationale, toute mesure nécessaire, telle une injonction, afin que cette autorité établisse le plan exigé par ladite directive dans les conditions que celle-ci prévoit ».

[14] CE, 6ème et 1ère ch. réunies, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France, req. n°394254, pt 9.

[15] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc.

[16] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc, pt 5.

[17] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc, pt. 10 et 11.

[18] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc, article 1er du dispositif « une astreinte est prononcée à l'encontre de l'Etat, s'il ne justifie pas avoir, dans les six mois suivant la notification de la présente décision, exécuté la décision du Conseil d'Etat du 12 juillet 2017, pour chacune des zones énumérées au point 11 des motifs de la présente décision, et jusqu'à la date de cette exécution. Le taux de cette astreinte est fixé à 10 millions d'euros par semestre, à compter de l'expiration du délai de six mois suivant la notification de la présente décision ».

[19] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.25.

[20] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.12.

[21] V. par ex., CE, 25 novembre 1936, Wagon.

[22] Article L.911-8 CJA « La juridiction peut décider qu'une part de l'astreinte ne sera pas versée au requérant. Cette part est affectée au budget de l'Etat. ».

[23] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.16.

[24] V. par ex. CE, sous-sections réunies, 30 mars 2001, Ribstein, req. n°185107.

[25] Cons. Const., déc. n°2015-455 QPC, 6 mars 2015, M. Jean de M.

[26] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.19.

[27] CE, 6ème et 5ème ch. réunies,4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409, préc., pt. 3.

[28] CE, ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc., pt 1.

[29] Article 258 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) « Si la Commission estime qu'un État membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu des traités, elle émet un avis motivé à ce sujet, après avoir mis cet État en mesure de présenter ses observations. Si l'État en cause ne se conforme pas à cet avis dans le délai déterminé par la Commission, celle-ci peut saisir la Cour de justice de l'Union européenne ».

[30] CE, 6ème ch., 18 mai 2018, req. n° 396130.

[31] CJCE, 12 juillet 2005, Commission c/ France - affaire dite « des merluchons », n° C-304/02.

[32] CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, préc., pt. 12.

[33] S. Hoynck, concl. sur CE, ass. 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre France, req. n° 428409, p.23

[34] CE, 6ème et 5ème ch. réunies,4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409, préc., pt. 6.

[35] CE, 6ème et 5ème ch. réunies,4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409, préc., pt. 7.

[36] Décret n° 2020-1138 du 16 septembre 2020 relatif au non-respect de manière régulière des normes de la qualité de l'air donnant lieu à une obligation d'instauration d'une zone à faibles émissions mobilité.

[37] CE, 6ème et 5ème ch. réunies,4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409, préc., pt. 8.

[38] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

[39] S. Hoynck, concl. sur CE, 6ème et 5ème ch. réunies, 4 août 2021, Association Les Amis de la Terre France et autres, req. n°428409, p.1.

[40] CE, 6ème et 5ème ch. réunies, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n°427301.

[41] C. Huglo, « Procès climatique en France : la grande attente », AJDA n°32, 30 septembre 2019, p. 1861.

[42] Cour du District de La Haye, 24 juin 2015, Fondation Urgenda c/ Pays-Bas.

[43] CE, 6ème et 5ème ch. réunies, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n°427301, préc.

[44] Communiqué de presse du Conseil d’Etat sur la décision CE, 6ème et 5ème ch. réunies, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n°427301, préc.

[45] Tribunal administratif de Paris, 4ème section – 1ère chambre, 3 février 2021, Association Oxfam France et autres, req. n°1904967.

[46] CJUE, 24 octobre 2019, Commission c/ France, n°C-636/18.

[47] CJUE, 24 octobre 2019, Commission c/ France, n°C-636/18, préc., pt. 89.

[48] Communiqué de presse de la Commission européenne, « Qualité de l'air : la Commission décide de saisir la Cour de justice d'un recours contre la France pour non-respect de son obligation de protection des citoyens contre la mauvaise qualité de l'air », 30 octobre

 

 

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Emma PLARD

Le support approprié de publicité de l’acte modifiant le contrat administratif : prévenir le risque de contentieux à l’initiative des tiers

Extrait de la Gazette n°46 - Septembre 2021

Le 4 avril 2014, le Conseil d’État a refondu les conditions de recours de tiers contestant la validité d’un contrat administratif en décidant que « tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles ; […] ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi » (CE, Assemblée, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994)

Il ressort de ces énonciations que le contenu de la formalité de publicité choisie doit comporter au moins deux mentions, à savoir la conclusion du contrat ainsi que ses modalités de consultation. 

Ces exigences se traduisent par la nécessaire publicité de la décision de signer le marché et le fait de prévoir la possibilité de consulter le contrat concerné, ce qui n’est pas toujours chose aisée [1]

En l’absence de telles précisions, le juge administratif ne constate pas de départ effectif du délai de recours et peut, en conséquence, admettre une requête présentée plus de deux mois après la date de signature du contrat [2].

La formulation ici adoptée par le Conseil d’État ne permet toutefois pas de définir limitativement les supports de publication susceptibles d’accueillir la mesure de publicité du contrat administratif (ou de ses modifications) afin de faire courir les délais contentieux du recours Tarn-et-Garonne, laissant ainsi le soin au juge du fond de déterminer casuistiquement si des mesures de publicité « appropriées » ont été réalisées.

Le présent article vise ainsi à mettre en lumière la difficulté à laquelle la personne publique peut être confrontée lorsqu’il s’agit pour elle d’envisager le recueil, le journal officiel, le bulletin d’annonces, voire le site internet ou journal spécialisé le plus à même d’accueillir la mesure de publicité de l’acte de modification du contrat, unilatéral ou conventionnel, et de purger ainsi le délai de recours, ce alors même que le périmètre du recours du tiers  dirigé contre l’avenant contractuel a été reconnu et précisé par le Conseil d’État (CE 27 mars 2020, n°426291) (CE, 20 novembre 2020, n°428156) et que l’exigence du seul recours pour excès de pouvoir « LIC » contre la modification unilatérale du contrat fut quant à elle récemment maintenue, sous conclusions « en partie » contraires du rapporteur public M. Marc Pichon de Vendeuil (CE 18 mai 2021, n° 434438).

Aussi, le risque de contentieux intentés par des tiers s’accroît d’autant plus que tous les contrats administratifs ne sont pas concernés par le nécessaire accomplissement de formalités de publicité visant à faire respecter les principes tirés du libre, égal et transparent accès à la commande publique. 

La collectivité non conseillée pourrait alors s’exposer à laisser peser un délai de recours perpétuel (non encore « czabajisé »...) à l’encontre de son contrat ou avenant en supposant être dédouanée d’une quelconque nécessité de formalisme, ou en publiant par exemple seulement la modification de celui-ci dans un bulletin spécialisé, ce qui permettrait certes d’éviter d’éveiller des requérants endormis, mais risquerait toutefois de ne pas permettre de purger les délais de recours à l’encontre de « tout tiers » si le juge venait à en décider ainsi.

 

I) L’appréciation du caractère « approprié » du support de la mesure de publicité en fonction de la subjective situation du requérant ?

Il semble impossible, comme le relève le Professeur Olivier Guézou, de plaquer les enseignements tirés d’une publicité dont l’adaptation doit permettre un accès suffisant à la consultation, à une publicité dont l’objectif est de déclencher un délai de recours contentieux [3]

Le droit positif n’a toutefois pas à ce jour définitivement tranché le débat de l’assimilation totale de l’accomplissement de telles formalités de publicité du contrat au point de départ des délais contentieux à son encontre : les juges du fond restent confrontés à une casuistique parfois très hétéroclite.

À cet égard, la question du support de publication de l’avis d’attribution du contrat n’a pas été appréhendée de la même manière par les différentes juridictions.

La cour administrative d’appel de Marseille semblait affirmer le principe selon lequel « S'il résulte des dispositions […] que la personne publique concluant un contrat de partenariat est tenue de publier un avis d'attribution afin de respecter le principe fondamental de la commande publique qu'est l'obligation de transparence des procédures, il ne s'en déduit pas pour autant […], que la publication d'un tel avis d'attribution serait à même de constituer une publicité appropriée de nature à déclencher le délai de recours imparti aux tiers pour attaquer le contrat de partenariat » avant d’observer en l’espèce le départ des délais de recours à partir de la publication au Journal officiel de la République française (JORF) du décret approuvant la conclusion du contrat, lequel mentionnait la date de conclusion du contrat, l’intégralité de ses termes ainsi que les modalités de consultation de ses annexes [4].

La cour administrative d’appel de Paris avait au contraire souligné un an auparavant, à propos de concurrents évincés, que « la région était tenue de publier un avis d'attribution dans le Bulletin officiel des annonces des marchés publics et au Journal officiel de l'Union européenne ; que cette publication de l'avis d'attribution a été effectuée, respectivement, le 29 novembre et le 3 décembre 2014 ; que le point de départ du délai de recours contentieux a commencé à courir à compter de la plus tardive de ces deux dates de publications obligatoires, soit à compter du 3 décembre 2014 » [5]

Ce faisant, elle a considéré comme suffisante la plus tardive des publications du contrat au Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) et au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) (étant précisé que le requérant était un concurrent évincé) [6]

Il a été également jugé, concernant l’information des candidats du rejet de leur offre, que l’introduction du recours dans les deux mois suivant une telle notification n’était pas tardive (CAA Bordeaux 8 novembre 2016, Société Guyanet, n°15BX00313)

Les mesures individuelles d’information constituent donc elles aussi, pour les tiers que sont les concurrents évincés, une mesure de publicité appropriée de nature à faire courir les délais de recours.

Le professeur Etienne Muller a alors soulevé l’idée selon laquelle le caractère approprié de la mesure de publicité – de nature à ainsi déclencher les délais de recours – tend en réalité à s’apprécier en fonction de la situation du requérant [7].

En tout état de cause, il semble que la démarche adoptée par le juge administratif lors de l’examen de la date d’enregistrement de la requête se rapproche de celle mise en œuvre lors du contrôle de son intérêt à agir : si ce recours de plein contentieux vise objectivement la légalité de l’acte attaqué, en étant au demeurant ouvert à « tout tiers », il se subjectivise lors du contrôle de sa recevabilité, notamment en ce qu’il prend en compte la nature des demandes ainsi que la qualité du tiers à l’origine de la requête.

Une évolution du contrôle dans un tel sens nous paraît vraisemblablement en accord avec la volonté de formalisation du contentieux contractuel issue de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne précitée. 

Le rapporteur public, M. Bertrand Dacosta, y distinguait en effet deux catégories de tiers, en mettant à part les tiers privilégiés : les concurrents évincés et les autres tiers formant la « cohorte des usagers de seconde classe du contentieux contractuel » [8].

Ainsi peut-on avancer que plus le requérant entretiendra un lien étroit avec le contrat conclu, moins le juge exigera de la mesure de publicité qu’elle dispose d’un « effet erga omnes » [9] afin de faire courir les délais de recours à son encontre.

Il s’ensuit que pour un même contrat ou avenant, plusieurs délais de recours pourraient supposément exister en fonction de la mesure de publicité réalisée et du tiers concerné, faisant ainsi peser sur la personne publique une incertitude impactant la vie de la convention adoptée. 

Dès lors, il devient important pour la collectivité de se pencher également sur la problématique du choix des modalités adéquates de publicité « a posteriori » [10], de sorte qu’elles puissent permettre de purger les délais de recours à l’encontre du contrat et de ses modifications, vis-à-vis de n’importe quel tiers à ceux-ci, même en l’absence d’obligations de publicité tirées des règles gouvernant la commande publique. 

La recherche d’une telle sécurité juridique semble pouvoir s’inspirer de la pratique déjà admise pour la publicité d’actes réglementaires, laquelle leur permet, par nature, d’affecter tout administré.

 

II) Les modalités de publicité des actes réglementaires : un exemple à suivre ? 

En principe l’acte réglementaire, de portée générale et impersonnelle, doit être rendu public dans un recueil accessible à tout intéressé : le délai de recours contentieux contre les actes administratifs unilatéraux court à compter du jour de leur publication au Journal officiel de la République française (CE, Assemblée, 12 avril 1972, Brier)

Des textes peuvent également prévoir qu’un acte réglementaire ou individuel devra faire l’objet d’une insertion dans d’autres recueils officiels afin de faire courir le délai de recours contentieux. 

Par ailleurs, le Conseil d’État est revenu sur sa jurisprudence initiale [11] en admettant désormais, concernant le cas d’une double publicité de l’acte administratif organisée par les textes, que le délai contentieux court à compter de la première des mesures et non plus de la dernière (CE 27 mars 2020, Syndicat agricole des petits planteurs de Cadet Sainte-Rose, n°435277).

En dehors des hypothèses dans lesquelles les textes précisent les conditions de publicité des actes administratifs, le juge administratif recherche si le mode de publicité est adapté à l’objet de l’acte et à ses destinataires [12]

Un tel raisonnement nous paraît assimilable à celui opéré par le juge du contrat lorsqu’il s’agit d’apprécier le caractère approprié de la mesure de publicité du contrat administratif - ou de l’avenant à celui-ci - en fonction de la nature du requérant et en l’absence de prescriptions textuelles. 

S’agissant du régime de publicité des actes réglementaires dans un autre support que le Journal officiel, le Conseil d’État a d’abord pu décider que « la publication d'une décision administrative dans un recueil autre que le journal officiel fait courir le délai du recours contentieux à l'égard de tous les tiers si l'obligation de publier cette décision dans ce recueil résulte d'un texte législatif ou réglementaire lui-même publié au Journal officiel de la République française ; qu’en l'absence d'une telle obligation, cet effet n'est attaché à la publication que si le recueil peut, eu égard à l'ampleur et aux modalités de sa diffusion, être regardé comme aisément consultable par toutes les personnes susceptibles d'avoir un intérêt leur donnant qualité pour contester la décision » (CE, Section, 27 juillet 2005, Millon, n°259004).

Le Conseil d’État a également estimé qu’aucune règle ne s’opposait à ce que la publication d’une décision réglementaire régissant la situation des personnels d’un établissement public ne prenne la forme d’une mise en ligne sur le site intranet de l’établissement : un tel mode de publicité par voie électronique devait cependant avoir été prévu dans un acte réglementaire régulièrement publié (CE 11 janvier 2006, Syndicat national CGT-ANPE, n°273665).

De surcroît, le juge adopte une approche assez mesurée à l’égard des effets des publications effectuées volontairement dans la presse. Il n’admet ainsi le caractère approprié d’une telle publication que si elle était suffisante pour atteindre les personnes qui étaient visées par la décision ainsi publiée (CE 25 avril 2001, Association sportive Nancy-Lorraine, n°228171)

Enfin, il serait tentant de considérer la publication de l’acte réglementaire ou du contrat sur le site internet de la personne publique comme une voie de nature à faire courir les délais de recours : en plus d’être moins coûteuse en temps et en difficulté, celle-ci permet en soi une consultation large et ouverte à tout tiers.

En l’absence de dispositions prescrivant une formalité de publicité déterminée, il fut d’abord admis que les délibérations ayant un caractère réglementaire d'un établissement public étaient opposables aux tiers à compter de la date de leur publication au bulletin officiel de cet établissement ou de celle de leur mise en ligne, dans des conditions garantissant sa fiabilité, sur le site internet de la personne publique (CE 24 avril 2012, Etablissement public voies navigables de France, n°339669)

S’agissant des actes administratifs du département, le Conseil d’État a jugé que leur publication intégrale en ligne, en complément de l’affichage à l’hôtel du département, était de nature à faire courir les délais de recours [13], avant de considérer ultérieurement, cette fois-ci à propos des actes préfectoraux, que leur publication au recueil des actes administratifs (RAA) « sur le site internet de la préfecture, dans la rubrique [recueil des actes administratifs], dans des conditions garantissant la fiabilité et la date de mise en ligne de tout nouvel acte » était suffisante à elle seule [14]

Quant aux circulaires ministérielles, le Conseil d’État a admis que leur publication sur le site internet de la personne publique pouvait être de nature à faire courir le délai de recours contentieux en ce que, eu égard à l’ampleur et aux modalités de sa diffusion, le site internet du ministère de l’enseignement supérieur pouvait être regardé comme aisément consultable par toutes les personnes susceptibles d’avoir un intérêt leur donnant qualité pour contester une telle décision (CE 20 mars 2019, Mme A.C., n°401774).

En définitive, plusieurs options s’offrent à la personne publique, lorsque non liée par des textes, afin de purger les délais de recours à l’encontre des actes administratifs unilatéraux adoptés : la publication dans le Journal officiel ou dans le recueil des actes administratifs (RAA) pour les collectivités territoriales de 3500 habitants et plus, la publication par affichage ou par voie de presse, ou encore la mise en ligne de l’acte dès lors que de tels supports peuvent alors être regardés comme aisément consultables par toutes les personnes susceptibles d'avoir un intérêt leur donnant qualité pour contester la décision ainsi prise.

L’essentiel réside donc dans la possibilité pour les intéressés « de prendre connaissance du contenu de l’acte, d’en comprendre le sens et les motifs » [15].

Faute d’indication définitive du juge ou du législateur permettant d’établir limitativement le support de publication de nature à faire courir les délais de recours contre les contrats administratifs, il semble que la personne publique puisse raisonnablement se reporter aux règles applicables aux actes administratifs unilatéraux afin de sécuriser la convention, les avenants et modifications unilatérales du contrat, ce à l’égard de tout tiers.

 

III) Choisir le support approprié de la mesure de publicité de l’acte modifiant le contrat

 

a) Respecter l’exigence d’une double publicité : la publicité liée à la transparence concurrentielle (lorsque requise) et la publicité de nature à faire courir le délai de recours des tiers « éloignés »

Un avis de modification doit être publié pour les modifications apportées aux marchés passés selon une procédure formalisée soit en raison de travaux, fournitures ou services supplémentaires devenus nécessaires, soit en raison de la survenance de circonstances imprévues. 

L’article R. 2194-10 du code de la commande publique prévoit à ce titre que : « Dans les cas prévus aux articles R. 2194-2 et R. 2194-5, lorsque le marché a été passé selon une procédure formalisée, l'acheteur publie un avis de modification. Cet avis est publié au Journal officiel de l'Union européenne dans les conditions fixées aux articles R. 2131-19 et R. 2131-20, conformément au modèle fixé par le règlement de la Commission européenne établissant les formulaires standards pour la publication d'avis dans le cadre de la passation de marché ».

Le code de la commande publique impose en outre la publication de données essentielles de modifications apportées aux marchés publics et aux contrats de concession sur le profil d’acheteur [16]

La doctrine ne semble pas cristallisée sur le point de savoir quel format de publicité permet d’aviser les tiers de la modification apportée au contrat. 

Là où certains considèrent comme éventuellement suffisants l’avis de modification et la publication des données essentielles relatives auxdites modifications [17], d’autres rappellent qu’il n’appartient qu’à la collectivité publique cocontractante - en l’absence d’obligation textuelle - d’en établir les modalités, lesquelles « pourront utilement s’aligner sur celles applicables en matière d’urbanisme - affichage dans les locaux de la collectivité pendant une période continue de deux mois, accompagnée le cas échéant de la publication d’un avis dans la presse généraliste et spécialisée » [18].

Certes, il est probable que la publication de l’avis de modification au JOUE ou la mise à disposition des données essentielles de la modification sur le profil d’acheteur puissent être regardées comme étant de nature à faire courir les délais de recours à l’encontre des tiers entretenant une relation étroite avec le contrat ainsi conclu, mais il pèserait alors encore - en l’état - une incertitude quant à la purge effective des délais de recours à l’égard des autres tiers à celui-ci.

Surtout, se satisfaire de telles modalités de publicité paraît difficile en ce que la publication de l’avis de modification au JOUE reste cantonnée à seulement deux hypothèses de modification du contrat administratif soumis aux règles de la commande publique. 

Quant aux modalités de publicité telles qu’alignées sur le droit de l’urbanisme, il faut admettre qu’elles constituent un argument plus convaincant, mais parfois inadapté à certaines espèces ou contrats dont l’objet est étendu sur plusieurs territoires. 

Des moyens plus aisés paraissent être à la portée de toute personne publique pour assurer le départ effectif des délais de recours - qu’elle ait au demeurant à publier ou non un avis de modification ainsi que les données essentielles du contrat conclu. 

 

b) Assurer la « sécurisation classique » du point de départ des délais de recours

Afin de sécuriser au maximum la conclusion d’avenants ou de modifications unilatérales (ainsi parfois négociées…) à l’égard de l’ensemble des tiers au contrat administratif, la personne publique devrait continuer de s’inspirer du régime de publicité des actes réglementaires, en sus des formalités à accomplir au titre de la commande publique.

S’agissant des modifications apportées aux contrats de l’État, il conviendrait de privilégier une publication au Journal officiel de la République française, dont il est certain qu’elle soit de nature à faire courir les délais de recours : à cet égard, plusieurs contrats ont fait l’objet d’une telle formalité de publicité ces dernières années [19]

Pour les modifications de contrats des collectivités territoriales et de leurs établissements publics, il en va de même dans la mesure où les délais de recours peuvent être purgés par leur publication dans leurs recueils des actes administratifs respectifs, dès lors qu’ils puissent, eu égard à l'ampleur et aux modalités de sa diffusion, être regardés comme aisément consultables par toutes les personnes susceptibles d'avoir un intérêt leur donnant qualité pour contester l’acte modificatif en cause. S’agissant des communes de moins de 3500 habitants, il est raisonnable de penser que l’affichage continu suffise à déclencher le délai de recours contentieux.

Il est enfin possible d’envisager à ce titre une publication numérique de l’intégralité de l’acte modificatif dans une rubrique dédiée à un recueil d’actes, mise en ligne sur le site internet de la collectivité concernée, dans des conditions garantissant tant sa fiabilité que sa date de publication, ce afin de purger les délais de recours : l’essentiel étant de permettre une consultation aisée, large et ouverte à tout tiers.

Toutefois, il pèserait alors sur la personne publique un risque résiduel puisqu’il pourrait être objecté que l’existence, en France, d’une fracture numérique [20] rende contestable l’extension de l’utilisation de l’outil numérique comme unique moyen pour les tiers de prendre connaissance de l’acte modifiant le contrat administratif. 

Néanmoins, nous pensons d’abord que cet obstacle puisse être surmonté dès lors que, d’une part, la seule publicité sur internet reste en soi susceptible d’atteindre une très large partie de la population et, que d’autre part, cette dernière peut toujours être complétée d’une publication écrite ultérieure. 

Ensuite, les exigences liées à la nature économique de ce contentieux ainsi que la recherche de stabilité des relations contractuelles supposent qu’un tiers, susceptible d’être directement lésé par le contrat ou l’avenant litigieux, s’intéresse activement à la cause qu’il entend soulever devant les juridictions.

Enfin, la jurisprudence pourrait elle-même s’adapter et faire preuve de souplesse en exigeant notamment, à l’instar de ce qui existe dans le contentieux du refus de communication de documents administratifs [21], la démonstration de l’existence de circonstances particulières faisant obstacle à ce que le tiers, eu égard à sa qualité, ait eu un accès effectif au site internet de la collectivité sur lequel l’acte attaqué aurait été publié. 

En l’état de ce qui précède, il convient surtout de relever qu’il importe que la collectivité veille à procéder d’une part, lorsque les textes l’exigent, à la publication d’un avis de modification au JOUE et à la mise à disposition de données essentielles sur le profil acheteur, ainsi qu’à la publication, d’autre part, de l’avenant ou de la modification unilatérale dans un recueil d’actes suffisamment large, dépassant notamment le seul champ des revues spécialisées connues des opérateurs économiques. 

Ce recueil pourrait alors faire l’objet d’une numérisation au sein d’une rubrique dédiée, le cas échéant en sus d’une publication écrite, sur un site internet aisément accessible par tout administré, en faisant état de la date de publication en ligne de l’acte modificatif en cause (JORF, RAA, Bulletin officiel…).

Mathis Ruocco-Nardo

Références



[1] V. en ce sens : CE 8 août 2008, Ville de Marseille, n°312370 ; CE 3 juin 2020, Centre Hospitalier d’Avignon, n°428845.

[2] CAA Lyon 5 mai 2011, Société SMTP, n°10LY00134.

[3] O. GUEZOU, Le contrôle de la passation du marché public, Droits des marchés publics et contrats publics spéciaux, Tome 3, Le Moniteur.

[4] CAA Marseille 12 novembre 2018, M.B., n°17MA02568.

[5] CAA Paris 14 mars 2017, Société géomètres experts fonciers (GEA), n°16PA00718 - Notons par ailleurs que la seconde conséquence de la solution, en ce qu’elle retient la plus tardive de ces deux dates de publications comme point de départ du délai contentieux, risquerait aujourd’hui de subir un revirement (v. en ce sens : CE 27 mars 2020, Syndicat agricole des petits planteurs de Cadet Sainte-Rose, n°435277).

[6] Le Conseil d’État a confirmé que de tels supports de publicité, tels qu’imposés aujourd’hui par l’article R. 2183-1 du code de la commande publique (CCP), devaient être regardés comme étant « appropriés » et de nature à faire courir les délais de recours pour un concurrent évincé (CE 3 juin 2020, Centre Hospitalier d’Avignon, n°428845).

[7]   E. MULLER, comm. 26 sous CAA Marseille 12 novembre 2018, M.B., n°17MA02568, Ctts MP n°1, Janvier 2019.

[8] Concl. B. DACOSTA sur CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, préc. 

[9] Qualificatif emprunté au professeur E. MULLER désignant une mesure de publicité capable d’aviser tout tiers.

[10] Expression empruntée au professeur S. BRACONNIER, « Précis du droit de la commande publique », Le Moniteur, 2019.

[11] CE 18 février 1976, Union des chambres syndicales d’affichage et de publicité extérieure, n°96293.

[12] Mattias GUYOMAR, Bertrand SEILLER « Contentieux administratif », Hypercours Dalloz, 2012.

[13] CE, Section, 3 décembre 2018, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, n°409667.

[14] CE 27 mars 2020, Syndicat agricole des petits planteurs de Cadet Sainte-Rose, n°435277, préc. 

[15] M. GUYOMAR, B. SEILLER « Contentieux administratif », préc.

[16] Articles R. 2196-1 (pour les marchés publics) et R. 3131-1 (pour les contrats de concession) du CCP.

[17] A. LATRECHE « Avenants : comment l’obligation de transparence va impacter le recours des tiers », Le Moniteur, 5 octobre 2018.

[18] P. CASSIA, Les grands arrêts du contentieux administratif, comm. sous CE, Ass, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, préc, Dalloz 2020.

[19] Avis de 2016 relatif à la notification d'un avenant au contrat de partenariat conclu avec la société Opale Défense pour le regroupement des états-majors et services centraux sur le site de Balard (NOR: DEFS1629673V) ; 

Avis de 2012 relatif à l'accord autonome signé dans le cadre du projet du nouveau palais de justice de Paris sur le périmètre de la ZAC Clichy Batignolles (NOR: JUST1207727V).

[20] L’absence d’accès à internet et l’illectronisme touchaient 17% de la population française, selon l’INSEE, en 2019.

[21] CE 30 janvier 2020, Société Cutting Tools Management Services, n° 418797.

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Mathis

RUOCCO-NARDO

La sanction du favoritisme par le juge administratif du contrat

Extrait de la Gazette n°45 - Juin 2021

« Le mouvement législatif général de criminalisation du droit » [1] n’a pas épargné le droit de la commande publique au sein duquel le délit de favoritisme constitue le « vecteur privilégié de pénalisation » [2]. La révélation récente de l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet national financier pour soupçon d’octroi d’un avantage injustifié dans la passation du contrat d’hébergement et de maintenance pour l’application StopCovid, devenue TousAntiCovid, est une illustration frappante de ce risque pénal pesant sur l’achat public. 

Défini à l’article 432-14 du Code pénal, le délit de favoritisme réprime le fait, pour les décideurs publics, de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les contrats de la commande publique. Il est puni de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction. Non visées par le texte d’incrimination, les entreprises cocontractantes peuvent, quant à elles, être poursuivies, le cas échéant, pour recel [3] ou complicité [4] de délit de favoritisme. 

Si la doctrine se concentre essentiellement sur le risque de répression pour les personnes concernées par ce délit, celle-ci s’intéresse moins aux répercussions du favoritisme sur la survie du contrat. 

Or, bien que la sanction pénale se noue devant le juge répressif, les conséquences du favoritisme sur les conventions se jouent devant le juge administratif. En ce sens, malgré que cela ne soit pas sanctuarisé dans la réserve de compétence constitutionnellement garantie au profit de la juridiction administrative [5], cette dernière est toujours compétente, conformément à la loi des 16 et 24 août 1790 et au décret du 16 fructidor An III, pour connaître du contentieux des contrats administratifs [6], au titre desquels figurent, par qualification législative directe, les contrats de la commande publique [7] – marchés publics et concessions. Partant, le juge administratif est seul autorisé à statuer sur le contentieux de la validité d’un contrat administratif qu’il soit intenté par une partie au contrat [8] ou par un tiers à celui-ci [9]. Autrement dit, le juge pénal, constatant un délit de favoritisme, ne peut jamais annuler un contrat administratif à titre de sanction. Ce serait d’ailleurs contraire au principe de légalité criminelle [10] puisque l’article 432-14 du Code pénal ne prévoit pas, pour la peine applicable au délit de favoritisme, la nulité du contrat sujet à l’octroi d’un avantage injustifié. 

Penser les conséquences du favoritisme sur la continuité des conventions oblige, donc, à rechercher comment le juge administratif, dans le contentieux de la validité des contrats, intercepte le problème du favoritisme et le traduit sur le sort de l’accord de volonté qui lui est présenté. 

Malgré la relégation de l’annulation au rang de sanction exceptionnelle depuis la réforme du contentieux contractuel [11], le juge du plein contentieux s’est organisé pour obtenir les moyens de prononcer la nullité des contrats dont la passation a été investie par le favoritisme. Toutefois, en tant qu’il est libre dans son appréciation par rapport au juge pénal et gardien de l’intérêt général, il se préserve la possibilité de ne pas anéantir rétroactivement une convention dont la passation a pourtant été gravement noircie par l’octroi d’un avantage injustifié. On comprend alors que la jurisprudence administrative a systématisé une concordance entre favoritisme et annulation du contrat (I) tout en n’écartant pas des cas résiduels d’asymétrie (II).  

I – Une concordance systématisée entre favoritisme et annulation du contrat 

S’extirpant de sa position de principe selon laquelle un manquement aux règles gouvernant la passation ne peut entraîner l’annulation d’un contrat (A), le juge administratif s’est attaché à construire une jurisprudence sur-mesure pour instituer un rapport d’automaticité entre constatation du favoritisme et annulation corrélative du contrat (B).

A. L’obstacle des exigences de loyauté et de stabilité des relations contractuelles écarté

La mutation substantielle du contentieux contractuel, animée par la volonté du Conseil d’État d’« endiguer la nullité » [12] des conventions, a conduit la jurisprudence administrative à refuser, par principe, d’annuler un contrat de la commande publique pour une violation des règles de mise en concurrence et de publicité [13].

Tel est le cas dans le contentieux de la validité entre les parties où s’applique l’exigence de bonne foi. Le Conseil d’État, dans son arrêt Manoukian, a précisé que, lorsque le juge est saisi d’un litige entre cocontractants, le principe de loyauté des relations contractuelles implique que ces derniers « ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d'office, aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige » [14]. Si cette solution a été énoncée dans le contentieux de l’exécution, au cours duquel est soulevée une exception d’invalidité par une partie, elle est identique s’agissant des manquements susceptibles d’entrainer l’annulation du contrat dans le contentieux de la validité par voie d’action [15]. Les exemples d’application de ce filtre de recevabilité des moyens ne manquent pas. Les parties ne peuvent notamment pas rechercher à écarter ou annuler les conventions dont la passation a méconnu les principes fondamentaux de la commande publique [16], a été lancée en suivant une procédure adaptée alors que les circonstances commandaient la tenue d’une procédure formalisée [17] ou a été irrégulièrement conduite en conséquence d’une erreur dans l’appréciation des offres ayant entraîné l’attribution du contrat à un candidat qui n’était pas le mieux classé [18]. La rigidité de cette jurisprudence s’étend même aux cas d’absence totale de mise en concurrence dans des situations qui l’imposent pourtant [19]. L’objectif poursuivi par le Conseil d’État vise à refuser aux parties cocontractantes l’invocation de moyens tenant à des irrégularités dont elles sont responsables – ce qui n’est rien d’autre qu’une déclinaison de l’adage « nemo auditur propriam turpitudinem allegans » [20] – et/ou dont elles ont bénéficié. 
Tel est également le cas dans le contentieux de la validité intenté par les tiers où s’épanouit l’objectif de stabilité des relations contractuelles. Ne se fondant, certes, pas sur l’exigence de loyauté des relations contractuelles – inopérante dans le contentieux des tiers –, le juge administratif s’est, tout de même, aligné sur la solution retenue dans le contentieux de la validité entre les parties. Protecteur du contrat, ce dernier fait prévaloir la sécurité juridique sur la stricte légalité en refusant également, par principe, d’annuler un contrat pour un simple manquement aux règles de passation, ce que confirme, avec constance, l’état du droit positif [21].

En définitive, bien que fondée sur des logiques distinctes – le filtre de la bonne foi dans un cas ; le paradigme de la stabilité des relations contractuelles dans l’autre –, cette position jurisprudentielle consacre une identité des irrégularités susceptibles d’entraîner l’annulation d’un contrat, que le recours émane d'une partie ou d'un tiers [22]. Force est de constater que les manquements aux règles de passation n’en font pas partie.

Or, le délit de favoritisme visant précisément à sanctionner les manquements aux règles de passation des contrats de la commande publique, il ne paraît a priori pas possible de traiter juridictionnellement une situation de favoritisme par l’annulation du contrat. 

C’est ici qu’intervient une exception au principe sus énoncé qui cristallise tout l’intérêt du sujet. Il est des cas où, « eu égard d'une part à la gravité de l'illégalité [impactant la procédure de passation] et d'autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise » [23], le contrat doit être écarté. Le Conseil d’État va s’engouffrer dans cette brèche pour justifier l’annulation des conventions couvertes par le délit de favoritisme autour de la notion de « volonté de favoriser », en recours Béziers I comme en recours Tarn-et-Garonne

B. La construction d’une jurisprudence sur-mesure pour le favoritisme 

Le juge administratif a créé, à dessein, une passerelle entre favoritisme et annulation du contrat. Il l’a érigée pour le contentieux de la validité intenté par les parties [24], le contentieux de la validité actionné par les tiers [25] et le contentieux des conséquences de l’annulation d’un acte détachable sur la survie du contrat [26].

Pour la Haute juridiction administrative, le juge du plein contentieux peut, d’office ou à la demande d’une partie au litige, annuler un contrat de la commande publique, pour une violation des règles gouvernant sa passation, si deux conditions sont réunies [27] : un manquement d’une certaine gravité et la volonté de favoriser un candidat du fait de ce manquement. Ces conditions étant intimement liées, la gravité de la violation des règles de passation est révélée et renforcée par la volonté de favoriser qui, créant une situation « susceptible d'entraîner une qualification pénale » [28], impose l’annulation des contrats dont la conclusion a été jonchée de manquements « choquants » [29]. C’est ainsi qu’après avoir constaté plusieurs méconnaissances d’une particulière gravité aux règles entourant la publicité et la mise en concurrence des contrats associées à la volonté d’une commune de favoriser un candidat au détriment des autres, le Conseil d’État a pour la première fois, dans son arrêt Société anonyme gardéenne d'économie mixte, annulé une concession d’aménagement [30]. 

Or, il est flagrant que les conditions posées par cette jurisprudence sont « équivalentes » [31] aux éléments constitutifs du délit de favoritisme, les premières épousant les seconds. Il est donc permis de penser que cette solution a été adoptée précisément pour tenir compte des situations de favoritisme afin de permettre au juge d’infliger, au contrat dont la passation est concernée par cette infraction, la sanction la plus lourde de l’arsenal dont il dispose, à savoir l’anéantissement rétroactif. 

Plusieurs indices confortent cette approche. 

D’une part, la doctrine des rapporteurs publics du Conseil d’État l’affirme explicitement. Pour Gilles Pellissier, quand la Haute juridiction administrative vise, dans sa jurisprudence, les circonstances particulières révélant notamment la volonté d’une personne publique de favoriser un candidat, « c’est jusqu'à présent toujours l'hypothèse du [délit de] favoritisme que [le Conseil d’État] [a] en vue » [32]. 

D’autre part, la doctrine universitaire abonde également en ce sens. Entre autres exemples, le professeur Jean-François Brisson explique que « les manquements constitutifs d'un délit de favoritisme constituent un vice d'une suffisante gravité entraînant la nullité du contrat » [33].

Enfin, et surtout, la jurisprudence des juges du fond a entériné l’existence d’un lien d’évidence entre le délit de favoritisme et l’annulation subséquente du contrat. C’est ainsi que la cour administrative d’appel de Nancy, dans un arrêt du 18 novembre 2020, relie « existence d'un délit de favoritisme » et  « vice d'une particulière gravité » affectant les circonstances dans lesquelles les parties ont donné leur consentement [34], ce qui justifie, selon le type de recours, que le contrat soit écarté ou annulé. 

Remarquons que si cette position est opportune dans le contentieux de la validité intenté par les tiers, elle est plus critiquable pour celui orchestré par les parties. En effet, une telle solution est « paradoxal[e] » [35] au regard de l’esprit de la jurisprudence Béziers I puisqu’elle autorise les cocontractants, la plupart du temps à l’initiative et/ou bénéficiaires du délit de favoritisme, de se défaire du contrat, en contradiction avec le principe de loyauté des relations contractuelles. Sans doute serait-il opportun de ne permettre de rechercher l’annulation d’un contrat en cas de favoritisme qu’aux tiers, notamment aux concurrents évincés, qui, eux, sont victimes du favoritisme ou à une partie si, et seulement si, elle démontre que son consentement a été vicié par l’infraction. 

De plus, cette jurisprudence n’impose pas que le délit de favoritisme soit préalablement constaté par le juge répressif pour que le juge du contrat retienne l’annulation. Elle implique uniquement que la situation revête une « dimension quasi-pénale » [36] révélée par la volonté de favoriser que le juge administratif doit relever. Autrement dit, c’est parce que plane sur l’espèce le spectre du délit de favoritisme, qui « dévalue suffisamment le contrat » [37], que le juge administratif, sur le fondement des conditions propres au droit administratif qu’il a lui-même dégagées, l’annule. Bien que confinant au droit pénal, cette jurisprudence n’a pas, fort heureusement, la prétention de substituer au juge répressif le juge administratif. Elle tend, seulement mais sûrement, à « préserver un ordre public minimum, aux frontières du pénal » [38]. 

Ainsi, cette position jurisprudentielle célèbre le couple favoritisme-annulation par une parfaite symétrie de principe entre les éléments constitutifs du délit d’octroi d’un avantage injustifié et les conditions posées par la jurisprudence administrative pour l’annulation d’un contrat. Toutefois, elle n’exclut pas des hypothèses de discordance tenant à l’office du juge du contrat.


II – Une asymétrie résiduelle entre favoritisme et annulation du contrat 

Une situation de favoritisme peut, certaines fois, ne pas conduire à l’annulation du contrat. C’est le cas, d’une part, lorsque le juge administratif n’annule pas un contrat dont la conclusion a été sujette à un délit de favoritisme constaté par une juridiction répressive. C’est, d’autre part, l’hypothèse dans laquelle le juge administratif, bien que constatant lui-même un manquement d’une particulière gravité aux règles de passation conjugué à une volonté de favoriser, n’anéantit pas rétroactivement le contrat. Ces situations s’expliquent, respectivement, compte tenu de la liberté d’appréciation (A) et du rôle de gardien de l’intérêt général (B) du juge du contrat.

A. La liberté d’appréciation du juge du contrat préservée en cas de qualification pénale de favoritisme

Longtemps réticent à l’admettre, au regard du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires issu de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III [39], le Conseil d’État a fini par consacrer l’autorité de la chose jugée au pénal sur le juge administratif [40]. Cependant, cette reconnaissance s’est faite en préservant l’autonomie du juge administratif [41]. En effet, sous réserve de l’exception tirée de la jurisprudence Desamis [42] – qui ne s’applique pas à la matière contractuelle [43] –, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’attache qu’aux faits matériellement établis par le juge répressif qui sont le support nécessaire du dispositif de son jugement [44] statuant sur le fond de l’action publique [45]. Elle ne s’étend pas à la qualification de ceux-ci [46]. Cela détonne, d’ailleurs, avec l’autorité de la chose jugée au pénal s’imposant au juge civil qui, pour sa part, englobe la qualification juridique des faits [47]. 

Cette liberté d’appréciation étant garantie au profit du juge administratif, la voie est ouverte à des disparités de jurisprudence, en matière de favoritisme, entre le juge pénal et le juge administratif pour l’interprétation de mêmes faits. 

D’une part, ainsi que nous l’avons vu, le juge administratif n’annule un contrat que si le manquement grave aux règles de passation relevé est accompagné de la volonté de la personne publique de favoriser un candidat du fait de ce manquement. Cette seconde condition se confond avec l’élément moral du délit de favoritisme que doit nécessairement caractériser le juge pénal pour entrer en voie de condamnation. Or, la liberté respective du juge pénal et du juge administratif pour qualifier cette intention de favoriser donne libre cours à un contrôle d’intensité variable selon l’ordre juridictionnel. Pour cause, jusqu’à présent, la Cour de cassation se contente de constater un dol général pour retenir l’intention coupable dans le cadre du délit de favoritisme [48]. Le juge du contrat, quant à lui, paraît plus regardant que son homologue dans la caractérisation de la volonté de favoriser [49], bien qu’il lui arrive aussi, parfois, de déduire celle-ci d’un manquement particulièrement grave aux règles de passation commis en connaissance de cause [50]. Dans une même situation, le juge pénal pourrait donc retenir le délit de favoritisme tandis que le juge administratif se refuserait d’annuler le contrat, faute d’avoir constaté une quelconque volonté de favoriser.

D’autre part, pour prononcer l’annulation du contrat, le juge administratif ne retient, au titre de la condition tenant à la caractérisation d’un vice d’une particulière gravité, que les manquements les plus sévères aux règles de passation [51]. Or, au sens de l’article 432-14 du Code pénal, est réprimé tout « acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession » et non, seulement, les irrégularités les plus importantes. Aussi, il n’est pas à exclure des situations dans lesquelles le juge répressif retiendrait la consommation du délit de favoritisme pour une irrégularité mineure mais où, de son côté, le juge administratif écarterait l’annulation du contrat estimant que le manquement, bien qu’ayant été commis pour avantager un candidat, n’est pas d’une gravité suffisante. Cette hypothèse doit, toutefois, être relativisée au regard, notamment, de la tendance jurisprudentielle récente de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Par un arrêt du 6 janvier 2021, celle-ci semble esquisser un revirement en ne retenant, au titre de l’élément matériel du délit de favoritisme, plus toute violation aux règles de passation des contrats de la commande publique mais seulement les plus significatives [52].

Dans ces deux premiers cas, si l’annulation n’est pas retenue, le contrat ne perdurera sans doute pas pour autant puisque le juge le résiliera très certainement [53], avec ou sans effet différé [54], la résiliation juridictionnelle n’étant pas écartée par principe, à la différence de l’annulation, en cas de manquements aux règles de passation [55]. 

Enfin, au sens de l’article 121-4 du Code pénal, la tentative d’un délit est punie si un texte de loi le prévoit. Or, l’article 432-14 du même code prohibe le fait de procurer ou « tenter de procurer » à autrui un avantage injustifié. Partant, le juge pénal peut entrer en voie de condamnation alors même qu’il n’y a pas eu, matériellement, de manquement aux règles de passation, ce qui n’est pas le cas du juge administratif qui doit constater, effectivement, un tel manquement

Reste l’hypothèse où, malgré l’infraction de favoritisme consommée, le juge du contrat se refuserait d’anéantir rétroactivement une convention pour préserver l’intérêt général. S’il s’agit également d’un exemple de divergence entre les jurisprudences pénale et administrative, celui-ci diffère des cas précédents en ce qu’ici le juge répressif et le juge du plein contentieux interprètent les faits de la même manière. Ils constatent tous deux un manquement aux règles de passation et une intention de favoriser. Seulement, l’annulation est écartée pour les conséquences qu’elle fait peser sur l’intérêt général. Aussi, résultant de la spécificité de l’office du juge du plein contentieux en matière contractuelle, cette hypothèse impose des développements propres. 

B. La réserve d’intérêt général justifiant la survie du contrat 

L’argument le plus marquant légitimant que le juge du contrat rompe le lien d’automaticité entre favoritisme et annulation du contrat réside dans la réserve d’intérêt général qu’il peut mobiliser pour écarter l’anéantissement rétroactif. Au sens des jurisprudences Béziers I et Tarn-et-Garonne, l’annulation ne peut être retenue par le juge administratif que si ce dernier a, préalablement, « vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général » [56].

Constituent des motifs d’intérêt général justifiant la poursuite du contrat la durée importante de la mise en place hypothétique de solutions de remplacement [57], un enjeu majeur de santé publique [58], le bon fonctionnement de la justice pénale [59], l’intérêt de l’exécution d’une convention pour les besoins du service public [60] ou encore, s’il est démontré, l’« effet domino » qu’engendre l’annulation d’un contrat sur la survie des actes juridiques passés pour son application [61]. 

Cette injonction faite au juge du contrat appelle plusieurs remarques. 

L’invocation de l’intérêt général ne conduit pas, en toute hypothèse, à sauver le contrat puisque le juge ne peut se fonder que sur les atteintes qui lui sont excessives, ce qui exclut, a contrario, les entorses légères. La balance penche plutôt en faveur d’une certaine tolérance. En effet, la jurisprudence administrative semble contenir les cas où l’intérêt général impose la poursuite d’un contrat afin de ne pas laisser subsister, dans le paysage juridique, des situations contractuelles grevées d’une irrégularité importante. A titre d’exemple, il a été jugé que le fait qu’un contrat ait été entièrement exécuté ne fait pas obstacle à son annulation [62], pas plus que la fin imminente de l’exécution de celui-ci [63]. 

Ensuite, la possibilité pour le juge du contrat de prononcer l’annulation avec effet différé lui permet de trouver un plus juste équilibre en conciliant l’ardente nécessité d’annuler un contrat dont la passation a fait l’objet d’une grave illicéité, telle que le favoritisme, et la prise en compte des « effets pervers » [64] d’une annulation subite, notamment au regard du principe de continuité du service public [65].

Enfin, bien que le Conseil d’État ne l’ait pas encore jugé, il n’est pas déraisonnable de penser que, dans la situation particulière du favoritisme, la réserve d’intérêt général ne peut faire barrage à la disparition rétroactive d’un contrat puisque, précisément, la présence du délit d’octroi d’un avantage injustifié constaté [66] ou constatable [67] dans le sillon du contrat impacte, en toute hypothèse, excessivement l’intérêt général sans que l’invocation d’aucune autre composante de celui-ci ne puisse contrebalancer ce bilan. Comme le précise le professeur Olivier Guézou, « l’intérêt général lui-même commande la suppression de l’acte illégal et il ne faut pas seulement prendre en compte le contrat en cause, mais aussi l’effet perversement incitatif que pourrait avoir un courant jurisprudentiel qui ferait trop largement prévaloir la survie du contrat sur la sanction de son illégalité » [68], a fortiori quand l’illégalité en question revêt une dimension pénale d’atteinte à la probité, distendant toujours plus le lien de confiance entre l’administré et l’administration. Si un tel raisonnement venait à prospérer à l’avenir, le principe de légalité, trop souvent sacrifié sur l’autel de la sécurité juridique, en sortirait vainqueur. Surtout, on ne voit pas bien quelle autre solution serait plus satisfaisante puisque si l’intérêt général tend vers la continuité du contrat, cela empêche également toute résiliation de celui-ci [69], alors que, par ailleurs, aucune régularisation n’est envisageable lorsque le vice invoqué est un manquement aux règles de passation [70]. Cela n’est guère acceptable dès lors que se cache derrière la naissance du contrat la présence maline du favoritisme.

Par Gaël TROUILLER

Références : 

[1] Th. Dal Farra, « Un aspect du risque pénal dans la passation de la commande publique : le délit de favoritisme », Gaz. Pal., 10 février 2000, p. 2.

[2] S. Braconnier, « Dépénaliser le droit des marchés publics et concessions ? », Revue Contrats Publics, n° 187, mai 2018.

[3] C. pén., art. 321-1, al. 2 ; Cass. crim., 5 mai 2004, pourvoi n° 03-85.503 ; Cass. crim., 15 mars 2017, pourvoi n° 16-83.838.

[4] H. Matsopoulou, « Marchés Publics. Liberté d'accès et égalité des candidats », J.-Cl. Pénal Code, fasc. 20, 2020 ; Cass. crim., 6 octobre 2010, pourvoi n° 10-82.839.

[5] Cons. const., déc. n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence.

[6] V. pour un exemple récent : TC, 8 février 2021, Société Entropia Conseil, n° C4201.

[7] CCP, art. L. 6.

[8] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.

[9] CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994.

[10] C. pén., art. 111-3, al. 2 : « Nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi, si l'infraction est un crime ou un délit ».

[11] S. Braconnier, « Contentieux des contrats : le choc de sécurisation ? », AJDA, 2014, p. 945.

[12] D. Pouyaud, « L'office du juge du contrat », RFDA, 2010, p. 519.

[13] V. par ex. : CE, 10 février 2010, Société Prest'action, req. n° 301116.

[14] CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551.

[15] CE, 10 février 2010, Société Prest'action, req. n° 301116, préc. ; CE, 4 octobre 2019, Syndicat mixte du développement durable de l'Est Var, req. n° 419312 ; CAA Lyon, 3 novembre 2011, Société AECP, req. n° 10LY01120 ; O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 270 : « Afin d’assurer la cohérence de ses décisions, le juge administratif semble retenir la même notion de loyauté, que la validité du contrat soit l’objet direct du recours ou que la question ne se pose qu’à l’occasion d’un litige relatif à son exécution. […] Le juge administratif semble appliquer la même grille de lecture. ». 

[16] CAA Nantes, 11 avril 2014, Établissement public Agrocampus Ouest, req. n° 12NT00053.

[17] CAA Lyon, 3 novembre 2011, Société AECP, req. n° 10LY01120, préc.

[18] CAA Paris, 6 décembre 2012, Société Aévolis, req. n° 10PA02811.

[19] V. par ex. : CE, 19 janvier 2011, Syndicat mixte pour le traitement des résidus urbains, req. n° 332330.

[20] « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. »

[21] V. par ex. : CAA Lyon, 25 septembre 2014, SARL Laboratoires Paul Hartmann, req. n° 13LY02368 ; CAA Marseille, 2 mars 2015, Société Philip Frères, req. n° 13MA04478 ; CAA Marseille, 18 avril 2016, Société Twin Audiolive, req. n° 15MA03482 ; CAA Nantes, 17 juillet 2020, SELARL Huissiers Partner Conseils, req. n° 18NT04492.

[22] D. Pouyaud, « La résiliation pour irrégularité d'un contrat administratif », RFDA, 2021, p. 275 ; G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616.

[23] CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551, préc.

[24] CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahault, req. n° 340647 ; CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463.

[25] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d’économie mixte, req. n° 413584 ; CAA Lyon, 25 septembre 2014, SARL Laboratoires Paul Hartmann, req. n° 13LY02368, préc. ; CAA Marseille, 18 avril 2016, Société Twin Audiolive, req. n° 15MA03482, préc.

[26] CE, 10 décembre 2012, Société Lyonnaise des Eaux, req. n° 355127.

[27] V. par ex. : CE, 10 février 2016, Société ACS Production, req. n° 382148 ; v. pour une application récente par les juges du fond : TA Cergy-Pontoise, 5 mai 2019, Préfet des Hauts-de-Seine, req. n° 1808765 ; CAA Douai, 2 avril 2020, Société Cabre, req. n° 18DA00867.

[28] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[29] N. Boulouis, concl. sur CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551.

[30] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc.

[31] F. Lichère, « Élections / Élus - La déontologie et l'attribution des contrats publics », JCP A, n° 47, 23 novembre 2020, p. 2304.

[32] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[33] J.-F. Brisson, « Responsabilité en matière contractuelle et quasi-contractuelle », J.-Cl. Administratif, fasc. 854, 2016 ; v. également en ce sens : M. Ubaud-Bergeron, « L'illégalité d'une clause de tacite reconduction et l'office du juge du contrat », Contrats et Marchés publics, n° 7, juillet 2015, comm. 172 ; F. Linditch, « Principe de loyauté contractuelle, l'absence de mise en concurrence n'y fait pas obstacle », JCP A, n° 27, 9 juillet 2012, p. 2238 ; O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 200, préc.

[34] CAA Nancy, 18 novembre 2020, SCI Victor Hugo, req. n° 20NC02103 ; v. également en ce sens : CAA Bordeaux, 10 novembre 2014, Communauté intercommunale des villes solidaires, req. n° 13BX00260, Contrats et Marchés publics, 2015, comm. n° 22, note M. Ubaud-Bergeron.

[35] D. Moreau, « Cinq ans d'application du principe de loyauté des relations contractuelles devant le juge administratif », RJEP, n° 723, octobre 2014, étude 7.

[36] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[37] E. Felmy, concl. sur CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463.

[38] D. Moreau, « Cinq ans d'application du principe de loyauté des relations contractuelles devant le juge administratif », RJEP, n° 723, octobre 2014, étude 7, préc.

[39] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault et Cie, 1re édition, t. I, 1887, p. 456 : « L'indépendance réciproque des autorités judiciaire et administrative exige que cette appréciation puisse être faite de part et d'autre avec une entière indépendance. L'une des juridictions ne saurait donc être liée par celle qui a statué la première. ».

[40] CE, sect., 12 juillet 1929, Vasin : Rec. p. 716.

[41] Mélina Douchy-Oudot, « Autorité de la chose jugée. Autorité de la chose judiciairement jugée à l'égard des autorités et des juridictions administratives », J.-Cl. Procédure civile, fasc. 900-35, 2018.

[42] CE, ass., 8 janvier 1971, Ministre de l’Intérieur c/ Dame Desamis, req. n° 77800 : « si, en principe, l'autorité de la chose jugée au pénal ne s'impose aux autorités et juridictions administratives qu'en ce qui concerne les constatations de fait que les juges répressifs ont retenues et qui sont le support nécessaire de leurs décisions, il en est autrement lorsque la légalité d'une décision administrative est subordonnée à la condition que les faits qui servent de fondement à cette décision constituent une infraction pénale ; que dans cette dernière hypothèse, l'autorité de la chose jugée s'étend exceptionnellement à la qualification juridique donnée aux faits par le juge pénal » ; solution constamment rappelée, notamment par CE, 10 octobre 2003, Commune de Soisy-sous-Montmorency, req. n° 242373.

[43] Malgré une jurisprudence isolée d’une cour administrative d’appel qui étend l’autorité de la chose jugée à la qualification juridique retenue par le juge pénal (CAA Bordeaux, 10 novembre 2014, Communauté intercommunale des villes solidaires, req. n° 13BX00260). Cette solution, non réaffirmée par ailleurs, est contraire à celle d’autres arrêts de juges du fond (v. en ce sens : CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.) et ne peut valablement se rattacher à l’exception Desamis, la légalité d’un contrat de la commande publique n’étant jamais subordonnée à ce que les faits qui le fondent constituent une infraction pénale.  

[44] CE, sect., 6 janvier 1995, Nucci, req. n° 145898 ; CE, 29 novembre 1999, Wach, req. n° 179624 ; CE, sect., 28 juillet 2000, Diagola, req. n° 210367.

[45] CE, ass., 5 mai 1976, Lerquemain, req. n° 98276.

[46] V. par ex. : CE, ass., 12 avril 2002, Papon, n° 238689.

[47] Cass. 2e civ., 14 décembre 2000, pourvoi n° 99-14.221 ; Cass. 1re civ., 24 octobre 2012, pourvoi n° 11-20.442.

[48] Cass. crim., 5 décembre 2012, pourvoi n° 11-88.245 : « l'élément intentionnel du délit de favoritisme est caractérisé par le seul accomplissement, en connaissance de cause, […] [d’]actes contraires aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics » ; v. également en ce sens : Cass. crim., 14 janvier 2004, pourvoi n° 03-83.396 ; Cass. crim., 19 octobre 2005, pourvoi n° 04-87.312 ; J.-D. Dreyfus, « Portée du délit de favoritisme : dura lex sed lex », AJDA, 2007, p. 853.

[49] V. par ex. : CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc ; CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.

[50] CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahault, req. n° 340647, préc. 

[51] V. par ex. : CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc.

[52] Cass. crim., 6 janvier 2021, pourvoi n° 20-80.508 ; Ch. Claverie-Rousset, « Violation des règles de passation des marchés publics et favoritisme », Droit pénal, n° 3, mars 2021, comm. 43.

[53] F. Lichère, « Élections / Élus - La déontologie et l'attribution des contrats publics », JCP A, n° 47, 23 novembre 2020, p. 2304, préc.

[54] V. par ex. : CAA Douai, 10 mai 2016, Syndicat intercommunal de création et de gestion de la fourrière pour animaux errants de Lille et ses environs, req. n° 13DA00047 (résiliation avec effet différé) ; CAA Paris, 8 juillet 2016, Société Espace surveillance, req. n° 15PA01630 (résiliation sans effet différé).

[55] V. par ex : CAA Nancy, 26 septembre 2017, Société Schiocchet Excursions, req. n° 16NC00080.

[56] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. 304802, préc. ; CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994, préc.

[57] CE, 21 février 2011, Société Veolia Propreté, req. n° 335306.

[58] CE, 9 novembre 2018, Société Cerba et autres, req. n° 420654.

[59] CAA Paris, 17 mars 2014, Société Elektron, req. n° 12PA00199.

[60] CAA Nancy, 17 décembre 2012, Société Bancel, req. n° 11NC00416 confirmé par CE, 3 décembre 2014, req. n° 366153.

[61] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d’économie mixte, req. n° 413584, BJCP 2019, n° 124, p. 189, concl. O. Henrard.

[62] V. par ex. : CAA Marseille, 10 octobre 2011, Département de la Corse du sud, req. n° 09MA04637.

[63] CAA Douai, 4 octobre 2012, Agence Nathalie A., req. n° 11DA01878.

[64] O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 198, préc.

[65] CAA Marseille, 26 juin 2017, Préfet des Alpes-Maritimes, req. n° 16MA02341.

[66] V. par ex. : CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.

[67] V. par ex. : CAA Bordeaux, 14 mai 2013, SARL FD2F, req. n° 11BX02368.

[68] O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 193, préc.

[69] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. 304802, préc. ; CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994, préc.

[70] CE, 6 novembre 2013, Commune de Marsanay-la-Côte, req. n° 365079 ; CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc. ; W. Gremaud, La régularisation en droit administratif, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, vol. 205, 2021, p. 124.

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Gaël TROUILLER

La CJUE désmirgeome-t-elle le droit de la commande publique ?

Extrait de la Gazette n°45 - Juin 2021

Regard croisé sur les jurisprudences européennes et françaises suite à l’arrêt NAMA Symvouloi rendu par le Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 24 mars 2021 [1].

La fin de la « smirgeomisation » est-elle proche ? Après ses arrêts Fastweb [2] et PFE [3], la CJUE a rendu un nouvel arrêt important, NAMA Symvouloi, concernant les recours des concurrents évincés des contrats de la commande publique. La Cour de justice s’est explicitement prononcée, pour la première fois, sur les moyens opérants dans le cadre de tels recours. 

Pour rappel, le Conseil d’Etat (CE) a jugé dans son arrêt SMIRGEOMES [4], revenant sur sa jurisprudence Sté Stéreau [5],  que : « les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles susceptibles d'être lésées par de tels manquements ; qu'il appartient dès lors au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ». 

Avec cette jurisprudence, le juge administratif énonçait certes que le requérant, pour justifier d’un intérêt à agir, devait être susceptible d’être lésé par les manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence mais qu’en outre, n’étaient opérants que les manquements ayant été susceptibles de l'avoir lésé ou risquant de le léser. 

Dans ses conclusions sur cette affaire, le rapporteur public Bertrand Dacosta expliquait que cette restriction, quant à l’opérance des moyens, était compatible avec le droit communautaire, et plus particulièrement les directives « recours » [6], telles qu’interprétées par la CJUE dans ses arrêts CJUE, Hackermüller [7] et Grossman Air Services [8].

Puis, avec sa décision Département Tarn-et-Garonne [9], le juge du Palais-Royal « smirgeomisait » le recours en contestation de la validité d’un contrat instauré par la décision Société Tropic Travaux Signalisation [10]. Il exige désormais, au fond et en référé, quasiment le même « double filtre » [11], au stade de l’intérêt à agir et de l’opérance des moyens. 

Toutefois, depuis 2013 et son arrêt Fastweb, la CJUE n’a eu de cesse d’élargir l’intérêt à agir des concurrents évincés au point de remettre partiellement en cause la jurisprudence SMIRGEOMES (I). Avec son arrêt du 24 mars 2021, les juges du plateau du Kirchberg ont remis un peu plus en cause cette jurisprudence, au point que le maintien de celle-ci peut être sérieusement questionné (II).

I. La remise en cause partielle de la jurisprudence SMIRGEOMES

Dans son arrêt Fastweb de 2013, la CJUE a jugé que les directives « recours » s’opposent à ce que le recours d’un soumissionnaire, dont l’offre aurait dû être exclue, soit déclaré irrecevable pour ce motif sans qu’ait été examinée au préalable la conformité/régularité tant de son offre que de celle de l’entreprise attributaire.

Ainsi, un soumissionnaire justifie d’un intérêt à agir pour contester la régularité de l’offre de l’attributaire quand bien même son offre ou sa candidature a été jugée elle-même irrégulière par le pouvoir adjudicateur. La CJUE a ensuite précisé dans son arrêt PFE de 2016 que la jurisprudence Fastweb s’applique peu importe le nombre de soumissionnaires : « Le nombre de participants à la procédure de passation du marché public concerné, de même que le nombre de participants ayant introduit des recours ainsi que la divergence des motifs soulevés par eux, ne sont pas pertinents pour l’application du principe jurisprudentiel résultant de l’arrêt Fastweb ».

Elle a enfin ajouté dans son arrêt Archus et Gama [12], que le soumissionnaire dont l’offre ou la candidature a été exclue par le pouvoir adjudicateur a un intérêt à agir contre l’admission de l’offre de l’attributaire, tant parce que cela peut conduire à ce qu’un autre soumissionnaire obtienne le marché dans la même procédure, que parce que cela peut donner lieu à la relance de la procédure de passation et ainsi lui octroyer une nouvelle chance d’obtenir le marché en cause.

En résumé, selon la CJUE, un soumissionnaire qui a vu sa candidature/son offre exclue justifie d’un intérêt à agir tant contre la décision qui prononce son exclusion que contre la décision admettant l’offre d’un concurrent/de l’attributaire, et ce, peu importe le nombre d’opérateurs économiques ayant candidaté. En effet, en cas d’exclusion de l’offre de l’attributaire, le marché pourrait être relancé permettant à nouveau à l’entreprise requérante de l’obtenir. 

De son côté le Conseil d’Etat avait une position différente pour ne pas dire contraire. Il a effectivement pu juger en 2011 en référé, dans son arrêt Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd's de Londres et Bureau européen d'assurance hospitalière (BEAH) [13] qu’un requérant dont la candidature a été écartée ou l’offre jugée inappropriée, irrégulière ou inacceptable ne pouvait utilement soulever l’irrégularité de la candidature/l’offre de l’attributaire. Le requérant n’étant pas susceptible d’avoir été lésé par un tel manquement.

Avec l’arrêt Fastweb de 2013, la jurisprudence du Conseil d’Etat de 2011 était ainsi remise en cause. A noter cependant que la CJUE avait rendu ses arrêts au regard de l’intérêt à agir du requérant, soit la recevabilité de la requête, alors que le Conseil d’Etat l’avait fait au regard de l’opérance des moyens.

Le Conseil d’Etat a, dans un premier temps, été confronté à la question dans le cadre du recours Tarn-et-Garonne. Par son arrêt Société Cerba [14], il a rendu une décision équivalente à celle de son arrêt Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd's de Londres précité. Pour justifier cette décision, Gilles Pellissier, rapporteur public de cette affaire, expliquait dans ses conclusions que le recours « Tarn-et-Garonne » ne relevait pas des directives « recours » mais surtout était différent du référé précontractuel. En effet, le contrat ayant été conclu, l’éventualité d’une remise en concurrence était ici incertaine et l’objet du recours « ne justifi[ait] pas de faire un sort particulier au cas où l’offre retenue était irrégulière ».

Toutefois la juridiction administrative suprême a, dans un second temps, dans un arrêt Clean Building [15], appliqué en référé contractuel, les principes jurisprudentiels posés par les arrêts Fastweb et PFE. Il a effectivement jugé que : « la circonstance que l'offre du concurrent évincé, auteur du référé contractuel, soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse se prévaloir de l'irrégularité de l'offre de la société attributaire du contrat en litige ».

Consécutivement à cette décision, l’arrêt Société Cerba, précité a fait l’objet de quelques critiques de la part de certains auteurs [16], notamment du fait que ces deux recours (référé contractuel et recours Tarn-et-Garonne) sont exercés postérieurement à la conclusion du contrat et qu’ils ont tous les deux pour finalité la remise en cause de l’attribution de celui-ci. 

Par ailleurs, G. Pellissier, également rapporteur public de cette affaire, a rapidement balayé la difficulté concernant les différents stades d’appréciation de l’intérêt lésé entre la CJUE (recevabilité de la requête) et le Conseil d’Etat (opérance des moyens), en arguant que :

« La condition de lésion sur laquelle est susceptible de jouer la régularité de l'offre ou de la candidature se situe dans la directive au niveau de l'accès au recours. La CJUE se prononce donc sur les effets de l'irrégularité de la candidature ou de l'offre sur la possibilité d'obtenir, par la voie contentieuse, l'annulation de la procédure ou du contrat. Or, au regard de cette finalité, que l'obstacle fondé sur l'irrégularité de la candidature ou de l'offre du requérant lui soit opposé au stade de la recevabilité de son recours ou de l'opérance de tous les manquements qu'il pourrait invoquer pour obtenir ce qu'il demande, le résultat est exactement le même 

[…]

Ce qui apparaît donc déterminant pour la cour est de garantir l'effet potentiellement utile du recours qui est à la fois d'éviter que le contrat soit attribué à une offre irrégulière et de donner une chance aux candidats évincés de présenter de nouvelles offres régulières dans le cadre d'une nouvelle procédure régulière, rétablissant ainsi les conditions d'une égale concurrence ».

La jurisprudence SMIRGEOMES a donc, en partie, été remise en cause [17]. Toutefois avec son arrêt du 24 mars 2021, NAMA Symvouloi, la CJUE s’est explicitement prononcée, pour la première fois, sur les moyens invocables dans le cadre des recours soumis aux directives « recours », questionnant une nouvelle fois cette jurisprudence en date de 2008.

II. La remise en cause totale de la jurisprudence SMIRGEOMES ?

Par son arrêt NAMA Symvouloi, la CJUE a une fois de plus élargi l’intérêt à agir d’un soumissionnaire dont l’offre a été exclue. En effet, elle a estimé qu’il peut agir contre la décision prononçant l’exclusion de son offre à tout moment de la procédure de passation ainsi que contre celle admettant l’offre de ses concurrents.

L’intérêt de cet arrêt réside cependant sur les moyens opérants dans le cadre de ce recours. La CJUE énonce en effet que : 

« S’agissant des moyens qu’un soumissionnaire évincé peut soulever dans le cadre d’un tel recours, il convient d’observer que la directive 92/13 ne prévoit pas d’autre exigence que celle fixée à l’article 1er, paragraphe 1, de celle-ci, à savoir que ce soumissionnaire peut invoquer des moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit 

[…]

Il en ressort que le soumissionnaire évincé est en droit de soulever tout moyen contre la décision d’admission d’un autre soumissionnaire, y compris ceux qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue ».

Ainsi, un soumissionnaire dont l’offre a été exclue peut soulever tout moyen contre l’admission de l’offre d’un concurrent.

S’il était question d’interpréter largement ce paragraphe, nul doute que la jurisprudence SMIRGEOMES, fondée sur la notion de lésion, deviendrait caduque. Toutefois, il ne faudrait pas tirer des conclusions trop hâtives sur ce point. 

Tout d’abord, la CJUE répond à une question concernant une entreprise dont l’offre a été exclue et non analysée, et c’est dans ce cadre qu’elle estime que le requérant peut soulever tout moyen pour que soit écartée l’offre de l’attributaire ou de l’un de ses concurrents encore en lice. Rien ne permet d’affirmer qu’elle adoptera la même position dans le cas où l’offre a été analysée et notée par le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice. De plus, un requérant dont l’offre aurait été notée serait sans nul doute lésé si l’offre/la candidature de l’attributaire aurait dû être jugée irrégulière.

En outre, le Conseil d’Etat, et plus particulièrement G. Pellissier, avait, semble-t-il, anticipé cette jurisprudence de la CJUE en ce sens où il avançait, dans ses conclusions dans l’affaire Clean Building, que : 

« Les seules limites de cette jurisprudence tiennent d'une part à ce qu'il s'agisse de la même procédure, d'autre part à ce que le manquement invoqué par le requérant tienne à l'irrégularité de la candidature ou de l'offre retenue. Sur ce dernier point, la Cour a précisé la référence de l'arrêt Fastweb à l'invocation de "motifs de nature identique" en indiquant que "la divergence des motifs soulevés" par les participants à la procédure était sans incidence pour l'application de ces principes […]. Les causes des irrégularités peuvent donc être différentes ; mais, bien qu'il y ait matière à hésitation, nous comprenons les arrêts de la Cour comme faisant référence à des motifs d'irrégularité des offres, de sorte que ce n'est que lorsque l'irrégularité de l'offre retenue est invoquée par le requérant que l'irrégularité de sa propre offre ne peut lui être opposée ».

Ainsi, G. Pellissier mentionnait déjà que les causes d’irrégularité ayant conduit à l’exclusion de l’offre du requérant et celles devant entrainer l’exclusion de celle de l’attributaire pouvaient être différentes. Il laissait ainsi entrevoir que dans ce cas, le requérant pouvait soulever tout moyen pour obtenir l’exclusion de l’offre de l’attributaire. En résumé, il n’est pas certain que la jurisprudence NAMA Symvouloi impose au Conseil d’Etat de franchir un pas supplémentaire vers la « désmirgeomisation ». Le filtre de la lésion au stade de l’opérance des moyens ne semble donc pas, en l’état, être condamné par la CJUE.

En revanche, la Cour de cassation, également juge du référé précontractuel et contractuel [18] pour les contrats de droit privé de la commande publique, s’est semble-t-elle inscrite dans la lignée de la décision Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd's de Londres précitée. En effet, dans un arrêt du 27 janvier 2021 [19], elle a cassé l’ordonnance du tribunal de grande instance de Paris qui avait estimé que l’acheteur privé n’avait pas respecté ses obligations de publicité et de mise en concurrence, au motif que le tribunal n’a pas, au préalable, recherché, comme il y était invité par l’acheteur, si la candidature de l’entreprise requérante était irrégulière. Or, à défaut de candidature régulière, l’entreprise soumissionnaire ne pouvait justifier d’un intérêt à agir. Cette jurisprudence semble donc contraire aux décisions rendues par la CJUE [20]

En conclusion, la jurisprudence tant de la CJUE que des juridictions nationales fait encore l’objet de nombreux questionnements et feront possiblement, voire probablement, l’objet d’ajustements à l’avenir. Si la jurisprudence SMIRGEOMES ne semble pas remise en cause par l’arrêt de la CJUE du 24 mars 2021, elle n’en est pas pour autant tirée d’affaire.

Par Alexandre Radoszycki

Références 

[1] : CJUE, C-771/19, 24 mars 2021, NAMA Symvouloi

[2] : CJUE, C-100/12, 4 juillet 2013, Fastweb SpA c. Azienda Sanitaria Locale di Alessandria

[3] : CJUE, C- 689/13, 5 avril 2016, Puligienica Facility Esco SpA (PFE)

[4] : CE, n°305420, 3 octobre 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur est de la Sarthe (SMIRGEOMES)

[5] : CE, n°213958, 16 octobre 2000, Société Stéreau

[6] : Directives 89/665/CEE du 21 décembre 1989 et 92/13/CEE du 25 février 1992 modifiées par la directive 2007/66/CE du 11 décembre 2007

[7] : CJUE, C-249/01, 19 juin 2003, Werner Hackermüller

[8] : CJUE, C-230/02, 12 février 2004, Grossmann Air Service, Bedarfsluftfahrtunternehmen GmbH & Co. KG

[9] : CE, n°358994, 4 avril 2014, Département Tarn-et-Garonne

[10] : CE, n°291545, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation

[11] : B. Dacosta, conclusions sur l’affaire CE, n°358994, 4 avril 2014, Département Tarn-et-Garonne

[12] : CJUE, C-131/16, 11 mai 2017, Archus sp. z o.o. et Gama Jacek Lipik c. Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo S.A

[13] : CE, n°s 354652, 354709, 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd's de Londres et Bureau européen d'assurance hospitalière (BEAH)

[14] : CE, n°s 420654, 420663, 9 novembre 2018, Société Cerba et Caisse nationale d’assurance maladie

[15] : CE, n°435982, 27 mai 2020, Sté Clean Building

[16] : J. BOUSQUET, « Nouvelles précisions sur l’étendue de l’office du juge et des moyens opérants en référé contractuel », Revue Droit administratif, n°8-9- Août-Septembre 2020

[17] : G. Pellissier faisant valoir dans ses conclusions que la jurisprudence Clean Building s’appliquait également en référé précontractuel

[18] : Cf. ordonnance 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique

[19] : Cass. Com. n°18-20.783, 27 janvier 2021

[20] : Pour un commentaire de cet arrêt, J. DIETENHOEFFER « Intérêt à agir en référé précontractuel devant le juge judiciaire », Revue Contrats et marchés publics, n°4 – Avril 2021

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Alexandre RADOSZYCKI

La liberté d’exercice de la profession d’avocat : une nécessité et une liberté fondamentale ?

Extrait de la Gazette n°44 - Mars 2021

Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, ordonnance 10 décembre 2020, Madame A., n°  2012496 

Depuis le début du premier confinement et l’avènement de la crise sanitaire que nous traversons, le justiciable et la jouissance de ses libertés ont fortement été entravées par la lutte du Gouvernement contre la pandémie mondiale.

Après la promulgation de l’état d’urgence sanitaire, de nombreuses juridictions administratives ont été saisies au titre de la procédure d’urgence de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (ci-après « CJA »).

Mme A., a saisi le juge des référés libertés du tribunal administratif Cergy après qu’elle s’est vu refuser l’accès aux locaux de la sous-préfecture de la commune de Sarcelles. Sa présence était pourtant justifiée par l’exercice même de sa profession. En effet, elle était venue assister ses clients dans leurs démarches afin de déposer un dossier pour l’obtention d’un titre de séjour.

Le Préfet lui a refusé l’accès aux locaux de la préfecture aux motifs,  d’une part, que le contexte sanitaire provoqué par la Covid-19 ne permettait pas l’accès aux usagers du service et, d’autre part, que la complexité des dossiers n’était pas assez forte pour que soit autorisé l’accès de l’avocate.

Le juge des référés du TA de Cergy a donc eu à se prononcer sur cette mesure. Après avoir rappelé les conditions du référés libertés, il reconnait deux nouvelles libertés fondamentales (I). Par suite, il confronte la mesure préfectorale au test de proportionnalité des intérêts en présence afin de la censurer pour méconnaissance de ces libertés (II).

I. Du rappel sur la procédure du référé liberté et la double reconnaissance des libertés fondamentales (L. 521-2 du CJA) ...

Pour rappel, la procédure dite de « référé-liberté » est le symbole de la profonde rénovation des procédures d’urgence devant les juridictions administratives opérée par la loi du 30 juin 2000 [1]. Elle a également constitué un moteur créatif qui a largement contribué à conférer au juge administratif un rôle prépondérant dans la protection des libertés.

L’article L. 521-2 du CJA dispose que :

« Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».

La procédure de référé liberté, pour être effective, nécessite la réunion de plusieurs conditions de recevabilité et de fond.

S’agissant des conditions de recevabilité, il faut citer l’absence d’exigence d’un acte administratif faisant grief (1). En effet, contrairement à son homologue, le référé-suspension, qui ne peut être actionné que contre un tel acte, le référé liberté peut être initié en l’absence d’un acte faisant grief. Il peut ainsi être initié contre l’action ou même l’omission d’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de l’exécution.

Par ailleurs, la procédure peut être initiée même en l’absence de l’exercice d’un recours en excès de pouvoir (2). Enfin, s’agissant des conditions formelles, rappelons simplement que comme toute procédure, le référé liberté ne peut être initié que par une requête suffisamment motivée, complète et présentée par écrit [2].

S’agissant des conditions de fond, le référé liberté se distingue encore du référé régi par l’article L. 521-1 dans la mesure où l’urgence (1) n’est pas appréciée de la même manière lorsqu’il est porté atteinte à une liberté fondamentale (2).

La condition autonome de l’urgence (1a) est plus strictement appréciée dans la mesure où celle-ci doit être une urgence à quarante-huit heures [3]. En effet, le requérant doit justifier de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de bénéficier à très bref délai, à savoir sous quarante-huit heures, d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être prononcées sur le fondement de cet article [4].

Ensuite, l’appréciation de l’urgence doit être concrète et globale comme le référé suspension, mais qui peut parfois le conduire à déterminer une urgence caractérisée. Pour ce faire, le juge des référés doit procéder à une mise en balance des intérêts en présence et notamment entre l’intérêt public et l’intérêt privé. Tel est le cas lorsque le juge administratif a eu à se prononcer sur la situation d’urgence dans la jungle de Calais en mettant en balance la survie des migrants et les mesures prises par le préfet et la commune de Calais [5]

Enfin il convient de souligner que la présomption d’urgence peut exister et être remplie par certaines circonstances. On peut citer à titre d’exemple la mise à exécution d’un décret d’extradition [6] ou la mise à exécution d’une décision de remise à un Etat étranger [7].

La deuxième condition de fond résulte de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale au sens exacte de l’article L. 521-2 du CJA (2). Si la notion de liberté fondamentale a été dessinée par le juge administratif au cours des différents litiges puisque le législateur ne s’est pas livré à une définition concrète de cette notion, force est de constater que le juge ne s’est pas contraint en en donnant une formule précise.

Ainsi, le commissaire du Gouvernement Laurent Touvet, dans ses conclusions prononcées dans le cadre de l’affaire Commune de Venelles [8], a pu expliquer que :

«  La notion de liberté fondamentale inscrite à l’article L. 521-2 du Code est une des plus délicates de celles issues de la loi du 30 juin 2000. Nous n’avons pas l’ambition d’en définir ici l’ensemble des contours, mais seulement de vous proposer de répondre à la question de savoir si le principe de libre administration des collectivités locales en constitue une ».

Le juge administratif, une fois la liberté fondamentale reconnue, doit ensuite identifier une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté.

Ainsi, pour identifier la gravité de l’atteinte, le juge tient compte des effets de cette atteinte au regard de l’exercice de la liberté fondamentale en cause, de l’objet et de la finalité de la mesure en question, en lien notamment avec les limitations prévues par la loi aux fins de permettre l’intervention de la puissance publique [9].

Le juge doit tenir également compte, pour identifier l’illégalité manifeste de cette atteinte, de la temporalité restreinte dans laquelle il lui incombe de se prononcer. Elle doit être flagrante sans que le magistrat n’ait à pousser ses investigations au-delà du délai de quarante-huit heures. Le juge des référés réfutera l’illégalité manifeste si une mesure est prise sur le fondement de dispositions ambiguës et donc, in fine, appelant une interprétation quant à la portée de cette mesure [10].

L’apport le plus important de cette ordonnance, réside alors, à n’en pas douter, dans une double reconnaissance de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Il s’agit d’abord de la consécration inédite du libre exercice de la profession d’avocat, et ensuite du droit pour un administré d’être accompagné par un avocat dans ses démarches, au rang de libertés fondamentales.

En effet, le juge des référés a considéré que :

« D’une part, il est constant que le mandat confié aux avocats par leurs clients implique notamment la possibilité d’accompagner et d’assister ceux-ci devant les administrations. Mme A…, l’Ordre des avocats du Barreau du Val d’Oise et le syndicat des avocats de France ont insisté, lors de leurs observations orales à l’audience, sur l’importance que revêt cette mission de conseil dans un contexte sanitaire où les restrictions rendent l’accès au droit plus difficile, particulièrement pour une catégorie d’usagers souvent peu ou mal informée sur ses droits. Ils ont également indiqué que la distinction opérée discrétionnairement par la préfecture du Val d’Oise, entre les premières demandes de titre de séjour et les autres dossiers, pour décider de l’utilité ou non de la présence d’un avocat lors des démarches effectuées par des administrés, était manifestement illégale dès lors qu’aussi bien des dossiers de renouvellement de titre de séjour que des dossiers de changement de statut peuvent se révéler complexes. Dans ces conditions, le préfet du val d’Oise ne pouvait, sans entraver gravement l’exercice de la profession d’avocat, décider de manière discrétionnaire de l’utilité de la présence d’un avocat en fonction de la complexité supposée du dossier, complexité que ne saurait davantage être définie selon des critères liés à la nature de la demande du titre de séjour en cause ».

Ainsi, la requérante est fondée à soutenir que cette mesure porte une atteinte grave et manifestement illégale au libre exercice de la profession d’avocat et au droit pour un administré d’être accompagné par un avocat dans ses démarches.

En effet, le juge des référés devait se prononcer sur l’atteinte portée au statut de l’avocat et à sa mission essentielle à savoir celle de se mouvoir pour assister et représenter les clients qui font appel à ses services en tout lieu.

Pour rappel, il faut évoquer les dispositions statutaires de la profession d’avocat prévues par la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 :

Aux termes de l’article 3 bis, 1er alinéa :

« L’avocat peut librement se déplacer pour exercer ses fonctions. »

Aux termes de l’article 4 :

« Nul ne peut, s’il n’est avocat, assister ou représenter les parties, postuler et plaider devant les juridictions et les organismes juridictionnels ou disciplinaires de quelque nature que ce soit, sous réserve des dispositions régissant les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation »

Enfin, l’article 6 prévoit expressément que :

« Les avocats peuvent assister et représenter autrui devant les administrations publiques sous réserves des dispositions législatives et réglementaires ».

De son côté, le juge constitutionnel rappelle que la garantie des droits proclamés par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique notamment le droit à l’assistance effective de l’avocat [11].

L’assise était donc forte pour que le juge des référés puisse élever le libre exercice de la profession d’avocat au rang de liberté fondamentale. On ne pourra dès lors que saluer l’impact de cette décision dans le renforcement du panel de libertés relatives aux droits de la défense et leur invocabilité en matière de référé-liberté. Plus encore est le symbole fort envoyé par le juge administratif vers la reconnaissance de l’importance de l’avocat dans une société démocratique et dans le contexte sanitaire actuel.

Ainsi, pour résumer cette avancée, on peut citer la formule de Maitre Patrick Lingibé, avocat au Barreau de Cayenne qui a commenté cette décision [12] : « l’avocat est un marqueur de l’effectivité́ de l’État de droit dans une société démocratique : le niveau de la liberté d’action et de parole qui lui est reconnue et la protection dont il bénéficie pour exercer sa mission sont des garanties pour les libertés publiques et individuelles ».

Cette reconnaissance fait écho tout récemment à la décision du Conseil d’Etat du mercredi 3 mars 2021. En effet, le juge des référés du Conseil d'Etat a tranché :

« l’absence de toute dérogation spécifique pour consulter un professionnel du droit au-delà de 18 heures est de nature à rendre difficile voire, dans certains cas, impossible en pratique, l’accès à un avocat dans des conditions conformes aux exigences du respect des droits de la défense ».

II. … à l’échec de la mesure restrictive des libertés au test de proportionnalité.

La décision commentée a pour mérite de faire évoluer le champ matériel des libertés invocables devant le juge des référés-libertés dont la mission est de procéder au contrôle de proportionnalité de la mesure poursuivie avec les libertés invoquées.

En l’espèce, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, a créé un régime d’état d’urgence supplémentaire, lequel s’ajoute à l’état d’urgence sécuritaire créé par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 modifiée. Désormais inscrit dans le Code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire permet au premier ministre de prendre des mesures restrictives de libertés [13]. Le ministre de la santé peut, quant à lui, prescrire des mesures tant réglementaires qu’individuelles et enfin, l’autorité préfectorale est habilitée par cet état d’urgence sanitaire à prendre toute mesure générale ou individuelle au niveau de la circonscription départementale.

Si l’état d’urgence sanitaire a pris fin le 10 juillet 2020 [14], face à la nouvelle progression de l’épidémie au cours des mois de septembre et d’octobre, il a été rétabli sur l’ensemble du territorial national à compter du 17 octobre par décret du 14 octobre 2020. En effet, ce décret en son article 29 prévoit que :

« Le préfet de département est habilité à interdire, à restreindre ou à réglementer, par des mesures réglementaires ou individuelles, les activités qui ne sont pas interdites en vertu du présent titre.

Lorsque les circonstances locales l'exigent, le préfet de département peut en outre fermer provisoirement une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunions, ou y réglementer l'accueil du public.

Le préfet de département peut, par arrêté pris après mise en demeure restée sans suite, ordonner la fermeture des établissements recevant du public qui ne mettent pas en œuvre les obligations qui leur sont applicables en application du présent décret ».

C’est sur ce fondement réglementaire que le Préfet du Val-d’Oise a entendu interdire l’accès de Mme A., en qualité d’avocate, aux locaux de la préfecture afin d’accompagner ses clients venus pour déposer un dossier d’obtention de titre de séjour.

Pour contrôler l’équilibre entre les impératifs liés à la sécurité et à la santé publique et l’exercice des libertés, le juge administratif et le Conseil d’Etat ont mis en place une grille de contrôle s’agissant des mesures de police depuis la décision « Benjamin » du 18 mai 1933, n° 17413 et n° 17520. Si « la liberté est la règle, la restriction l’exception [15] », le juge doit concilier les intérêts publics et privés précités.

Ainsi, le juge doit se plier au désormais classique triple test de proportionnalité des mesures de police qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA [16]. Le juge des référés du tribunal administratif de Cergy l’a appliqué à l’arrêté litigieux. Ce test se base sur les trois critères suivants : la mesure doit être adaptée à la situation donnée, nécessaire au règlement de cette situation et enfin proportionnée à l’ordre public qu’elle a vocation à assurer.

Le juge relève d’une part, s’agissant de la liberté fondamentale du libre exercice de la profession d’avocat, « que le mandat confié aux avocats par leurs clients implique notamment la possibilité d’accompagner et d’assister ceux-ci devant les administrations ».

De plus, il est illégal pour le préfet de décider de manière discrétionnaire de l’utilité de la présence d’un avocat en fonction de la complexité supposée de tel ou tel dossier. Le juge souligne en l’espèce que la complexité ne « saurait davantage être définie selon des critères liés à la nature de la demande du titre de séjour en cause ».

D’autre part, la mesure déférée restreignant l’accès aux locaux des services de la délivrance des titres de séjour posait, pour le juge des référés, un problème au regard des trois critères de proportionnalité́. En effet, le préfet du Val-d’Oise ne justifiait pas de l’impossibilité́ avérée d’assurer le respect des règles de distanciation physique lors des dépôts de demande de titre de séjour ni avoir mis en œuvre d’autres méthodes, telles que le réaménagement des conditions et des horaires d’accueil pour réguler le flux des usagers.

Par ailleurs, les autres préfectures parisiennes, pourtant soumises aux mêmes contraintes sanitaires, parvenaient à organiser l’accueil dans leurs locaux des usagers accompagnés de leurs avocats, quelle que soit la nature de leurs demandes.

En conséquence, échouant au test, l’interdiction édictée par le préfet du Val-d’Oise ne remplissait pas les exigences de proportionnalité́. Cette mesure n’était ni adaptée à la situation donnée, ni nécessaire au règlement aux buts poursuivis de préservation de la santé publique et ni proportionnée à l’ordre public au vu de la crise sanitaire qu’elle a vocation à assurer. Elle portait ainsi une atteinte manifestement grave à une liberté fondamentale.

Par Adrien Villena

Références :

[1] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives

[2] Article R. 411-1 du Code de justice administrative

[3] CE, réf., 28 février 2003, Commune de Pertuis, n° 254411

[4] CE, ordonnance du 23 janvier 2004, n° 257106

 [5] CE, ordo. 23 novembre 2015, Ministre de l’Intérieur et commune de Calais, n° 394540

[6] CE, ordonnance du 29 juillet 2003, n° 258900

[7] CE, ordonnance du 25 novembre 2003, n° 261913

[8] CE Section, 18 janvier 2001, n° 229247

[9] CE, 12 novembre 2001, Commune de Montreuil-Bellay, n° 239840

[10] CE, 18 mars 2002, GIE Sport Libre et autres., n° 244081

[11] Cons. const. 30 juill. 2010, n° 2010, QPC

[12] Mtre. Patrick Lingibe, « Le libre exercice de la profession d’avocat, une liberté fondamentale », du 17 décembre 2020, Dalloz actualité.

[13] L. 3131-15 du Code de la santé publique

[14] Décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire

[15] Conclusions de M. le commissaire du gouvernement, M. Michel sous la décision « Benjamin »

[16] CE, ass., 26 oct. 2011, n° 317827, Association pour la promotion de l’image

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Adrien VILLENA

Thalamy, es-tu (encore) là ?

Extrait de la Gazette n°44 - Mars 2021

Il y a bientôt trente-cinq ans, en rendant sa célèbre décision Thalamy [1] le 9 juillet 1986, le Conseil d’Etat a bouleversé la vie des acteurs de l’immobilier. D’abord d’application stricte, cette jurisprudence a par la suite subi de nombreux aménagements, afin de restreindre considérablement son application et jusqu’à se demander ce qu’il reste de son opposabilité.

I. La jurisprudence Thalamy, la perpétuelle épée de Damoclès des constructions irrégulièrement édifiées

Sa solution est la suivante : lorsqu’une construction est irrégulièrement édifiée ou modifiée, sans permis de construire ou déclaration préalable ou en méconnaissance des prescriptions de telles autorisations, ces travaux irrégulièrement entrepris n’ont pas d’existence juridique. Par conséquent, afin d’entreprendre de nouveaux travaux, la demande d’autorisation de construire doit porter sur l’ensemble de la construction, afin de la régulariser et donner ainsi naissance juridique aux constructions illégalement entreprises.  

Cette jurisprudence laissa sans voix les opérateurs immobiliers et une grande partie de la doctrine. Certes d’une logique juridique implacable, le Conseil d’Etat étant dans une volonté classique de régularisation propre au droit de l’urbanisme et au droit de l’environnement, elle créa toutefois une insécurité juridique de taille. Du fait de la création d’une imprescriptibilité de l’illégalité des constructions édifiées ou modifiées sans autorisation ou en méconnaissance de celle-ci, la situation de ces bâtiments est ainsi préoccupante. En effet, si des travaux sont nécessaires à sa conservation et que les règles d’urbanisme contemporaines n’autorisent pas l’édification d’un tel bâtiment, il n’est pas possible d’y recourir.  

Ainsi, que ce soit pour le promoteur immobilier aguerri ou le simple particulier souhaitant effectuer sa première acquisition immobilière, cette contrainte est de taille et l’acquisition d’un bâtiment construit illégalement est inévitablement à perte.  

D’autant plus que, si l’administration est saisie d’une demande de travaux portant sur un bâtiment de ce type, elle est tenue d’inviter le pétitionnaire à présenter une demande portant sur l’ensemble de la construction [2], et a ainsi compétence liée pour s’opposer à une déclaration de travaux ne respectant pas ces prescriptions [3].

La jurisprudence a eu l’occasion de préciser que ce principe s’applique aussi dans le cas où les éléments de construction résultant des travaux demandés ne prennent pas directement appui sur une partie de l’édifice réalisée sans autorisation [4]. Pour échapper à l’application de Thalamy, il est nécessaire de constater une vraie frontière, c’est-à-dire des éléments dissociables des travaux irréguliers, comme des bâtiments distincts [5].

Par conséquent, l’application stricte de cette solution emporte des conséquences assez importantes, voire néfastes. Une réelle volonté d’y remédier s’est ainsi manifestée, tant par les pouvoirs publics que les juridictions administratives.  

II. La prescription administrative, l’aménagement salvateur de Thalamy offert par la loi

De nombreuses évolutions législatives ayant eu un impact sur cette jurisprudence sont intervenues en droit de l’urbanisme depuis 1986. Le choix est fait de s’intéresser principalement à deux lois : la loi ENL du 13 juillet 2006, née en partie du rapport de la commission Pelletier (A.), puis la loi ELAN du 23 novembre 2018 née en partie du rapport de la commission Maugüé (B.). 

A. Commission Pelletier et loi ENL 

La jurisprudence Thalamy a dès sa lecture fait l’objet de nombreuses critiques de la part de la doctrine. Georges LIET-VEAUX a notamment mis en lumière la différence de traitements en matière de prescriptions, les actions civiles et pénales étant limitées dans le temps, contrairement à l’administration qui impose une obligation perpétuelle de régularisation [6]. 

L’insécurité juridique engendrée par celle-ci a encouragé le pouvoir exécutif à vouloir remédier à cette situation. 

C’est ainsi dans le cadre d’un groupe de travail formé par lettre de mission en date du 29 juin 2004 par le garde des sceaux et le ministre de l’équipement, présidé par Maître Philippe Pelletier, avocat spécialisé en droit immobilier et Président de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat, que la question de l’aménagement de la jurisprudence Thalamy est posée sur la table.  

Le rapport Pelletier rendu par ce groupe de travail en janvier 2005 pose notamment l’objectif de « Mettre fin au régime d’imprescriptibilité administrative des constructions irrégulières » [7], pointant notamment la distorsion entre l’existence de prescriptions pénale et civile pour les constructions illégales et la perpétuité de l’irrégularité administrative, mise en évidence par la doctrine.  

La solution proposée est la suivante : créer une prescription administrative de dix ans après l’achèvement de la construction illégale, au-delà de laquelle il n’est plus possible d’opposer son irrégularité, sous réserve d’exceptions comme les cas des constructions mettant en danger la vie d’autrui ou l’exécution de décisions de justice rendues dans l’intervalle prononçant une mesure de démolition.  

Le législateur a repris cette proposition dans la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement, dite loi ENL, en créant un article L. 111-12 dans le code de l’urbanisme, cette disposition étant codifiée depuis le 1er janvier 20168 à l’article L. 421-9 dudit code.  

Les exceptions proposées sont également reprises, mais complétées par d’autres, selon la situation géographique de la construction (parc national, site classé, domaine public, zone protégée par un plan de prévention des risques naturels) ou sa réalisation « sans permis de construire [9]».  

Cela démontre ainsi la volonté du groupe de travail Pelletier et du législateur de ne pas vider la jurisprudence Thalamy de sa substance. Le but de l’aménagement de celle-ci n’est pas de légaliser toutes les constructions illégales après dix ans d’existence, mais plutôt de légitimer celles dont l’illégalité aurait pu être régularisée, notamment par un permis modificatif.  

Cette réforme a donc apporté une nuance dont la solution Thalamy manquait terriblement.  

De plus, du côté du législateur, c’est au bénéfice de l’ajout en Commission mixte paritaire de l’exception des constructions sans permis que les dispositions créant l’ancien article L. 111-12 du code de l’urbanisme ont pu être adoptées. L’Assemblée nationale était en effet farouchement opposée à un aménagement de l’obligation de régularisation des bâtiments construits illégalement, certains députés faisant valoir qu’il était de nature à accorder une légitimité à des opérations de construction frauduleuses [10].  

Malgré un accueil favorable de cette réforme quant à l’aménagement de la jurisprudence Thalamy viennent assez vite les premiers doutes. En effet, la doctrine s’est en effet beaucoup interrogée sur l’application de cette prescription en cas de construction réalisée sur la base d’un permis annulé ou retiré [11],  

En effet, qu’en était-il des constructions édifiées sur la base d’un permis délivré régulièrement par l’administration, mais retiré par la suite par celle-ci ? Ou encore annulé par le juge administratif à la suite d’un recours contentieux ?  

La chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de répondre à cette question, en jugeant que l’annulation d’un permis de construire postérieurement à l’achèvement des travaux ne pouvait avoir pour effet de rendre la construction rétroactivement illicite [12]. De plus, la même chambre a retenu cette solution alors que le constructeur a poursuivi la construction tout en sachant que le permis avait été retiré, les travaux réalisés avant et après le retrait du permis n’ayant pas de caractère illégal [13]. 

Toutefois, rien ne laissait présager de façon certaine que le juge administratif décide de porter la même interprétation que le juge pénal, les intérêts protégés n’étant pas les mêmes. En effet, alors que la juridiction pénale est saisie d’une demande de démolition d’une construction sur le fondement de l’article L. 480-1 et suivants du code de l’urbanisme, comme c’était le cas pour les jurisprudences précitées, et doit ainsi mettre en balance les intérêts privés en cause, la juridiction administrative se trouve alors saisie d’un recours pour excès de pouvoir contre une autorisation d’urbanisme ou le refus d’octroyer celle-ci et se situe dans la logique du « procès fait à l’acte », selon la formule d’Edouard Laferrière.  

En raison de la volonté du juge administratif de régulariser au maximum les actes dont il est saisi, rien ne permet au moment de la promulgation de la loi ENL d’affirmer avec certitude du sort des constructions réalisées sur la base d’un permis ultérieurement annulé ou retiré à ce moment-là. 

B. Commission Maugüé et loi ELAN  

Conscient du problème de rendement des tribunaux administratifs en matière de contentieux de l’urbanisme, notamment en raison des nombreux recours abusifs, le Ministre de la cohésion des territoires a missionné le 9 août 2017 un groupe de travail présidé par Madame Christine Maugüé, Présidente de la septième chambre du Conseil d’Etat.    

Le 11 janvier 2018, ce groupe de travail rend son rapport au gouvernement, nommé « Propositions pour un contentieux des autorisations d’urbanisme plus rapide et plus efficace », qui s’intéresse notamment aux problématiques de la jurisprudence Thalamy et l’efficacité de l’article L. 421-9 du code de l’urbanisme. 

Le rapport tente notamment de répondre aux doutes mis en évidence par la doctrine à la suite de la promulgation de la loi ENL, en préconisant au législateur d’éclaircir l’exception à la prescription administrative « lorsque la construction a été réalisée sans permis de construire » [14]. La formulation de cette exception donnant en effet lieu à ambigüité, il semblait essentiel d’y remédier dans un objectif de sécurité juridique.  

Le rapport proposa alors une nouvelle formulation, reprise par la loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi « ELAN », selon laquelle ne peuvent bénéficier de la prescription administrative décennale les constructions réalisées « sans qu’aucun permis n’ait été obtenu alors que celui-ci était requis ».  

Cette nouvelle formulation écarte ainsi de cette exception les constructions réalisées sous l’égide d’un permis annulé ou retiré, pour ainsi limiter l’application de la jurisprudence Thalamy au-delà des dix ans aux constructions réalisée dans la plus grande illégalité, donc sans qu’aucun permis ne soit obtenu.

III. Les réserves jurisprudentielles quant à une application stricte de Thalamy 

Consciente des critiques de la doctrine et des effets indésirables de la solution Thalamy, le Conseil d’Etat a également apporté plusieurs aménagements prétoriens à celle-ci, tout en refusant d’opérer un revirement de jurisprudence. 

La décision du 9 juillet 1986 est reprochable dans le sens où elle pose un principe strict d’interprétation, sans tenir compte d’aucune réalité concrète. A sa lecture, il est nécessaire de régulariser l’ensemble de la construction réalisée ou modifiée en méconnaissance des règles d’urbanisme, sans prendre en compte ses caractéristiques : son année de construction, l’illégalité constatée, sa situation géographique, etc. 

Or, un principe aussi fort et contraignant ne peut s’appliquer de la même manière pour chaque construction.  

Comme il a été vu, le législateur est venu poser des limites, principalement par la mise en place de la prescription administrative de dix ans. Si cela ouvre la possibilité d’effectuer des travaux sur des constructions jusque-là exclues du fait de Thalamy, la question se pose encore pour celles ne pouvant bénéficier de cette prescription. Tel est le cas notamment de celles réalisées sans aucune autorisation.  

Le législateur n’ayant pas voulu franchir cette limite des constructions réalisées sans aucune autorisation, c’est ainsi la jurisprudence qui est venu apporter quelques réserves à l’application de la jurisprudence Thalamy. Elle l’a notamment fait concernant les constructions anciennes (A.) et celles dont la conformité n’a pas été contestée par l’autorité administrative compétente (B.).  

A. Une dérogation autorisée pour les travaux sur les constructions anciennes  

La principale critique de la jurisprudence Thalamy réside dans l’impossibilité de procéder à des travaux de maintien en l’état sur des bâtiments anciens, voire vétustes, éventuellement nécessaires à la sécurité, parce que la construction initiale ne pourrait plus être autorisée à la date de la nouvelle autorisation. Cela entraîne une grande insécurité juridique en cas de mutation d’immeuble [15].

Le Conseil d’État décida ainsi d’opérer une avancée majeure dans la stabilisation de la situation des constructions irrégulièrement édifiées en rendant le 3 mai 2011 sa décision Ely. Après avoir affirmé que la décision Thalamy était la règle de principe, il donne la faculté à l’administration d’autoriser des travaux nécessaires à la préservation du bâtiment alors même qu’il a été réalisé sans permis de construire. Ceci est possible pour « une construction ancienne, à l’égard de laquelle aucune action pénale ou civile n’est plus possible, après avoir apprécié les différents intérêts publics et privés en présence au vu de cette demande » [16].

Cette solution répond très subtilement à la réalité concrète dénoncée jusque-là par la doctrine. Sans pour autant renier sa jurisprudence classique, la Haute juridiction administrative lui apporte un aménagement non négligeable en consacrant cette dérogation et admet qu’autoriser ce type de travaux peut relever d’intérêts publics.  

La réalité immobilière a ainsi pris le pas sur la réalité juridique. Comme le demandait le rapporteur public Pierre Colin, ce tempérament a été décidé par « un souci de pragmatisme » [17].  

Le Conseil d’Etat a donc su faire preuve d’un grand pragmatisme, d’autant plus qu’il a eu l’occasion de réaffirmer cette dérogation par une décision La Marque du 16 mars 2015, en consacrant cette fois la notion d’« éléments de construction anciens » [18].

En l’espèce, ce n’est pas la construction du bâtiment qui n’a pas été autorisée par un permis, mais les travaux ayant permis un changement de destination. Après avoir rappelé le principe de la jurisprudence Thalamy, le juge administratif accepte toutefois de transposer la dérogation Ely à ce cas de figure.  

Par conséquent, lorsque les travaux demandés portent sur une construction ancienne ou des éléments de constructions anciens, il est possible de déroger à l’obligation de régularisation de l’ensemble de la construction s’ils ont pour but la préservation de la construction, après mise en balance des intérêts publics et privés par l’administration.  

B. Le régime de conformité opposable à la solution Thalamy 

Le plus grand coup donné à la jurisprudence Thalamy a vraisemblablement été porté par le Conseil d’État dans sa décision du 26 novembre 2018 [19], en utilisant le régime de la conformité des travaux posé par les articles L. 462-1 et L. 462-2 du code de l’urbanisme.  

Pour rappel, conformément à ces deux dispositions, lors de l’achèvement des travaux de construction ou d’aménagement, une déclaration attestant l’achèvement et la conformité des travaux (ci-après « DAACT ») au permis délivré ou à la déclaration préalable est adressée à la mairie par le maître d’ouvrage. C’est alors à la première de mettre le second en demeure de déposer un dossier modificatif ou de mettre les travaux en conformité si elle constate lors d’une visite de contrôle que ceux-ci n’ont pas été réalisés conformément à l’autorisation délivrée [20]. Ladite visite de contrôle ne peut se faire que dans un délai de trois à cinq mois, selon le type de construction, suivant l’achèvement des travaux.  

Le Conseil d’État s’est alors intéressé à l’hypothèse où la construction réalisée n’aurait pas été conforme à l’autorisation délivrée mais où l’administration n’aurait pas enclenché la procédure de contestation de la non-conformité.  

Au regard des règles applicables au jour de la décision, l’administration pouvait ainsi contester la non-conformité à la fois dans le délai imparti, mais aussi par le biais de la jurisprudence Thalamy, en refusant toute autorisation d’urbanisme future sur ce bâtiment en raison de son illégalité. Comme a pu l’observer le Professeur Pierre Soler-Couteaux, l’administration pouvait ainsi contester la conformité « non seulement par voie d’action, aux termes du texte précité, mais également par voie d’exception » [21].

Désormais, si la non-conformité des travaux achevés n’a pas été contestée dans le délai de trois à cinq mois dans le cadre de sa visite de contrôle de la DAACT, l’administration ne peut plus dénoncer la conformité au permis ou à la déclaration par la suite. 

En plus de donner toute sa portée au régime de la conformité, cette décision a pour effet de responsabiliser l’administration dans le contrôle de la conformité des travaux, celle-ci ne pouvant plus se ranger derrière Thalamy afin de contester indirectement l’édification illégale du bâtiment et ainsi le paralyser de tout aménagement futur.  

Sans parler de coup mortel, la solution Thalamy sort très affaiblie de cette décision du Conseil d’Etat, son application dépendant non plus seulement de la négligence et/ou intention frauduleuse du pétitionnaire, mais aussi de la rigueur de l’administration dans son contrôle des travaux achevés.  

IV. Que reste-il de Thalamy 

Après cette analyse, la question est d’autant plus légitime.  

Sans se faire d’illusion, la jurisprudence Thalamy s’applique toujours. Il ne serait pas raisonnable de considérer qu’elle représente une exception dans le cas où l’administration ou le magistrat administratif ont à juger d’une construction construite illégalement. Elle reste le principe à la base duquel chacun doit commencer son analyse.  

Toutefois, les aménagements et dérogations étant relativement nombreuses, nous sommes en droit de nous demander ce qu’il en est de son effectivité. 

Elle s’applique pleinement à une construction réalisée illégalement pendant les dix années suivant son achèvement, uniquement si l’administration a dénoncé cette illégalité lors de son contrôle de la conformité des travaux dans le délai imparti. 

Passé dix ans, la prescription de l’article L. 421-9 du code de l’urbanisme met fin à la possibilité pour l’administration d’opposer un refus d’autorisation d’urbanisme en raison de l’illégalité initiale de la construction, sauf quatre cas de figure : la construction est de nature à exposer ses usagers ou des tiers à un risque de mort ou de blessures graves ; une action en démolition a été engagée ; selon la situation géographique particulière de la construction (parc national, site classé, domaine public, zone protégée par un plan de prévention des risques naturels) ; et enfin si la construction a été réalisée sans qu’aucun permis n’ait été obtenu alors que celui-ci était requis.  

Il n’est possible de déroger à ces exceptions que si les travaux demandés portent sur une construction ancienne ou des éléments de constructions anciens et s’ils ont pour but la préservation de la construction, après mise en balance des intérêts publics et privés par l’administration. 

La question en suspens est donc la suivante : sommes-nous enfin arrivés à un équilibre ? Les premiers reproches avancés par la jurisprudence n’ont plus lieu d’être, la loi et la jurisprudence ayant résolu ces difficultés. L’existence même de Thalamy n’est aujourd’hui plus remise en cause, ce principe étant désormais définitivement inscrit dans le droit de l’urbanisme, tant par l’article L. 421-9 que dans les esprits.  

Seul l’avenir permettra de savoir si l’équilibre est atteint. L’heure étant à la régularisation à tout prix, notamment par l’utilisation de plus en plus demandée du permis de régularisation par le juge administratif [22], la question de Thalamy ne cessera de se poser.  

Ainsi, même si les volontés sont nombreuses de limiter au maximum son application, à bientôt trente-cinq ans, Madame Thalamy résiste encore et toujours aux attaques des jeunes et fougueuses lois et jurisprudences. 

 par Luc GOMEZ

Références

[1] CE, 9 juill. 1986, n° 51172 , Mme Thalamy

[2] CE, 3 mai 2011, n° 320545, Mme Ely

[3] CE, 27 juillet 2012, n°316155, Mme Da Silva Soares

[4] CE, 13 décembre 2013, n°369553, Mme Carn et a.

[5] CE, 25 avril 2001, n°207095, Ahlborn

[6] « Du regrettable contrôle administratif des constructions remontant à plus de trois ans », G. Liet-Veaux, JCP 1996

[7] « Propositions pour une meilleure sécurité juridique des autorisations d’urbanisme »

[8] Entrée en vigueur de l’ordonnance n°2015-1174 du 23 septembre 2015 relative à la partie législative du livre Ier du code de l’urbanisme

[9] Rédaction de l’ancien art. L111-12 puis de l’art. L. 421-9 c. urb. antérieure à la loi ELAN

[10] Voir Compte-rendu de la 2ème séance de l’examen du projet de loi à Assemblée nationale du 19 janvier 2006 (119ème séance de la session ordinaire 2005-2006)

[11] « L’impact de la loi ENL sur le droit de l’urbanisme », P. Soler-Couteaux, RDI 2006.407 ; « Loi portant engagement national pour le logement – Régularisation, contentieux, préemption : trois difficultés d’interprétation de la loi ENL », H. Périnet-Marquet, Construction-Urbanisme n°10, 2006

[12] Cass. Crim., 15 février 1995, n°94-80.739, Association des Amis de Saint-Palais-sur-Mer

[13] Cass. Crim., 2 juin 1976, Bull. crim., n°197

[14] Proposition n°19 du rapport de la commission Maugüé

[15] « La vente de l’immeuble bâti et le contrôle de sa conformité au permis de construire », M. Plaidy, Les Cahiers du CRIDON de Lyon, 2009 n°56

[16] CE, 3 mai 2011, n°320545, Ely, Lebon

[17] Conclusions du Rapp. public Pierre Colin sous CE, 3 mai 2011, n°320545

[18] CE, 16 mars 2015, n°369553, M. et Mme La Marque,

[19] CE, n°411991, 26 novembre 2018

[20] Art. R. 462-9 c. urb.

[21] « La jurisprudence Thalamy ne trouve pas à s’appliquer lorsque l’irrégularité de la construction résulte d’une non-conformité que l’administration n’a pas contestée », P. Soler-Couteaux, RDI 2019.117

[22] « Le véritable permis modificatif, une peau de chagrin ? », M. Revert, RDI 2021.51

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Luc GOMEZ

Les usines de méthanisation, danger environnemental ou énergie d’avenir ?

Extrait de la Gazette n°43 - Décembre 2020

Par un arrêté en date du 19 août 2020, le préfet du Finistère a restreint l’usage de l’eau potable pour 50 communes en raison d’une pollution de l’eau à l'ammoniaque. La source de cette pollution provenait d’un débordement d’une cuve de digestat sur une usine de méthanisation à Kastellin, située en amont d’une usine d’eau potable [1]. Cet incident a relancé le débat autour du développement des usines de méthanisation sur notre territoire.

La méthanisation est un procédé par lequel la décomposition des matières organiques entraine la production de biogaz.

Afin de faire fonctionner ce procédé, les usines de méthanisation peuvent recevoir sur leur site tous types de déchets organiques, notamment, du fumier, des boues de stations d’épuration, des déchets alimentaires, des déchets d’origine animale. Dans la limite de seuils définis par décret et sous certaines conditions, elles peuvent également être approvisionnées par des cultures alimentaires et des cultures intermédiaires à vocation énergétique [2].

Ces déchets sont introduits dans une cuve appelée « digesteur », afin de fermenter pendant environ 40 jours.

La fermentation des déchets crée d’une part, du biogaz, qui est valorisé en électricité, en chaleur, ou en biométhane, et d’autre part, des résidus organiques, appelés « digestat » qui contient des matières fertilisantes telles que l’azote, le potassium et le phosphore.

Les usines de méthanisation présentent des caractéristiques différentes selon leur lieu d’implantation et les types de déchets traités.

Par exemple, les usines de méthanisation agricole, de petites ou moyennes tailles, sont souvent construites à côté des exploitations agricoles afin de méthaniser principalement le fumier et les déchets verts [3]. Les usines de méthanisation industrielles sont des installations de grandes tailles qui traitent majoritairement des déchets issus des secteurs de l’agro-alimentaire, de la chimie et de la papeterie. Les usines de méthanisation d’ordures ménagères, créées à l’initiative des collectivités territoriales ou syndicats spécialisés, ont pour objet de méthaniser les déchets ménagers. Les usines de méthanisation en station d’épuration des eaux usées traitent les boues résiduaires. 

Les revenus issus du procédé de méthanisation sont multiples. Ils peuvent notamment provenir de la valorisation du biogaz, de la vente de digestat, et de la conclusion de contrats de prestation de services pour lesquels les producteurs de déchets paient les exploitants de méthanisation afin de valoriser leurs déchets.

Les usines de méthanisation sont un objet juridique complexe à la croisée de nombreuses réglementations. Outre la législation relative aux installations classées pour l’environnement (ICPE) qui s’appliquent à toutes les usines de méthanisation, d’autres réglementations sont susceptibles de les concerner, en fonction des multiples activités exercées sur ces sites (règlementation sanitaire, valorisation du biogaz, épandage de digestat).

Tout comme l’énergie éolienne ou solaire, le biogaz est considéré comme une énergie renouvelable [4]. Depuis 10 ans, encouragée par des aides publiques [5], la filière de la méthanisation a connu une évolution rapide. De 90 usines de méthanisation en

2012, la France compte au 30 septembre 2019, 738 installations produisant de l’électricité à partir du biogaz [6]. 

Mais, le développement croissant de ces usines n’est pas sans susciter des critiques voire des résistances. Les odeurs, le trafic routier plus dense, l’impact visuel sur le paysage, les risques de pollution, les accidents industriels, la sécurité alimentaire, sont autant de problématiques qui sont actuellement portées dans le débat public.

Le manque de concertations avant l’implantation des projets et le défaut de connaissances concernant le fonctionnement de ces usines, renforcent la méfiance des citoyens envers ces installations.

Or, le procédé de méthanisation présente de nombreux avantages puisqu’il permet de produire une énergie renouvelable en valorisant des déchets sans utiliser les ressources naturelles ou créer des déchets difficiles à éliminer.

Toutefois, au regard des risques pour l’environnement ainsi que des désagréments industriels, les réglementations relatives aux usines de méthanisation sont parfois perçues comme n’étant pas assez contraignantes.

Alors que les activités des usines de méthanisation sont encadrées par de nombreuses réglementations (I), elles apparaissent, à certains égards, comme insuffisantes afin de prévenir les désagréments et risques industriels (II).

I - Des usines de méthanisation réglementées

Outre la réglementation relative aux installations classées pour l’environnement (A), les usines de méthanisation sont soumises à d’autres réglementations en fonction des produits entrant et sortant de leur installation (B).

A. L’application de la règlementation ICPE

Les usines de méthanisation font l’objet d’un classement au titre de la législation ICPE (1) et doivent avoir une existence légale avant de pouvoir fonctionner (2).

1. Le classement des usines de méthanisation au titre de la législation ICPE

Les usines de méthanisation relèvent de la catégorie ICPE. En effet, le décret du 29 octobre 2009 (D. n°2009-1341, 29 octobre 2009, JO 31 octobre 2009 n°0253) a créé la rubrique n°2781 qui comporte deux sous rubriques « 1. Méthanisation matière végétale brute, des d’effluents d’élevage, de matières stercoraires, lactosérum et déchets végétaux d’industries agroalimentaires (IAA) ; 2. Méthanisation d'autres déchets non dangereux ».

Ces installations sont soumises à un régime de déclaration, d’enregistrement ou d’autorisation en fonction de l’origine, de la nature et de la quantité de déchets traités.

Les usines de méthanisation qui traitent moins de 30 T/J (Tonne/Journée) d’intrants doivent être déclarées auprès des services de l’Etat. Le seuil pour l’enregistrement est fixé entre 30 T/J et inférieur à 100 T/J d’intrants et celui de l’autorisation s’applique au-delà de 100 T/J de matière traitées.

Les autres déchets méthanisés non dangereux doivent faire l’objet d’un enregistrement en dessous de 100 T/J de matières traitées et d’une autorisation si la quantité traitée est supérieur à 100 T/J.

Pour chaque régime, un arrêté [7] définit les prescriptions générales applicables à la rubrique n° 2781, notamment en termes d’implantation, d’intégration dans le territoire, de sécurité, d’exploitation, de la gestion du digestat.

En fonction des autres activités qu’elles exercent sur leur site, les usines de méthanisation doivent également demander leur classement au titre d’autres rubriques ICPE.

Par exemple, les usines de méthanisation en tant qu’installations de valorisation par combustion du biogaz, doivent demander leur classement au titre de la rubrique 2910C, relative aux installations utilisant des procédés de combustion.

De même, l’activité de compostage de matière végétale ou déchets végétaux, d'effluents d'élevage, est également soumise à autorisation, enregistrement ou déclaration en fonction de la quantité de matière traitée (rubrique 2780).

2.       Le classement des usines de méthanisation au titre de la législation ICPE

Avant leur mise en service, les usines de méthanisation, sur le fondement de la rubrique n°2781 précitée, sont soumises à déclaration, enregistrement, ou autorisation auprès du préfet du département dans lequel elles sont implantées (C.env., art. L. 511-2).

La procédure de déclaration est une démarche simplifiée qui concerne le plus souvent des usines de méthanisation rattachées à des exploitations agricoles en tant qu’elles méthanisent une quantité limitée de déchets, inférieure à 30 T/J, issus de leurs activités agricoles.

A cet égard, l’exploitant doit rédiger un dossier de déclaration dans lequel il indique notamment, l’emplacement de l’installation, la nature et le volume des activités exercées ainsi que les rubriques de la nomenclature des ICPE concernées, et une présentation générale des modes d’exploitation. Dès le dépôt de son dossier auprès des services de la préfecture, l’exploitant peut démarrer son projet (C. env., art. R. 512-47 et suivants).

S’agissant ensuite de la procédure d’enregistrement, l’exploitant, doit déposer une demande en préfecture. Le délai d’instruction du dossier est d’environ 5 mois. Le dossier est soumis d’une part, à l’avis du conseil municipal et d’autre part, à une consultation du public. A l’issue de l’instruction, le préfet peut délivrer un arrêté d’enregistrement (C. env., art. 512-46-1° à R. 512-46-30).

Le préfet peut soumettre la demande d’enregistrement, à la procédure d’autorisation, qui est plus contraignante. Les trois critères à prendre en compte pour décider d’un tel basculement sont définis à l’article L. 512-7-2 du code de l’environnement, à savoir, la sensibilité du milieu, le cumul d’incidences avec d’autres projets, l’importance des aménagements proposés par le demandeur aux prescriptions qui lui sont applicables. Les projets d’usines de méthanisation peuvent donc être concernés par ce basculement de procédure s’ils remplissent ces critères.

Cela a pour conséquence d’obliger l’exploitant à faire un dossier plus conséquent notamment en fournissant une étude d’impact et de dangers et en organisant une enquête publique.

S’agissant enfin du régime d’autorisation, il concerne les usines de méthanisation industrielle qui traitent une quantité de déchets supérieurs à 100 T/J, principalement, issus des secteurs l’agroalimentaire ou de l’industrie.

Ce régime d’autorisation a été modifié, le 1er mars 2017, par la mise en place de l’autorisation environnement unique qui fusionne la demande d’autorisation au titre de la réglementation ICPE et celle au titre de la loi.  En effet, dans de nombreux cas, les usines de méthanisation sont soumises à la législation relative à la loi sur l’eau lorsque leur projet porte atteinte au milieu aquatique en relevant d’une ou de plusieurs rubriques de la « nomenclature eau », définie à l’article R. 214-1 du code de l’environnement.

Désormais, l’exploitant doit demander au préfet une autorisation valant à la fois, autorisation au titre des installations classées pour la protection de l’environnement et au titre de la loi sur l’eau, mais également l’autorisation d'exploiter des installations de production d'électricité et, si nécessaire, une autorisation de défrichement, une dérogation à la législation relative aux espèces protégées [8].

La procédure d’obtention de l’autorisation dure environ 10 mois. L’exploitant doit déposer un dossier d’autorisation qui contient, notamment, une présentation du projet, une étude d’impact des installations sur l’environnement, une étude exposant les dangers que peut présenter l’installation. Après une première étude du dossier par les services de l’Etat, une enquête publique est organisée afin de recueillir les avis des collectivités territoriales et des citoyens sur le projet.

A l’issue de la procédure, le préfet peut délivrer l’arrêté d’autorisation de l’activité et y précise, si nécessaire, les prescriptions applicables.

B. Les autres règlementations applicables

Outre la réglementation relative aux ICPE, des réglementations particulières sont applicables aux produits entrant (1) et sortant (2) des usines de méthanisation .

1. La règlementation applicable aux matières entrantes

Les usines de méthanisation peuvent recevoir sur leur site tous types de déchets fermentescibles issus de l’agroalimentaire, de l’industrie ou des stations d’épuration. Pour des raisons de sécurité et d’hygiène tous les produits entrant sur un site de méthanisation sont soumis à des réglementations précises.

D’une part, les usines de méthanisation sont tenues au respect de la réglementation relative à la gestion des déchets. A cet égard, elles ont l’obligation de tenir un registre de tous les déchets entrants sur leur site. Ce registre doit notamment mentionner la désignation du déchet, le code déchet, le tonnage, le nom et l’adresse de l’expéditeur [9]. Il doit être conservé durant 5 ans par l’exploitant en cas de contrôle de l’administration.

Ce contrôle permet de s’assurer de la traçabilité des déchets entrants et de la possibilité de les méthaniser.

D’autre part, les usines de méthanisation peuvent recevoir des déchets d’origine animale, comme par exemple de la viande ou des aliments pour animaux familiers, afin de les convertir en biogaz. A la suite des scandales sanitaires des années 90, l’Union Européenne a élaboré des règles sanitaires applicables aux sous-produits animaux [10].

Pour recevoir ces sous-produits animaux sur leur site, les usines de méthanisation doivent donc obtenir un agrément sanitaire au titre du règlement CE n° 069/2009 du 21 octobre 2009 établissant des règles sanitaires applicables aux sous-produits animaux et produits dérivés non destinés à la consommation humaine et de son règlement d’application CE n°142/2011 du 25 février 2011.

Cet agrément sanitaire est délivré par le préfet du département d’implantation de l’installation après deux visites le site. La première est effectuée au début de la mise en service de l’installation et la seconde trois mois après sa mise en service. La conformité de l’installation avec la réglementation sur les sous-produits animaux est vérifiée, notamment les procédures de conservation des sous-produits animaux, les mesures d’hygiène et de compostage.

Le règlement précise également les règles applicables concernant la méthanisation des sous-produits animaux. Seuls les sous-produits animaux de catégorie 2 (déchets de dégrillage 6 mm des eaux d’abattoirs, lisier) et de catégorie 3 (animaux abattus pour la consommation humaine, denrées alimentaires) peuvent être méthanisés. Pour les sous-produits de catégorie 3 la réglementation impose, sauf dérogation, qu’ils soient hygiénisés à 70 degrés pendant 60 minutes. L’hygiénisation a pour objet de détruit les germes pathogènes afin de prévenir les risques pour la santé publique et la santé animale.

2.       Les règlementations applicables aux matières sortantes

Le digestat et le biogaz, les deux matières sortantes d’un site de méthanisation font chacune l’objet de réglementations particulières. Alors que la mise en place des contrats d’obligation d’achat du biogaz encourage les producteurs à produire cette énergie, la vente du digestat en tant que fertilisant demeure confidentielle au motif que les règles relatives à sa mise en vente sur le marché demandent des investissements financiers conséquents.    

S’agissant du biogaz, il peut être valorisé, en chaleur par combustion, en électricité ou en chaleur et électricité par cogénération. De plus, le biogaz peut être épuré de certains composants pour donner du biométhane qui sera injecté dans les réseaux de gaz naturel. 

D’une part, afin d’inciter le développement des usines de méthanisation, le législateur a mis en place, une obligation d’achat de l’électricité produite dans ces installations par Electricité de France (EDF) et les entreprises locales de distribution chargées de la fourniture (C. énergie, art. 314-1).

Cette obligation d’achat permet aux exploitants de réduire leurs risques financiers étant donné qu’ils ont l’assurance de vendre leur électricité à un prix relativement stable et prévisible durant plusieurs années. 

Seules les installations utilisant à titre principal le biogaz produit par méthanisation relevant de la rubrique n°2781, d'une puissance installée strictement inférieure à 500 kilowatts, peuvent bénéficier de cette obligation d’achat (C. énergie, art. D. 314-15). La durée de ces contrats est de 20 ans et le prix d’achat est fixé par arrêté ministériel [11].

Etant précisé que les exploitants des usines de méthanisation ayant signé ces contrats d’obligation d’achat ne peuvent contractuellement pas déroger aux tarifs d'achat fixés par arrêté ministériel [12].

Pour les installations produisant une puissance supérieure, le producteur peut recevoir un complément de rémunération pour l’aider à couvrir ses frais (C. énergie, art L. 314-18 et suivants).

D’autre part, cette obligation d’achat s’applique également au biométhane. L’article L. 446-2 du code de l’énergie impose aux fournisseurs de gaz naturel qui approvisionnent plus de 10 % du marché national, de conclure un contrat d'obligation d'achat de biogaz avec tout producteur de biogaz qui en fait la demande. Le biométhane étant considéré comme un biogaz, les exploitants des usines de méthanisation peuvent donc demander à conclure ces contrats [13].

Le tarif d’achat du biométhane était réglementé par l’arrêté du 23 novembre 2011 fixant les conditions d'achat du biométhane injecté dans les réseaux de gaz naturel [14]. Un décret et un arrêté [15] en date du 23 novembre 2020 ont modifié les conditions d’achat pour le biométhane injecté dans le réseau. Plus précisément, l’article 1er du décret limite que le bénéfice d'achat aux installations d’une capacité maximale de production inférieure ou égale à 300 normo mètre cube par heure. L’arrêté encadre les prix d’achat du biométhane et prévoit un mécanisme de révision du tarif par la commission de régulation de l'énergie. Etant précisé que cette nouvelle tarification n’est pas applicable aux contrats avant l’entrée en vigueur du nouvel arrêté qui restent sous le régime l’arrêté de 2011 précité.

S’agissant du digestat, sa composition n’est pas identique entre les différentes méthanisations. En effet, ses propriétés fertilisantes peuvent varier en fonction des différents déchets méthanisés et des techniques utilisées. Le digestat peut être brut, liquide ou solide.

Au regard de l’article L. 541-1-1 du Code de l'environnement, le digestat est considéré comme un déchet. A ce titre, il peut être épandu sur les terres agricoles. Toutefois, il peut sortir de la catégorie de déchets, s’il est valorisé sur le marché [16].

A cet égard, le digestat peut être vendu sur le marché, s’il obtient une autorisation de mise sur le marché. L’article L. 255-1 du code rural et de la pêche maritime (CRPM) encadre les modalités d’octroi de l’autorisation de mise sur le marché pour les matières fertilisantes [17].

La procédure d’autorisation de mise sur le marché est longue et contraignante. En effet, le directeur général de l’ANSES ne peut délivrer l’autorisation qu’à la suite d’une procédure d’instruction et d’une évaluation du produit au regard des règles de sécurité sanitaire et environnementale qui dure environ 2 ans (C. rur., art. R. 255-1 et suivants).

Ainsi, peu de digestats disposent d’une autorisation de mise sur le marché. Mais les exploitants disposent de d’autres moyens afin de valoriser leur digestat.

En effet, dans certains cas, le digestat peut être mis sur le marché sans avoir besoin de détenir une autorisation.

L’article L. 255‐5, 3º du CRPM prévoit que les matières fertilisantes peuvent être mises sur le marché sans autorisation si elles respectent un cahier des charges défini par le pouvoir réglementaire et si elles ne constituent pas une menace pour la santé de l’homme ou pour l’environnement. Par un arrêté du 22 octobre 2020, un nouveau cahier de charges pour la mise sur le marché de digestats issus de différents procédés de méthanisation a été publié [18].

Par ailleurs, les matières fertilisantes conformes à un règlement européen et qui ne nécessitent pas d’autorisation nationale, peuvent être mises sur marché (C. rur., art. L. 255-5 2°). A ce titre, le règlement (UE) 2019/1009 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 établissant les règles relatives à la mise à disposition sur le marché des fertilisants, a harmonisé les règles concernant la mise sur le marché européen de fertilisants. Il sera applicable à partir du 16 juillet 2022. .

Ce règlement offre de nouvelles possibilités de valorisation pour le digestat puisqu’il le considère désormais comme une catégorie de matière constitutive (CMC) qui peut être utilisée pour produire une matière fertilisante.

Au surplus, le digestat peut également être mis sur le marché sans autorisation préalable dans le cas où il serait conforme à une norme rendue d'application obligatoire par un arrêté pris sur le fondement du décret n°2009‐697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation (C. rur., art. L. 255‐5 1º) [19]. Le producteur qui met sur le marché un digestat faisant référence à une norme doit pouvoir démontrer que celui-ci respecte toutes les caractéristiques de cette norme. 

L’enjeu pour la filière de méthanisation dans les prochaines années est de valoriser sur le marché, une plus grande quantité de digestat afin de trouver de nouvelles sources de revenus pour compenser les baisses des tarifs de rachat du biométhane.

Toutefois, se pose la question de savoir si les plus petites unités de méthanisation pourront se permettre de réaliser les investissements nécessaires pour valoriser leur digestat.

II - Des usines de méthanisation contestées

Les usines de méthanisation font principalement l’objet de contestation en raison des odeurs qui se dégagent des sites (A) et des risques de pollution (B).

A. Des nuisances olfactives avérés

Avant l’installation d’une méthanisation, la réglementation impose de nombreuses prescriptions afin de limiter les impacts olfactifs (1) ce qui n’empêchent les riverains de certaines installations d’engager des recours contre ce désagrément (2).

1. L’encadrement règlementaire des odeurs

Les usines de méthanisation font régulièrement l’objet de critiques en raison des odeurs qui se dégagent de leur site [20]. En effet, la fermentation des déchets produit du méthane, qui en contact de l’air, dégage des odeurs. Ainsi, le transport, le déchargement et le stockage des déchets, du fumier et des boues, émettent des odeurs. Dans une moindre mesure, le digestat peut également être source d’odeur.

A l’inverse, le processus de méthanisation ne produit pas d’odeur, puisque la fermentation des déchets est réalisée sans oxygène.

Les nuisances olfactives sont très variables en fonction de la quantité et de la nature des déchets reçus dans les installations de méthanisation. En effet, les sites qui reçoivent une grande quantité de déchets issus notamment de l’industrie et qui les stockent avant les méthaniser, émettent plus d’odeurs.

L’appréhension des nuisances olfactives est d’autant plus compliquée, puisque par principe, l’activité de méthanisation produit des odeurs.

 

Afin de prévenir les nuisances olfactives, les arrêtés encadrant l’activité ont émis des prescriptions.

La distance entre les digesteurs et les habitations occupées par des tiers ne peut pas être inférieure à 50 mètres [21].

Il en est de même pour l’épandage du digestat qui est interdit à moins de 50 mètres de toute habitation de tiers ou de tout local habituellement occupé par des tiers, stades ou terrains de camping agréés [22]. Pour les installations soumises à autorisation, la distance d’épandage par rapport aux habitations est de 100 mètres en cas déchets ou d'effluents odorants [23].

Par ailleurs, il est rappelé que le régime juridique même des usines de méthanisation soumises à autorisation participe de la lutte contre les nuisances olfactives.

D’une part, l’obligation d’organiser une enquête publique donne la possibilité à toutes les personnes concernées par le projet de donner leurs avis, notamment en ce qui concerne les risques olfactifs. Ces avis sont consignés par le commissaire enquêteur, qui rendra lui-même un avis aux services de l’Etat [24].

D’autre part, lors de la demande d’autorisation, l’exploitant remet au Préfet, une étude d’impact sur l’environnement qui doit contenir un état initial des odeurs perçues (C. env., art. R. 122-3). Elle permet au préfet, en fonction des caractéristiques et des éventuelles nuisances olfactives du projet, de prendre dans l’arrêté d’autorisation de l’exploitation, d’éventuelles prescriptions nécessaires à la prévention des odeurs.

Un an après l’ouverture de l’usine, l’exploitant doit de nouveau faire un état des odeurs et communiquer les résultats à l’installation des inspections classées [25]. Cet état initial des odeurs doit également être réalisé pour les installations soumises à enregistrement [26].

Cependant, la réglementation relative aux odeurs est uniquement fondée sur la prévention des nuisances olfactives avant l’installation du projet et ne prévoit pas de procédure de concertation pendant le fonctionnement de l’installation si des odeurs nauséabondes apparaissent.

Or, avant l’implantation du projet, les nuisances olfactives ne sont pas encore présentes. Les citoyens ne peuvent pas avoir une perception des nuisances que cette activité peut engendrer. Ainsi, la mise en place, lors du fonctionnement de ces installations, d’une procédure de concertation entre les riverains et les exploitants permettraient de désamorcer certains conflits.

2. Les recours envisageables pour contester les nuisances olfactives

Les riverains des installations de méthanisation disposent de plusieurs recours pour contester, d’une part, la construction d’une installation qui serait susceptibles d’engendrer des nuisances olfactives et d’autre part, les nuisances olfactives résultant de son fonctionnement.

En premier lieu, avant l’installation d’une usine de méthanisation, il est possible pour les voisins d’un futur site, de contester l’arrêté d’autorisation d’exploiter une installation devant le juge administratif compétent. L’article L. 181‑50 du code de l’environnement précise que les « les tiers intéressés en raison des inconvénients ou des dangers pour les intérêts » peuvent contester l’autorisation dans un délai de quatre mois à compter de l'affichage en mairie ou de la publication de la décision sur le site internet de la préfecture.

Le juge administratif apprécie largement la qualité de tiers intéressés pour contester une autorisation d’exploitation d’une ICPE. Le Conseil d’Etat a jugé que les tiers ont intérêt pour agir s’ils « justifient d'un intérêt suffisamment direct leur donnant qualité pour en demander l'annulation, compte tenu des inconvénients et dangers que présente pour eux l'installation en cause, appréciés notamment en fonction de la situation des intéressés et de la configuration des lieux » [27].

S’agissant des méthanisations, le juge administratif retient différents paramètres pour apprécier l’intérêt pour agir des tiers. Outre, la distance entre l’installation et les habitations, le juge prend également en compte, l’importance de l’installation ainsi que la quantité de déchets stockés et traités [28].

En second lieu, les riverains disposent de plusieurs recours, plus ou moins efficaces, afin de contester les odeurs nauséabondes résultant du fonctionnement de l’installation.

D’une part, les citoyens peuvent de déposer plainte contre une ICPE en remplissant un formulaire en ligne, mis à disposition sur le site internet de chaque département. A la suite de cette plainte, les inspecteurs de l’environnement peuvent organiser un contrôle de l’installation afin de vérifier que celle-ci remplit l’ensemble des prescriptions qui lui sont applicables (C. env., art. L. 171-1 et suivants).

A l’issue de la visite, l’inspecteur rédige son rapport dans lequel il indique tous les faits contraires aux prescriptions applicables. Il le transmet au préfet et à l’exploitant qui peut émettre ces observations.

C’est sur la base de ce rapport que le préfet peut prendre une mise en demeure de se conformer aux prescriptions en vigueur, dans un délai imparti. Par exemple, pour les nuisances olfactives, le préfet peut ordonner à l’exploitant de réaliser un suivi des odeurs ou des travaux visant à réduire ces nuisances.

Si l’exploitant ne réalise pas les prescriptions nécessaires, le préfet peut prononcer une sanction administrative sur le fondement de l’article L. 171-8 du code de l’environnement.

Cette plainte auprès de l’administration à l’avantage d’être relativement simple à faire pour les citoyens mais exige que l’administration soit proactive pour identifier les nuisances et qu’elle oblige l’exploitant à prendre les mesures nécessaires pour les réduire.

D’autre part, en cas de désagrément causé par une ICPE, les voisins peuvent engager une action contentieuse devant le juge judiciaire pour trouble anormal de voisinage industriel. D’origine jurisprudentielle, le trouble anormal de voisinage est un régime de responsabilité fondé sur le principe que « nul ne peut causer à autrui un trouble anormal du voisinage » (Cour de Cassation, 19 novembre 1986, n°84-16.379). Ainsi, il est possible de faire cesser le trouble et d’obtenir une indemnisation en démontrant sa qualité de voisin, un trouble anormal, un préjudice et un lien de causalité.

La réalité d’un trouble lié à une activité industrielle est appréciée par le juge, au regard d'éléments objectifs et non à raison du ressenti ou du sentiment d'insécurité des voisins. L’anormalité doit être appréciée en fonction des circonstances de temps et de lieu (Cour d'appel de Paris du 22 novembre 2013, n°12/09492).

La jurisprudence a reconnu que le trouble résultant d’odeurs nauséabondes pouvait être réparé sur le fondement du trouble anormal de voisinage. Par exemple, la Cour d’appel de Poitier a jugé que subit un trouble de voisinage la personne contrainte de supporter la vue et l'odeur d'un important tas de fumier à une dizaine de mètres des fenêtres de son habitation (CA Poitiers, 3e ch., 25 janv. 2006, n° 302359).

Concernant les odeurs dégagées par les usines de méthanisation, la charge de la preuve peut être difficile à apporter tant il est compliqué d’appréhender un potentiel trouble anormal pour une activité qui par principe produit des odeurs nauséabondes.

De plus, les odeurs peuvent varier en fonction de la météo, du vent, des différents produits qui sont apportées sur le site.

B. Des risques de pollution limités

Alors que les risques d’accident industriel sur les sites de méthanisation sont relativement circonscrits (1), les risques de pollution quant à l’épandage du digestat restent, eux, plus difficiles à appréhender (2).

1. Le risque d’accident industriel circonscrit

Les usines de méthanisation en tant qu’ICPE, ne sont pas à l’abri d’un accident industriel lié, par exemple, au débordement d’une cuve de digestat ou explosion liée à la production de biogaz.

Toutefois, ces risques industriels sont relativement circonscrits. En effet, de 1992 à 2017, le ministère en charge de l’environnement a recensé 18 cas d’incendie et 15 cas d’explosion avec peu de conséquences pour les populations riveraines et pour l’environnement [29]. Les risques d’explosion et d’incendie de ces installations ne sont pas plus élevés, voire moins élevés que les installations produisant des gaz naturels ou sur des sites pétroliers [30].

De plus, la réglementation relative aux ICPE émet des prescriptions contraignantes pour réduire ces risques. Selon l’article L. 181-25 du code de l’environnement, les installations soumises à autorisation doivent fournir, lors de leur demande d’autorisation d’exploitation, une étude de danger. Celle-ci doit identifier l’ensemble des risques auxquels l’installation est exposée. Elle doit aussi prévoir la procédure à respecter en cas de survenance de ces risques.

Les différents arrêtés ministériels applicables aux trois régimes relatifs aux installations de méthanisation précisent également les conditions applicables en termes de sécurité incendie, notamment concernant le désenfumage, la capacité de rétention, les dispositifs de limitation de surpression ou de sous-pression, l’indentification des zones ATEX.

Un rapport parlementaire propose de renforcer les contrôles des inspecteurs de l’environnement sur les sites de méthanisation afin de garantir un suivi régulier de ces installations [31].

La sécurité des installations passe également par la formation, et plus particulièrement celles des agriculteurs. A cet égard, certaines maisons familiales rurales (MFR) délivrent un certificat de spécialisation « Responsable d'une Unité de Méthanisation Agricole » qui permet aux agriculteurs de meilleures connaissances concernant le fonctionnement et les règles de sécurité d’une installation de méthanisation. 

2. Le risque de pollution des sous-sols et eaux souterraines par le digestat difficilement appréhendable

La grande majorité du digestat produit par les usines de méthanisation est épandue sur les terres agricoles en tant que fertilisant. Cet épandage est autorisé par arrêté préfectoral. Toutefois, avant d’être épandu, le digestat ne fait l’objet d’aucun contrôle administratif, alors que pour être vendu sur le marché, il doit obtenir une autorisation ou respecter un cahier des charges ou une norme.

Cette absence de contrôle apriori du digestat avant épandage, soulève des interrogations concernant sa composition.

D’une part, le procédé de méthanisation ne filtre pas les éléments polluants, telles que des traces métalliques, qui pourraient être présents dans les déchets et donc se retrouver dans le digestat. Mais, il est très peu probable d’en trouver dans le digestat puisque les usines n’acceptent que des déchets organiques, qui par principe, ne contiennent pas de polluant d’origine industrielle. Ainsi, il convient d’être toujours vigilant concernant la qualité des matières entrantes et de faire un contrôle régulier du digestat.

D’autre part, les propriétés du digestat peuvent être différentes, selon les technologies de méthanisation et des produits méthanisés. Dès lors, l’épandage du digestat peut donc être source de pollution si ses propriétés ne sont pas en adéquation avec les caractéristiques du sol ou s’il est épandu en trop grande quantité.

La réglementation tente de prévenir les risques de pollution des sous-sols et nappes phréatiques par le digestat.

En effet, l’utilisation du digestat comme engrais sur les terres agricoles est réglementée par les arrêtés de prescriptions générales applicables aux installations de méthanisation relevant de la rubrique n° 2781 de la nomenclature des installations classées. Cette utilisation peut faire l'objet de restrictions supplémentaires dans l'arrêté préfectoral applicable à l'installation.

Pour l’ensemble de ces arrêtés, les règles d’épandage sont similaires. Le digestat peut uniquement être épandu lorsqu’il y a un intérêt pour le sol ou pour les cultures. Il ne doit pas « porter pas atteinte, directe ou indirecte, à la santé de l'homme et des animaux, à la qualité et à l'état phytosanitaire des cultures ni à la qualité des sols et des milieux aquatiques peut être épandu » [32]. Une étude préalable d’épandage doit préciser l’innocuité du digestat notamment en prévoyant les caractéristiques des digestats à épandre.

L’exploitant doit tenir à jour un plan d’épandage qui peut être contrôlé par les inspecteurs de l’environnement. Il permet d’identifier les surfaces concernées par l’épandage et d'évaluer l'adéquation entre les quantités d'azote à épandre et les surfaces disponibles.

Pour le suivi de l’épandage un cahier d’épandage est rédigé, sur lequel l’exploitant indique notamment les surfaces épandues, les dates d’épandages et les volumes épandus.

Outre la réglementation ICPE relative à l’épandage des digestats, l’exploitant doit respecter d’autres réglementations, à savoir, les zones de vulnérabilité définies par la directive nitrate [33], les prescriptions relatives aux règles d’épandage des règlements sanitaires départementaux ainsi qu’à celles relatives à la loi sur l’eau.

Les plans d’épandage du digestat sont donc soumis au respect de nombreuses normes. Ainsi, il est possible de se demander si cette complexité réglementaire ne laisse pas craindre une certaine opacité lors de l’épandage du digestat [34].

A cet égard, le ministère de la transition écologique (MTE) a réalisé une étude sur le méthaniseur BioQuercy, à Gramat dans le Lot, à la suite de difficulté d’exploitation. Le rapport indique que les cahiers d’épandage du digestat sont souvent renseignés a posteriori par les agriculteurs, ce qui peut laisser craindre une perte des informations.

Afin d’éviter les erreurs dans la rédaction des cahiers d’épandages ou dans l’épandage du digestat, le rapport recommande ainsi de mettre en place un plan prévisionnel d’épandage en prévoyant les modalités de fertilisation des zones inaptes à l’épandage du digestat et d’étudier la possibilité de réaliser un enregistrement des données GPS des épandages réalisés [35].

Ainsi, une harmonisation des règlementations en matière d’épandage permettrait une plus grande lisibilité et faciliterait les contrôles de l’administration.

Afin de prévenir une pollution des sols, l’administration pourrait renforcer ces contrôles sur qualité du digestat et sur le respect des plans d’épandage. 

Au-delà de la question de la gestion du digestat, tout porte à croire que la filière va connaître dans les prochaines années des changements notables notamment, en raison de la diminution progressive des tarifs de rachat du biométhane, des évolutions législatives [36] et de l’objectif fixé par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) d’atteindre 40 % de la production d’électricité d’origine renouvelable en 2030.

 

[1] https://www.actu-environnement.com/ae/news/pollution-eau-finistere-methanisation-industrielle-35978.php4

[2] C. env., art L. 541-39

[3] C. rur., art L. 311-1

[4] C. énergie, Art. L. 221-1

 [5] Rep.min n° 24031,JOAN,21/01/2014, M.Alauzet

[6] Chiffres de SDES, Tableau de bord du biogaz, troisième trimestre, du 30 septembre 2019

[7] Régime de la déclaration : Arrêté du 10 novembre 2009 relatif aux prescriptions générales applicables aux installations classées de méthanisation soumises à déclaration sous la rubrique n° 2781-1

Régime de l’enregistrement : Arrêté du 12 août 2010 relatif aux prescriptions générales applicables aux installations classées de méthanisation relevant du régime de l’enregistrement au titre de la rubrique n° 2781-1 de la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement

Régime de l’autorisation : Arrêté du 10 novembre 2009 fixant les règles techniques auxquelles doivent satisfaire les installations de méthanisation soumises à autorisation en application du titre Ier du livre V du code de l’environnement

[8] C. env., Art. L. 181-1 et suivants

[9] Arrêté du 29 février 2012 fixant le contenu des registres mentionnés aux articles R. 541-43 et R. 541-46 du code de l'environnement

[10] Selon l’article 3 du règlement CE n°1069/2011 établissant des règles sanitaires applicables aux sous-produits animaux et produits dérivés non destinés à la consommation humaine, les sous-produits animaux sont définis comme : « les cadavres entiers ou parties d’ani­maux, les produits d’origine animale ou d’autres produits obtenus à partir d’animaux, qui ne sont pas destinés à la consommation humaine, y compris les ovocytes, les embryon et le sperme »

[11] Arrêté du 13 décembre 2016 fixant les conditions d'achat pour l'électricité produite par les installations utilisant à titre principal le biogaz produit par méthanisation de déchets non dangereux et de matière végétale brute implantées sur le territoire métropolitain continental d'une puissance installée strictement inférieure à 500 kW telles que visés au 4° de l'article D. 314-15 du code de l'énergie

[12] CE, 22 janv. 2020, n° 418737, Sté Électricité de France (EDF) c/ Sté Corsica Sole et a., B, Mentionné dans les tables du recueil Lebon

[13] Article 1 du Décret n° 2011-1594 du 21 novembre 2011 relatif aux conditions de vente du biométhane aux fournisseurs de gaz naturel

[14]  Arrêté du 23 novembre 2011 fixant les conditions d'achat du biométhane injecté dans les réseaux de gaz naturel

[15]  Décret n° 2020-1428 du 23 novembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation de l'obligation d'achat à un tarif réglementé du biométhane injecté dans un réseau de gaz naturel

Arrêté du 23 novembre 2020 fixant les conditions d'achat du biométhane injecté dans les réseaux de gaz naturel

[16] Rep.min., n° 06618, JO Sénat, 29/08/2019,page 4424, Nicole Bonnefoy

[17] Les digestats sont considérés comme des matières fertilisantes soumises à la procédure d'autorisation de mise sur le marché du Code rural et de la pêche maritime (Rép. min. à QE n°10552 de M. Bizet, JO Sénat Q. 31 juill. 2014, p. 1814)

[18] Arrêté du 22 octobre 2020 approuvant un cahier des charges pour la mise sur le marché et l'utilisation de digestats de méthanisation d'intrants agricoles et/ou agro-alimentaires en tant que matières fertilisantes

[19] Il existe plusieurs normes pour le digestat, par exemple, NFU – 44051 ou 44-095 (Boues de STEP) : amendements organiques compostés et NFU – 42-001/A12 : Engrais organique NP issu de lisier méthanisé et composté.

[20] Rep.min., n° 11906 JOAN19/02/2019, Alain Brunel

[21] Article 2.1 de l’arrêté du 10 novembre 2009 ; Article 6 de l’arrêté du 12 août 2010 précité ; article 4 de l’arrêté du 10 novembre 2009 précité.

[22] Article 5.8 de l’arrêté du 10 novembre 2009 ; Annexe I de Arrêté du 12 août 2010 précité ; article 48 de l’arrêté du 10 novembre 2009 précité.

[23] Article 48 de l’arrêté du 10 novembre 2009 précité

[24] Articles L. 123-1 à L.123-19-8 et R. 123-1 à R. 123-46 du code de l'environnement

[25] Article 29 de l’arrêté du 10 novembre 2009 précité

[26] Article 49 de l’arrêté du 12 août 2010 précité 

[27] CE, 13 juill. 2012, n° 339592, Sté Moulins Soufflet, B, Mentionné dans les tables du recueil Lebon.

[28] voir en ce sens : Cour administrative d'appel de Bordeaux, 5ème Chambre, 17 décembre 2019, nº17BX03674; Cour administrative d'appel de Nantes, 5ème Chambre, 13 mars 2020, nº 18NT04486

[29] La méthanisation en 10 questions, ADEME, octobre 2019

[30] Rapport d’étude de l’INERIS, Etude comparative des dangers et des risques liés au biogaz et au gaz naturel, 10 avril 2006, n°46032

[31] L'agriculture face au défi de la production d'énergie (rapport de l'opecst) Rapport n° 646 (2019-2020) de MM. Roland COURTEAU, sénateur et Jean-Luc FUGIT, député, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 16 juillet 2020

[32] Rép. min. n° 06618 : JO Sénat du 29/08/2019,page 4424, Nicole Bonnefoy

[33] Directive 91/676/CEE du Conseil du 12 décembre 1991 concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles

[34] Les épandages sur terres agricoles des matières fertilisantes d'origine résiduaire - Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’energie et Ministère de l’Agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt - Rapport CGEDD n° 009801-01, CGAAER n° 14074, établi par Bertrand GAILLOT et Patrick LAVARDE

[35] Conditions d'exploitation du méthaniseur de Gramat : expertise et pistes d'avenir, rapport n° 012750-01 établi par Thierry GALIBERT et Pascal KOSUTHS, Ministère de la Transition Ecologique

[36] Rep. min, n° 09513,JO Sénat du 23/05/2019, page 2788, Jean-Pierre Moga

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Sandrine LEBEL

Police administrative contre liberté économiques : entre continuité et rupture

Extrait de la Gazette n°43 - Décembre 2020

CE, réf., 16 oct. 2020, n° 445102, 445186, 445224, 445225, Société LC Sport et autres

            « La crise majeure que traverse notre pays au plan sanitaire, sans précédent depuis un siècle, fait apparaître la nécessité de développer les moyens à la disposition des autorités exécutives pour faire face à l’urgence ». Cet exposé des motifs de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 continue à ce jour à trouver un écho dans l’action de l’État, en particulier à l’encontre des libertés d’entreprendre et du commerce et de l’industrie. C’est ce que met en exergue l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État rendue le 16 octobre 2020 [1].

Par un arrêté n° 0180 du 27 septembre 2020, le préfet des Bouches-du-Rhône a prescrit de nouvelles mesures pour faire face à l’épidémie de covid-19. Son article 3 prévoyait notamment qu’entre le 27 septembre minuit et le 11 octobre 2020 inclus, dans les communes d’Aix-en-Provence et de Marseille, les établissements sportifs couverts n’étaient plus autorisés à accueillir du public, sauf exceptions tenant à la continuité de la formation universitaire, à l’activité parascolaire ou à la pratique professionnelle de haut niveau.

Plusieurs exploitants de salles de sport et coachs sportifs ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Marseille, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d’ordonner la suspension de l’arrêté n° 0180 du 27 septembre 2020 dans son intégralité, ou à tout le moins son article 3, à titre subsidiaire, d’ordonner au préfet des Bouches-du-Rhône de faire déroger les activités sportives individuelles du champ d’application de l’article 3 et, en tout état de cause, d’enjoindre à l’État de prendre toute mesure propre à créer le nombre de lits de réanimation supplémentaires nécessaires dédiés aux patients atteints de la covid-19.

Par trois ordonnances rendues le 2 octobre 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a rejeté ces conclusions. Les demandeurs ont donc interjeté appel de ces ordonnances devant le Conseil d’État.

Les requérants soutenaient en particulier, d’une part, que la condition d’urgence était remplie dès lors que l’équilibre économique et l’avenir des salles de sport étaient mis gravement en péril et, d’autre part, qu’il était porté atteinte de manière grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre et à la liberté du commerce et de l’industrie dans la mesure où l’interdiction d’accueillir du public était disproportionnée par rapport à l’objectif de santé publique poursuivi.

Entre temps, et par un arrêté n° 193 du 11 octobre 2020, le préfet des Bouches-du-Rhône a reconduit, pour la période allant du 12 au 27 octobre 2020, les dispositions litigieuses.

Par une ordonnance du 16 octobre 2020, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté ces requêtes. Sans se prononcer sur la condition d’urgence, il a jugé que, si l’article 3 de l’arrêté préfectoral portait effectivement atteinte aux libertés fondamentales invoquées, cette atteinte n’était pas manifestement illégale au regard de son caractère approprié et proportionné, considération prise de la simplicité et de la lisibilité de la mesure en cause.

Cette décision est remarquable par son caractère paradoxal : elle manifeste à la fois une exacte continuité et une considérable rupture avec la jurisprudence antérieure relative aux mesures de police administrative restreignant les libertés économiques.

I. Une exacte continuité

L’ordonnance du 16 octobre 2020 s’inscrit dans une jurisprudence traditionnelle qui admet que, sous le contrôle exigeant du juge, les autorités de police peuvent limiter l’exercice des libertés économiques.

A. La possible limitation des libertés économiques

« Il faut tout de suite se rappeler que les pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers ». Ainsi a conclu le commissaire du gouvernement Corneille sur la décision centenaire Baldy [2], et ainsi a jugé le Conseil d’État le 16 octobre 2020 en considérant que le préfet des Bouches-du-Rhône avait légalement pu restreindre la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie des exploitants de salles de sport sur le fondement de ses pouvoirs de police sanitaire.

Les archives nationales font remonter l’expression « police sanitaire » à l’Almanach impérial dans son édition de 1812, laquelle est restée d’usage courant jusqu’à la fin du XIXe siècle, pour désigner les interventions de l’État en matière de santé publique [3]. L’article 97 de la loi du 4 avril 1884 –devenu l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales– consacrera la « salubrité publique » comme l’une des finalités de la police administrative générale.

L’histoire de la jurisprudence administrative est ainsi marquée par l’admission de ce que les autorités de police peuvent poursuivre la préservation de la salubrité publique moyennant la restriction de divers libertés et droits fondamentaux : le droit de propriété [4], la liberté des cultes [5] ou encore, et surtout, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie. Pléthore de décisions ont été rendues à ce dernier sujet, mais celle du 7 juillet 1997 [6] en constitue un exemple topique puisque le Conseil d’État y a jugé que le pouvoir de police générale dont dispose le maire l’autorise à fermer un magasin d’alimentation dans lequel plusieurs manquements aux règles d’hygiène ont été constatés.

Ce n’est donc pas la première fois que la Haute juridiction admet que les autorités de police peuvent procéder à la fermeture d’un "commerce" pour des motifs sanitaires. À noter cependant qu’en l’espèce le préfet des Bouches-du-Rhône n’y a pas procédé sur le fondement de son pouvoir de police générale mais sur celui de police spéciale prévu à l’article 1er de la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire qui autorisait le Premier ministre à habiliter le représentant de l’État dans le département, dans l’intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19, à réglementer l’ouverture au public de plusieurs catégories d’établissements recevant du public.

Il ne s’agit pas non plus de la première mesure restrictive des libertés économiques que le juge des référés du Conseil d’État a considéré comme n’étant pas manifestement illégale dans le contexte pandémique que nous connaissons, puisqu’il a pu rejeter pour ce motif, par exemple, une requête dirigée contre les dispositions du décret du 23 mars 2020 interdisant par principe la tenue des marchés [7], ou encore des requêtes dirigées contre les dispositions du décret du 31 mai 2020 interdisant aux cafés et restaurants situés dans les départements classés en zone "orange" de recevoir du public à l’intérieur de leurs établissements [8] et imposant aux terrains de camping et de caravanage classés en zone "verte" des obligations particulières d’hygiène et de distanciation sociale [9].

C’est donc en application d’une jurisprudence constante que l’ordonnance du 16 octobre 2020 a jugé que le préfet des Bouches-du-Rhône pouvait restreindre la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie des exploitants de salles de sport motif pris de la lutte contre la propagation de l’épidémie de covid-19, et ce sous le contrôle exigeant du juge.

B. Le contrôle exigeant du juge

 

Dans ses conclusions sur l’affaire Jacquin [10], le commissaire du gouvernement Romieu qualifiait de « tutelle contentieuse » le rôle joué par le juge administratif sur les mesures de police [11]. L’on date cependant classiquement à la décision Benjamin [12] le contrôle « particulièrement poussé » [13] qu’exerce le juge en matière de police administrative, à savoir le contrôle dit "de proportionnalité".

La loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire l’a expressément spécifié, puisque le III de son article 1er disposait que les mesures de police pouvant être prises par le représentant de l’État pour son application « sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ». C’est bien ce à quoi a procédé le juge des référés le 16 octobre 2020, en se questionnant sur le caractère approprié et proportionné de la fermeture des salles de sport pour lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19.

Ce contrôle a été exercé dans le cadre du "référé-liberté", institué à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, procédure juridictionnelle destinée à protéger en urgence les libertés fondamentales, parmi lesquelles se trouvent la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie [14], auxquelles une autorité administrative a porté une atteinte grave et manifestement illégale.

Le caractère approprié tout d’abord n’était pas acquis. Certains requérants avaient soutenu, en premier lieu, que « les salles de sport ne figurent pas dans les principaux lieux de contamination ou clusters », voire que « les chiffres disponibles en France démontrent un risque de contamination extrêmement faible dans les salles de sport » et, en second lieu, qu’il existait un « respect effectif du protocole sanitaire préconisé par le Haut Conseil de la santé publique » et que « le respect du protocole sanitaire prévu par la Haute autorité de la santé publique devrait permettre d’autoriser les activités sportives individuelles ».

Quelques tribunaux administratifs, quoique minoritaires, avaient ainsi retenu le caractère grave et manifestement illégal d’arrêtés préfectoraux similaires faute d’avoir été appropriés :

· le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a considéré qu’en ce qui concerne le département d’Ille-et-Vilaine « il ne résulte pas de l’instruction, en l’état des données et informations soumises au tribunal, que les salles privées de sport puissent être regardées comme des lieux de propagation active du virus Covid-19 » [15] ;

·  le juge des référés du tribunal administratif de Paris a abouti au même résultat relativement aux salles situées sur le territoire parisien et dans lesquelles étaient pratiquées des activités physiques ou sportives individuelles ou des cours collectifs dédiés n’impliquant aucun contact entre les participants [16] ;

·  le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise aussi, concernant le département des Hauts-de-Seine, au motif particulier de ce que la mesure a été prise « sans distinguer les activités dont la pratique induit des contacts rapprochés entre pratiquants » [17].

En l’espèce, le Conseil d’État a jugé l’inverse, après s’être appuyé sur divers avis du Haut Conseil de la santé publique, en estimant que « les salles de sport sont (…) des lieux de propagation active du virus SARS-CoV-2, y compris pour les activités individuelles et sans contact » ce qui avait rendu le protocole sanitaire mis en place dans les salles de sport insuffisant dans les territoires, comme ceux d’Aix-en-Provence et de Marseille, où la circulation du virus était la plus élevée et où les équipements hospitaliers, notamment en matière de réanimation, présentait un risque de saturation.

Le caractère proportionné ensuite. Pour examiner ce critère, le juge des référés du Conseil d’État a, de manière remarquée, entreprit une rupture considérable avec sa jurisprudence séculaire.

II. Une rupture considérable

La séquence épidémique actuelle a inauguré l’introduction de la simplicité et la lisibilité comme critères d’appréciation de la proportionnalité d’une mesure de police, sans que la portée jurisprudentielle de cette rupture ne soit certaine.

A. De nouveaux critères de proportionnalité

Dans un considérant rédigé à la manière d’un principe, le juge des référés a repris, dans son ordonnance du 16 octobre 2020, la formule selon laquelle : « Le caractère proportionné d’une mesure de police s’apprécie nécessairement en tenant compte de ses conséquences pour les personnes concernées et de son caractère approprié pour atteindre le but d’intérêt général poursuivi. Sa simplicité et sa lisibilité, nécessaires à sa bonne connaissance et à sa correcte application par les personnes auxquelles elle s’adresse, sont un élément de son effectivité qui doivent, à ce titre, être prises en considération. ».

Le Conseil d’État confirme donc une approche, adoptée à notre connaissance pour la première fois le 6 septembre 2020 au sujet de l’obligation du port du masque sur les voies publiques, qui intègre la "simplicité" et la "lisibilité" dans le contrôle de proportionnalité d’une mesure de police. Ceci est justifié, d’après la formule employée, par une certaine subjectivisation de la police administrative en ce que, d’une part, sa proportionnalité doit « nécessairement » s’apprécier en tenant compte de ses conséquences pour les personnes concernées et, d’autre part, son effectivité tient pour partie à sa bonne connaissance et à sa correcte application par les personnes auxquelles elle s’adresse.

Pour se faire, le juge des référés avait été sensible aux arguments alors avancés par l’Administration. À l’audience, le représentant du Ministre des solidarités et de la santé avait effectivement fait valoir que l’État ne pouvait pas se permettre de « faire de la dentelle » dans la délimitation des voies soumises à obligation du port du masque, prenant alors appui sur l’ « échec total » qu’avait été cette obligation dans certaines rues seulement en août dernier à Paris, puisque l’explosion exponentielle de l’épidémie ne lui laissait pas le temps de réaliser une étude fine des déplacements de population [18].

C’est singulièrement l’introduction de ces nouveaux critères de proportionnalité qui attire l’œil car elle permet d’étendre le champ de la légalité des mesures de police. Les requérants avaient argué de la disproportion de l’interdiction faite aux salles de sport d’accueillir du public dans la double mesure où un renforcement du protocole sanitaire aurait pu être envisagé et où une distinction aurait due a minima être opérée entre les pratiques avec ou sans contact entre les participants.

Appliquée à l’espèce, le juge a déduit de cette nouvelle règle de droit que : « eu égard à la difficulté, en l’état de l’instruction, non seulement à identifier des activités sportives pouvant être pratiquées avec un masque sans que celui-ci ne perde sa capacité de filtration mais également à s’assurer du respect d’une éventuelle différenciation des règles applicables au sein des établissements selon les activités pratiquées, il n’est pas manifeste que puissent être mises en œuvre efficacement des mesures plus contraignantes que celles du protocole sanitaire jusqu’alors en vigueur mais moins drastiques qu’une fermeture provisoire » (souligné par nous).

Autrement dit, le Conseil d’État a considéré qu’il valait mieux une mesure de police extensive mais "simple et lisible" –interdisant au public toute pratique physique dans les salles de sport– plutôt qu’une mesure de police restreinte mais "complexe" –qui aurait distingué dans une même salle de sport entre pratiques autorisées et pratiques interdites–. Cette nouvelle approche fait sensiblement relativiser la célèbre assertion selon laquelle « la liberté est la règle, et la restriction de police l’exception » [19].

C’est donc par une rupture considérable avec la jurisprudence antérieure que le juge des référés a réglé le litige qui lui était soumis le 16 octobre 2020, sans que la portée de cette nouvelle appréciation de la proportionnalité des mesures de police ne soit entièrement prévisible.

B. Une portée jurisprudentielle incertaine

La rupture amorcée en septembre dernier fera-t-elle jurisprudence ? Deux prismes, l’un contentieux et l’autre de "fond", sont susceptibles d’apporter des éléments de réponse.

Du point de vue contentieux, il est d’emblée à constater que les décisions consacrant la subjectivisation de la police administrative ont toutes été rendues par le juge des référés, lequel « statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire » et « n’est pas saisi du principal » [20] ce qui a pour conséquence que ses décisions n’ont pas, au principal, l’autorité de la chose jugée [21]. Certes, ces considérations ont trait au dispositif des décisions, et non pas directement à leurs motifs, mais ces derniers en constituent le support nécessaire [22]. Ainsi, si ce n’est que le rejet des requêtes par l’ordonnance du 16 octobre 2020 qui présente, en droit, un caractère provisoire, ce caractère peut être étendu aux motifs qui en constituent le support nécessaire, et donc aux critères de simplicité et de lisibilité des mesures de police. Autrement dit, il est difficilement concevable que le juge des référés, et pas le juge du fond, ait à lui seul porté une telle rupture avec la jurisprudence antérieure.

Également, aucune des ordonnances reprenant le nouveau considérant en question n’a été publiée au recueil Lebon ni mentionnée à ses tables, alors même que certaines ordonnances récentes du juge des référés ont pu bénéficier, elles, d’un tel fichage [23].

En revanche, il est notable que l’ordonnance du 16 octobre 2020 a été rendue par une formation composée de trois juges des référés –en application du troisième alinéa de l’article L. 511-2 du code de justice administrative– et présidée par l’un des trois présidents adjoints de la section du contentieux, lesquels sont chargés d’assurer l’unité et la cohérence de la jurisprudence au sein de la « troïka » [24], ce qui traduit une certaine "confirmation" de la rupture amorcée.

Sous l’angle du "fond" du droit, l’on pourrait s’interroger sur le cantonnement de la subjectivisation de la police administrative à la seule période exceptionnelle que nous connaissons. Nous avons effectivement vu que la simplicité et la lisibilité dans l’examen de la proportionnalité d’une mesure de police ont été introduites le 6 septembre 2020 car l’État soutenait que l’explosion exponentielle de l’épidémie ne lui avait pas laissé le temps de réaliser une étude fine des déplacements de population pour réglementer le port du masque sur les voies publiques de manière objectivement proportionnée. Ce ne serait au demeurant pas la première fois que le Conseil d’État adapte son appréciation de la légalité des mesures de police en période de "circonstances exceptionnelles" [25].

Pour autant, la règle nouvelle de subjectivisation et d’intégration de la simplicité et la lisibilité comme critères de proportionnalité des mesures de police a été introduite sous la forme d’un "considérant de principe" qui ne fait nullement référence au contexte épidémique actuel. À lire ce considérant, cette approche en rupture avec la jurisprudence antérieure s’appliquerait pour le contrôle de proportionnalité de toute mesure de police.

Ce qui est pour l’heure certain, c’est que ce nouveau considérant se développe à l’intérieur du contentieux des mesures de police sanitaire destinées à lutter contre l’épidémie de covid-19. Initialement prévu pour étendre la légalité de l’étendue temporelle et spatiale de l’obligation du port du masque sur les voies publiques [26], il a ensuite eu la même utilité s’agissant de l’obligation de fermeture des salles de sport au public [27]. Plus tard, la simplicité et la lisibilité ont également justifié la proportionnalité de l’étendue des zones géographiques et des motifs de dérogation du couvre-feu [28].

Références

[1] CE, réf., 16 oct. 2020, n°s 445102, 445186, 445224, 445225, Société LC Sport et autres

[2] CE, 10 août 1917, n° 59855, Baldy, Lebon, p. 636

[3] État général des fonds des Archives nationales, F/8 Police sanitaire (mise à jour 2008)

[4] CE, 21 févr. 1947, n°s 77165 et 74059, 76589, Varlet et Barsi, Lebon, p. 74 et 75 : le maire peut enjoindre aux particuliers de procéder aux travaux nécessaires pour faire disparaître les causes d’insalubrité de leurs immeubles

[5] CE, 2 mai 1973, n° 81861, Assoc. culturelle des israélites nord-africains de Paris, Lebon, p. 313 : légalité du décret prévoyant que l’abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés

[6] CE, 7 juil. 1997, n° 156456, Cne de Procheville c/ Mouni, Lebon T. 975

[7] CE, réf., 1er avr. 2020, n° 439762

[8] CE, réf., 3 juin 2020, n° 440759

[9] CE, réf., 9 juin 2020, n° 440854

[10] CE, 30 nov. 1906, n° 25481, Jacquin, Lebon, p. 880

[11] B. Stirn, « Ordre public et libertés publiques », 17 sept. 2015, [EN LIGNE] https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/ordre-public-et-libertes-publiques

[12] CE, 19 mai 1933, n°s 17413, 1750, Benjamin, Lebon, p. 541

[13] Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 21e éd., 2017, n° 43, p. 268, § 4

[14] CE, réf., 12 nov. 2001, n° 239840, Cne de Montreuil-Bellay, Lebon, p. 551

[15] TA Rennes, réf., 30 sept. 2020, n°s 2004134, 2004141, 2004160

[16] TA Paris, réf., 1er oct. 2020, n°s 2015655, 2015758, 2015761, 2015802

[17] TA Cergy-Pontoise, réf., 1er oct. 2020, n° 2009729

[18] M.-C. de Monteclair, « Simplicité et lisibilité, nouveaux critères de légalité d’une mesure de police ? », AJDA 2020, p. 1638

[19] Concl. Corneille sur CE 10 août 1917, n° 59855, Baldy, Lebon, p. 636

[20] CJA, art. L. 511-1

[21] CE, sect., 5 nov. 2003, n°s 259339, 253706, 259751, Assoc. "Convention vie et nature pour une écologie radicale", Assoc. pour la protection des animaux sauvages, Lebon, p. 444

[22] CE, 12 nov. 1969, n° 76323, Administration générale de l’Assistance publique à Paris, Lebon, p. 497

[23] V. par ex. CE, réf., 7 juin 2020, n° 440255, Ministre de l’intérieur, Lebon T. : appel contre une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris ayant enjoint aux autorités administratives compétentes de lever la rétention de tout étranger placé au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes qui serait testé positif au covid-19 et de l'orienter vers un centre de l'Agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France

[24] D. Labetoulle, « Une histoire de troïka », Mélanges Dubouis, Dalloz, 2002, p. 83

[25] CE, 28 févr. 1919, n° 61593, Dames Dol et Laurent, Lebon, p. 208

[26] CE, réf., 6 sept. 2020, n° 443750 ; solution réitérée à six reprises sur la même question, v. ord. n°s 443752, 443904, 444677, 444743, 445003 et 445101

[27] C’est la décision présentement commentée.

[28] CE, réf., 23 oct. 2020, n° 445430 ; CE, réf., 28 oct. 2020, n° 445487

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Yannis SMAALI

Les partenariats public-privé locaux en Afrique

Extrait de la Gazette n°42 - Septembre 2020

Les partenariats public-privé (PPP) font l’objet d’une promotion importante de la part des acteurs de l’aide au développement, des institutions financières et des bailleurs de fonds internationaux. Les publications de la Banque mondiale montrent les liens entre ces contrats et l’efficacité de la commande publique des pays en développement. Au-delà du consensus de Washington, les politiques d’aide au développement s’organisent désormais autour des objectifs de réduction de la pauvreté [1]. Les PPP sont donc devenus des sujets incontournables dans le financement de secteurs comme l’infrastructure, les transports, l’énergie, l’assainissement et les télécommunications.

Les droits publics nationaux, et en particulier les droits de la commande publique, ont été particulièrement sollicités pour réaliser ce changement de paradigme [2]. Par le truchement de la conditionnalité et de la recherche de financements, les réformes se sont multipliées sur le continent africain. Les États se sont dotés de cadres institutionnels et juridiques inspirés de modèles historiques et internationaux. Les projets à réaliser en PPP se sont multipliés au sein des plans de développement nationaux. Les partenariats symboliques fondés depuis la fin des années quatre-vingt-dix en Afrique ont notamment permis la réalisation des projets d’infrastructure et la gestion d’activités de réseaux d’envergure [3]. Ils ont sollicité des investissements et des financements conséquents. La délégation de service public en zone urbaine a permis à des groupes internationaux spécialisés, parfois implantés de longue date sur le continent, d’investir de nombreux secteurs [4].

Dans l’ombre de ces projets et des contrats associés, les PPP ont aussi été mis en œuvre à des échelles plus réduites et à la marge des projets nationaux. Des micro-partenariats ont été utilisés dans des secteurs traditionnels pour accélérer l’électrification et assurer la distribution d’eau potable dans les moyennes et petites villes et en zone rurale. Plus récemment, des partenariats locaux ont aussi été noués pour des projets d’éclairage public, dans le domaine de la santé, dans l’agriculture et pour le traitement des déchets [5].

L’examen de ces partenariats est délicat. La variation d’échelle complexifie l’appréciation d’une notion déjà nébuleuse. Entre un projet mené au niveau d’une province et un partenariat impliquant une commune, l’écart est important. Les petits projets tendent à être regroupés par les États et les bailleurs. Selon les montants en jeu et les perspectives de rentabilité, les appels d’offres intéressent des acteurs différents : établissements et filiales de multinationales, groupes régionaux et nationaux jusqu’aux entrepreneurs individuels.

Les projets visés sont d’un intérêt local. Ils ne concernent que des parties réduites, parfois infimes, des territoires. Ils se déploient notamment en zone périurbaine et rurale où les partenaires privés historiques peinent à concilier l’importance des investissements exigés et la rentabilité des projets. Les équipements sont donc limités : des pompes, des bornes fontaines dans plusieurs villages, une ferme de panneaux solaires, un hôpital et quelques dispensaires ou encore une gare routière d’une petite ville. L’échelle de la commune est emblématique.

Dans un contexte de désengagement de l’État et de transfert de compétences aux collectivités territoriales (I.), les partenariats public-privé locaux en Afrique ont pris la forme de montages particuliers (II.) qui suscitent des incertitudes et provoquent des recompositions importantes à des échelles variées (III.).

I.               Désengagement et transferts de compétences

D’un État à un autre et au gré de la conjecture économique, la gestion des services publics a alterné entre une gestion publique et privée. Selon la logique de l’interventionnisme économique, la régie a souvent été le mode préféré de gestion du secteur de l’eau, des transports, des déchets et de l’énergie depuis les indépendances. Les offices nationaux s’étaient multipliés pour organiser ces activités en monopole avec des résultats disparates. En zone rurale l’État a été confronté aux problèmes de rentabilité. Il s’est donc rapidement appuyé sur des mécaniques de gestion communautaire [6].

La crise économique des années quatre-vingt et l’effondrement des systèmes rentiers ont précipité la fin de l’interventionnisme. Les États, sous la pression des institutions financières internationales et des groupes de créanciers ont dû rationaliser les dépenses publiques et se concentrer sur des secteurs plus rentables. Les politiques de désengagement et de décentralisation tracées dans le sillage des plans d’ajustement structurel ont relayé ces transformations [7]. L’essor des PPP locaux apparaît comme une conséquence de ces évolutions et une cause de transformations institutionnelles dans la régulation des services publics [8].

Les collectivités territoriales en Afrique n’ont pas toujours eu la maîtrise de leurs contrats et des procédures associées. Le refus de reconnaître la qualité de maître d’ouvrage enfermait la commande publique dans les mains des autorités centrales [9]. Cette qualification est toutefois devenue fréquente dans les codes des marchés publics et des délégations de service public adoptés après la Conférence d’Abidjan en 1998. Pour les bailleurs, cette reconnaissance relève d’une responsabilisation. Le partenariat est envisagé comme permettant la professionnalisation des pouvoirs publics locaux dans la gestion de certains services publics.

Les instances communales doivent donc organiser les procédures de passation et superviser l’exécution des projets et des contrats. Une maîtrise efficace est essentielle pour éviter les crises locales et préserver les relations avec les acteurs privés et les usagers [10]. Une politique contractuelle a donc dû être mise en place. Des considérations de planification, d’économies d’échelles et de rentabilité ont été intégrées avec difficultés dans la gestion des services publics.

Malgré l’ancienneté de la pratique des PPP en Afrique, leur essor récent et leur mise en œuvre locale mettent en exergue des problèmes de compétences et de moyens. Les collectivités territoriales ne disposent pas toujours de l’expertise nécessaire, qu’elle soit technique, fiscale, financière ou juridique, pour organiser des contrats complexes. La maitrise d’ouvrage n’est pas une évidence. L’attribution d’une compétence nouvelle devrait s’accompagner des ressources nécessaires pour l’exercer. Les moyens des communes rurales restent limités par rapport à la charge des contrats. Dans certains domaines, comme la construction de routes et des ponts, les stratégies et les documents de planification n’ont pas été pensés pour des petites échelles. Ces difficultés sont aussi renforcées par le manque de documents standardisés. En dépit des efforts de quelques États, des cahiers des charges et des modèles de contrats manquent encore [11].

Paradoxalement, les autorités contractantes locales disposent d’une marge de manœuvre limitée. En matière de PPP, au moins dans les textes, l’État n’est jamais loin. Les cadres institutionnels et juridiques centralisés mis en place pour organiser le recours aux formules contractuelles récentes s’articulent autour d’évaluations et de contrôles théoriques étroits. Les projets doivent en principe faire l’objet d’études budgétaires préalables organisées sous les auspices de comités nationaux de pilotage. Ces derniers sont souvent rattachés aux plus hautes instances de l’État. Ils peuvent ainsi dépendre de la Présidence, du Premier ministre ou des ministères techniques. Des mécanismes d’approbation et des contrôles a priori et a posteriori jalonnent ensuite la mise en œuvre d’un PPP.

Face aux personnes morales de droit public, les cocontractants privés des partenariats locaux présentent aussi de nombreuses spécificités. Selon l’ampleur du projet, ces partenaires peuvent être des structures individuelles, des micro-entreprises ou encore des groupements. Les personnes physiques impliquées connaissent en principe le contexte du projet : commerçants locaux reconvertis, retraités, anciens fonctionnaires ou encore membres d’associations d’usagers qui se professionnalisent. Dans les projets plus importants, financés par des bailleurs et inscrits dans les programmes nationaux, les partenaires privés sont souvent des entreprises nationales ou régionales spécialisées. Les candidats étrangers se font plus rares à mesure que l’échelle du projet et de l’appel d’offre se réduit.

Dans ce contexte compliqué, les méthodes de financement et les montages contractuels ont été adaptés, bon gré mal gré, aux contingences locales.

II.            Financements et contrats

La question du financement est fondamentale. Elle l’est d’autant plus pour des projets à petite échelle où la rentabilité est incertaine. Les techniques traditionnelles de financement de projet sont difficiles à transposer. Les services délégués et les équipements exploités ne génèrent pas toujours des flux de revenus stables, durables et importants qui sous-tendent de tels montages [12]. Les partenariats locaux reposent donc davantage sur des apports en capitaux propres que sur des dettes. Par effet de balance, les parties financières risquent d’avoir des exigences supplémentaires. Ces dernières prennent la forme de garanties et de sûretés sur les flux financiers, et dans une moindre mesure sur les actifs physiques du projet.

Pour remédier à ces problèmes, l’État joue un rôle important dans la recherche et le déblocage de financements pour les collectivités locales. Ces dernières ne disposent pas toujours de ressources et de recettes fiscales suffisantes. Les PPP ne doivent pas se retourner contre des collectivités déjà fragiles qui auraient surestimé leurs capacités d’investissement.

Au niveau des contrats, ces problématiques de financement se traduisent par des clauses de paiement liés à des objectifs de disponibilité et surtout de performance. Ces mécanismes ne suffisent pas toujours à compenser les risques de crédit et de paiement inhérents à certains projets. Le modèle de la concession et son adéquation avec les techniques du financement de projet trouvent peut-être ici leurs limites. Dans ces modèles les renégociations sont essentielles. La flexibilité des projets, alternant entre concession et affermage, doit permettre de trouver un équilibre selon la santé financière du cocontractant et le contexte économique au long cours [13].

L’apport des bailleurs internationaux, notamment par la mise en place de fonds dédiés, est également essentiel pour compenser les obstacles au financement des projets à de petites échelles. Le rôle des institutions financières internationales amène néanmoins plusieurs problèmes. Ces derniers s’articulent autour des conditions de l’accord de prêt, de la responsabilisation de l’emprunteur dans la gestion du projet et de la place accordée aux systèmes nationaux de passation des contrats [14].

Des schémas de partenariats complexes impliquant l’État, les autorités sectorielles, les parties financières, les personnes publiques locales et les partenaires privés se sont ainsi dégagés à des échelles étroites. Ils visent à concilier les questions de financement, de l’intérêt général, de la qualité des services publics et de la rentabilité. La tâche n’est pas simple.

L’examen des projets locaux ne révèle pas de modèle contractuel particulier. À l’instar des grands projets, les montages choisis pour structurer ces partenariats varient. Ils sont le reflet du droit national, de la nature du projet, des modalités de financement, des choix institutionnels et des parties impliquées [15]. L’ensemble des contrats disponibles dans les droits nationaux et préconisés dans les standards et modèles internationaux a été utilisé. Une tendance se dessine néanmoins. Compte tenu de la nature des opérateurs privés locaux et du coût des équipements, les personnes publiques tendent à conserver la responsabilité des investissements et les risques associés. Les cocontractants privés se voient donc principalement transférer le risque opérationnel et d’exploitation.

Le droit des partenariats public-privé en Afrique est saisi par deux mouvements de transformations toujours en cours. Le premier concerne la vague de codification qui a eu lieu depuis la Conférence d’Abidjan en 1998. Si ces réformes portent surtout sur les marchés publics, les délégations de service public sont aussi prises en compte dans les codes de nombreux pays.

Dans les États de tradition juridique francophone, c’est le modèle de la concession au sens large qui a été repris et déployé. La passation de ces contrats fut parfois organisée sans véritable base légale [16]. Elle s’appuyait alors sur la législation et la réglementation sectorielle ou sur celle perfectible des marchés publics. Les réformes actuelles tendent à enserrer ces contrats autour des principes et des règles de passation modernisés. La délégation de service public, bien connue pour des raisons historiques liées à l’héritage juridique en Afrique francophone, a reçu une attention renouvelée [17].

Le deuxième mouvement a consisté en l’adoption de lois spécifiques portant sur des partenariats public-privé à paiement public [18]. Ces contrats clef en main s’inspirent des techniques bancaires de financement de projets élaborées aux États-Unis et popularisées par le gouvernement britannique dans les années quatre-vingt-dix. La diffusion dans le droit et surtout dans la pratique des pays africains des montages de type BOT, inventés en Turquie, parfois proches des concessions, participe de ce mouvement.

Ces législations et règlementations nouvelles prennent rarement en compte les variations d’échelles des projets. Des seuils n’ont pas toujours été prévus pour ajuster la rigueur des études préalables, des contrôles, des mesures de publicité, et des procédures. D’un appel d’offre à un autre, les documents sont les mêmes. Les autorités contractantes décentralisées doivent ainsi composer avec des contraintes trop sévères qui alourdissent et complexifient la procédure.

Dans ces perspectives de décentralisation et de transfert à des opérateurs privés, des montages souples inspirés des délégations de service public jouent un rôle important aux échelles étudiées. Le modèle a surtout permis le transfert de la gestion de certains services aux opérateurs privés locaux, en limitant leur responsabilité dans des investissements souvent coûteux et à la rentabilité inégale. La variété des solutions contractuelles a épousé la diversité des situations.

L’affermage occupe une place centrale dans les activités de réseaux et notamment la distribution d’eau potable en zone semi-rurale et rurale. Cette solution a permis aux nouveaux maîtres d’ouvrages locaux de déléguer l’exploitation des infrastructures et des équipements complexes, en particulier ceux nécessaires à l’adduction de l’eau. Ces contrats tendent à être courts : d’un à cinq ans. La redevance dépend souvent du volume d’eau fourni. Elle comprend en principe les charges pour l’amortissement et l’extension des réseaux. L’autorité délégante s’occupe ainsi du remplacement des équipements couteux et cruciaux pour les opérations d’exhaure.

La concession au sens strict a été utilisée pour l’installation et l’exploitation de mini-réseaux pour l’électrification rurale [19]. Le modèle a été employé à différentes échelles autour de fermes solaires. Dans les grandes concessions rurales, au Mali par exemple, les économies d’échelle ont permis de limiter les coûts importants de l’installation, de l’entretien et des opérations de logistique. À l’inverse, des concessions plus réduites permettent de se rapprocher des usagers. Les coûts d’entretien sont plus faciles à maîtriser et la perception de la redevance est simplifiée. Le bilan de ces concessions reste toutefois mitigé. En Afrique du Sud, une partie seulement des concessions a perduré [20]. Face aux incertitudes et aux contraintes fortes du secteur, les projets ont eu du mal à être financés. Certains prêteurs ont préféré se retirer. L’État a donc peiné à financer le secteur.

Pour le traitement des déchets urbains solides et liquides, les contrats sont plus variés [21]. C’est la délégation de service public qui a parfois été choisie pour assurer la construction, l’exploitation et la maintenance d’infrastructures de traitement. Les opérations de collecte de déchets solides ont aussi été transférées à des opérateurs privés avec des résultats mitigés. Les montages choisis alternent entre des contrats de gestion adossés financés par des taxes ou des modèles plus proches de la concession.

Dans le domaine des transports, ce sont également des délégations de service public organisées en concessions qui ont été retenues, notamment pour l’exploitation de gares routières [22]. Les rémunérations sont perçues auprès des usagers, des éventuels commerçants locataires et surtout des entreprises de transports qui utilisent les gares.

Dans certains États de common law, en Ouganda, au Kenya et en Afrique du Sud par exemple, des contrats de gestion et de performance à paiement public ont été utilisés pour organiser la distribution d’eau et l’assainissement [23]. Les contrats sont là encore de courte durée. Le cocontractant privé est responsable de la gestion des équipements et l’autorité délégante conserve la responsabilité des investissements et de l’extension des réseaux.

En Côte d’Ivoire [24], des contrats BOT ont été utilisés pour assurer la construction et l’exploitation de marchés urbains. Les résultats furent là aussi mitigés. Les opérateurs privés ne disposent pas toujours des capacités nécessaires pour assurer l’ensemble des missions. Les stratégies de perception des taxes pour financer l’exploitation ont conduit à l’exclusion des commerçants les plus fragiles. Les opérations de maintenance et d’entretien peinent à être menées dans des équipements surdimensionnés [25].

À la variété des montages, succède la diversité de leurs effets. La diffusion du modèle des PPP auprès des collectivités territoriales et leur mise en œuvre à des échelles plus réduites suscitent des incertitudes et provoquent des recompositions locales.

III.          Incertitudes et recompositions

Les partenariats public-privé locaux n’échappent pas à l’engrenage de la corruption systémique sur le continent. À d’étroites échelles, la commande publique et les partenariats s’insèrent aussi dans des réseaux clientélistes impliquant les élus, les fonctionnaires et les entrepreneurs locaux [26]. Ces logiques de patronage et de redistribution [27] se heurtent évidemment aux principes de mise en concurrence et de transparence. Le détournement des textes et le partage des appels d’offres entraînent des effets d’exclusion et fragilisent l’exécution des contrats.

Le recours aux PPP a également provoqué des transformations dans le secteur informel. Ces nouvelles méthodes de gestion ont remplacé des pratiques préexistantes impliquant, surtout en zone rurale, des structures de gestion communautaire. Par effet d’attraction et de répulsion, les projets et les contrats aboutissent à des recompositions plus ou moins importantes.

Dans le domaine de l’eau potable, les anciennes méthodes de gestion communautaire ont souvent été jugées défaillantes [28]. La décentralisation et l’irruption du secteur privé ont entraîné de nouvelles concurrences autour de la maîtrise d’une activité essentielle.

Au Bénin par exemple, les contrats d’affermage de gestion des installations d’adduction d’eau ont provoqué des changements sensibles dans l’ordre social local [29]. Les organisations d’usagers, devenus consommateurs, ont perdu du pouvoir au profit de nouveaux notables. Les contrats ont entravé les mécanismes de redistribution des ressources issues de la gestion des équipements. Dans le même temps, les fermiers ont pu s’appuyer sur les compétences du secteur informel pour reprendre la gestion des réseaux d’eau potable.

Au Niger, selon des logiques similaires, les PPP locaux en zone rurale prennent la forme de schémas associant les communes et les associations d’usagers. Ils prévoient la délégation de la gestion des ouvrages à des opérateurs privés. Ces derniers sont souvent des commerçants reconvertis, des techniciens ou des sociétés actives dans plusieurs communes [30].

Dans la collecte et le traitement des déchets ménagers, l’articulation avec le secteur informel a parfois été plus difficile. À Ouagadougou, le domaine de la pré-collecte fait l’objet d’une concurrence entre les acteurs formels, c’est-à-dire les concessionnaires et leurs sous-traitants, et les pré-collecteurs informels [31]. Ces derniers, permanents ou occasionnels, sont incapables de répondre aux appels d’offres. Exclus des politiques de professionnalisation, ils ont réinvesti une activité devenue rentable. À l’inverse, la sous-traitance a aussi été utilisée pour faciliter la transition complexe de ces pré-collecteurs vers le secteur formel.

Enfin, les partenariats doivent intégrer les particularités des usagers. La précarité des populations doit être prise en compte. Les populations, en zones rurales mais aussi autour des villes, ont par exemple des difficultés à payer régulièrement un abonnement pour l’énergie et surtout pour l’accès à l’eau potable [32]. Le choix du mode de tarification est donc essentiel et l’évaluation des disparités dans le pouvoir d’achat des ménages est un exercice difficile.

Les usagers, parfois exclus de la gestion de certains services publics, peuvent également avoir des difficultés à formuler des critiques et des observations sur leur qualité. Cette mobilisation n’est pas simplifiée par l’irruption d’un délégataire privé. Ce dernier agit comme un obstacle supplémentaire entre les éventuelles revendications des usagers et les autorités publiques. Les usagers sont parfois regroupés en association et peuvent être associés dans les montages. Au Bénin et au Niger, dans le domaine de l’adduction d’eau potable, des contrats d’affermages tripartites ont par exemple été conclus avec ces associations [33]. Elles peuvent alors être responsables, aux côtés de l’autorité contractante, de la supervision des opérations d’amélioration et d’extension des réseaux.

***

L’utilisation des PPP comme instruments de développement économique et leur intégration dans la commande publique des pays en développement interrogent au regard des critiques dont fait l’objet le modèle. Sous d’autres cieux, la méfiance à l’égard de ces partenariats est désormais bien établie. En France, les turpitudes des contrats de partenariat sont symboliques. Les critiques se sont attachées à démontrer avec justesse leur complexité et leurs écueils.

En Afrique, les bilans mitigés de certains partenariats historiques, notamment dans les domaines de l’eau et du rail [34], illustrent au moins la nuance nécessaire dans l’examen des montages et leur appréciation dans le temps long. À petite échelle, la commande publique en Afrique montre ses particularités. Les modèles hérités de l’histoire et ensuite modelés selon des logiques externes de transformation du droit sont finalement adaptés aux contraintes locales. Malgré la malléabilité des montages, les partenariats noués à des échelles réduites présentent des difficultés particulières. Certaines de ces difficultés résistent à une appréciation juridique pure. Au-delà des questions de l’adaptation des textes, de l’accès aux financements, de la répartition des risques et des compétences, les partenariats sont étroitement liés aux usages locaux préexistants et aux recompositions qu’ils suscitent.

[1] Jean-Pierre Cling, Mireille Razafindrakoto, François Roubaud, « Les documents stratégiques de réduction de la pauvreté : un renouveau de l’aide au développement ? », dans A. Aknin et al., Quel développement durable pour les pays en voie de développement ? Paris, GEMDEV, 2005, p. 23-45.

[2] Placide Moudoudou, « Les tendances du droit administratif dans les États d'Afrique francophone », Revue juridique et politique des États francophones, vol. 64, n° 1, 2010, p. 43-97.

[3] Jean-Serge Boissavit, et al., « Infrastructures : enjeux et stratégies du développement des partenariats public-privé », Décideurs magazine : stratégie, finance droit, 2015, p. 114-119.

[4] Benjamin Boumakani, « La régulation des services publics en réseau en Afrique », Mélanges en l’honneur de J. du Bois de Gaudusson, Université de Bordeaux, 2014, p. 71.

[5] Banque mondiale, A preliminary review of trends in small-scale public-private partnership projects, Washington DC, Document de travail n° 93256, août 2014, p. 1.

[6] Au Sénégal, voir ainsi : Moussa Diop, Amadou Hamath Dia, « Réformes des services d’eau en milieu rural africain : enjeux et limites du montage institutionnel de gestion. Une étude de cas au Sénégal », Mondes en développement, 3, n° 155, 2001, p. 37-58.

[7] Jérôme Marie, Eric Idelman, « La décentralisation en Afrique de l’Ouest : une révolution dans les gouvernances locales ? », EchoGéo, juin-août 2010, n° 13.

[8] Voir par exemple : Mahaman Tidjani Alou, « Le partenariat public-privé dans le secteur de l’eau au Niger : autopsie d’une réforme », Annuaire suisse de politique de développement, vol. 24, n° 2, 2005, p. 161-177.

[9] Sur les hésitations entre un centralisation et décentralisation de la maîtrise des procédures, voir le cas du Cameroun : Jacques Biakan, Droit des marchés publics au Cameroun - contribution à l’étude des contrats publics, Paris, l’Harmattan, 2011, p. 62.

[10] Jean-Pierre Salambéré, « Le recours au partenariat public-privé (PPP) par une collectivité locale : le cas de la gare routière de Koudougou au Burkina Faso », Revue internationale de politique de développement, 11, 1, 2019.

[11] Par exemple au Mali, voir : Cahier des charges pour la délégation de gestion des adductions d’eau potable dans les centres semi-urbains et ruraux, République du Mali, Ministères des mines de l’énergie et de l’eau, Direction nationale de l’Hydraulique, avril 2004.

[12] Olivier Fille-Lambie, « Aspects juridiques des financements de projet appliqués aux grands services publics dans la zone OHADA », Revue de droit des affaires internationales, n° 8, 2001, p. 925-968.

[13] Par exemple à Abidjan : Jean-Claude Lavigne, « Les leçons des contrats de concession en Côte d’Ivoire », Les annales des mines, août 1999, p. 83 ; Philippe Marin, et al. « Un partenariat réussi pour l’eau en Côte d’Ivoire », Grid Lines, PPIAF, note n° 50, août 2009.

[14] Sur le rôle des bailleurs de fonds internationaux à l’égard de la commande publique dans les pays en développement, voir en particulier : Sope Williams-Elegbe, « Public Procurement and Multilateral Development Banks : Law Practice and Problems », Hart Publishing, 2017. [15] CE 12 octobre 2005, Société Placoplatre, req. n° 277300.

[15] François Lichère, Boris Martor, « Essor des partenariats public-privé en Afrique : réformes en cours et perspectives d’avenir », Revue de droit des affaires internationales, n° 3, 2007, p. 297-311.

[16] Robert R. Hunja, « Obstacles to public procurement reforms in developing countries », dans S. Arrowsmith, M. Trybus, Public Procurement: The Continuing Revolution, Kluwer Law International, 2003, p. 13-22.

[17] Boris Martor, Sébastien Thouvenot, « Partnership agreements or the revival of public-private partnerships à la française“ », International Business Law Journal, n° 2, 2004, p. 111-149.

[18] Le Sénégal apparaît comme pionnier sur le continent : voir la loi n° 2004-13 adoptée le 1er février 2004.

[19] Richard Hosier et al., Rural electrification concessions in Africa : what does the experience tell us ? Banque mondiale, Washington DC, rapport n° 116898, 2017, p. 4

[20] Xavier Lemaire, « Off-grid electrification with solar home systems : the experience of a fee-for-service concession in South Africa », Energy for sustainable development, vol. 15, n° 3, 2011, p. 277-283.

[21] Koffi Attahi, « Abidjan, Côte d’Ivoire », dans Adepoju G. Onibokun (dir.), La gestion des déchets urbains. Des solutions pour l’Afrique, Paris, Karthala, CRDI, 2002, p. 17 ; Amandine Henry, « Centralisation, décentralisation et accès aux services urbains : le cas de l’enlèvement des ordures ménagères à Abidjan », Belgeo, 3-4, 2009.

[22] Jean-Salembéré, op. cit., p. 8 ; El Hadj Mamadou Ndiaye, Rémy Tremblay, « Le transport routier au Sénégal : problématique des gares routières », Revue canadienne des sciences régionales, 32, 2, 2009, p. 495-510.

[23] Victoria Rigby Delmon, Structuring private-sector participation contracts for small scale water projects, Washington D.C, Banque mondiale, mai 2014, p. 8.

[24] La pratique des BOT est ancienne dans le domaine de l’énergie : Patrick Blanchard, « Grands projets dans le secteur de l'énergie, Concessions et BOT électriques et gaziers en Côte d’Ivoire : tentatives innovantes des années 90 (I, II et III) », Revue de droit des affaires internationales, n° 4, 2000, p. 443.

[25] Sylvie Bredeloup, « L’application du BOT aux marchés d’Abidjan : formule magique ou concept douteux ?», dans Sylvie Bredeloup et al., Abidjan, Dakar, des villes à vendre ? : la privatisation made in Africa des services urbains, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 218-238.

[26] Giorgio Blundo, « Dessus de table. La corruption quotidienne dans la passation des locaux marchés publics au Sénégal », Politique africaine, vol. 3, n° 83, 2001, p. 79-97.

[27] Jean-François Bayart, L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 149.

[28] Par exemple : Jean-Pierre Olivier de Sardan, Abdouha Elhadji Dagobi, « La gestion des pompes dans le département de Tillabéry », Études et travaux, n° 4, 2001, p. 31.

[29] Alain Bonnassieux, Fabrice Gangneron, « Des mini-réseaux d’eau potable : entre enjeux politiques et arrangements locaux. Le cas de la commune de Djougou au Bénin », Mondes en développement, 3, n° 155, 2011, p. 77-92.

[30] Mahaman Tidjani Alou, « Le partenariat public-privé dans le secteur de l’eau au Niger : autopsie d’une réforme », Annuaire suisse de politique de développement, vol. 24, n° 2, 2005, p. 161-177.

[31] Issa Sory, Bernard Tallet, « Un partenariat public-privé à l’épreuve des logiques d’acteurs : », Géocarrefour, 90, 1, 2015, p. 51-59.

[32] Catherine Baron, Alain Bonnassieu, « Les enjeux de l’accès de l’eau en Afrique de l’Ouest : diversité des modes de gouvernance et conflits d’usages », Mondes en développement, vol. 4, n° 156, 2011, p. 17-32.

[33] Banque mondiale, Bilan sur sept pays africains : délégations de gestion du service d’eau en milieu rural et semi urbain, Washington DC, note de terrain, n° 63556, 2010, p. 10.

[34] Karim-Jacques Budin, « Les particularités des « concessions ferroviaires dans les pays émergents », Revue des concessions et des délégations de service public, n°10, 2000, p. 9-23 ; Sylvain Petitet, « Problèmes et limites de la diffusion internationale d’un modèle de gestion des services publics urbains « à la française » : le cas de l’eau potable », Entreprises et histoire, vol. 4, n° 31, 2002, p. 25-37.

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Lukas PERICHON

Marchés publics de travaux : le risque de déséquilibre lié au décompte général et définitif tacite

Extrait de la Gazette n°42 - Septembre 2020

Entériné par le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics, approuvé par décret le 21 janvier 1976 [1], le décompte général et définitif permet au pouvoir adjudicateur et à son cocontractant d’établir, d’un commun accord, le solde du marché en tenant compte notamment des acomptes mensuels et des éventuelles pénalités. Il représente le dernier acte contractuel d’un marché public de travaux et constitue, de ce fait, un enjeu majeur pour les parties.

Il est aujourd’hui régi par le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics (CCAG Travaux) approuvé par arrêté le 8 septembre 2009 [2]. Si son régime était jusqu’alors nécessairement exprès, depuis l’arrêté du 3 mars 2014 [3], le CCAG Travaux reconnait qu’un décompte général et définitif peut naître de manière tacite en absence de réponse d’un des cocontractants au cours de la procédure d’établissement du décompte général et définitif.

La Cour Administrative d’Appel de Versailles, le 27 février 2020, vient confirmer les règles d’application de ce nouveau régime [4]. A l’occasion d’un référé provision, cette dernière a jugé que l’existence de réserves lors de la réception de l’ouvrage ne fait pas obstacle au déclenchement des délais d’établissement du décompte général et définitif exprès et, à fortiori, du décompte général et définitif tacite.

Cette ordonnance nous donne ainsi l’occasion de nous arrêter sur le régime du décompte général et définitif tacite depuis son insertion dans le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics.

Le décompte général et définitif répond à un régime spécifique défini avec précision par le Gouvernement, rédacteur du CCAG Travaux (I). Si le décompte général et définitif implicite est un atout pour la partie qui le met en œuvre, il peut être lourd de conséquences pour son cocontractant (II).

I.               Le régime du décompte général et définitif

Pour comprendre la mise en œuvre du décompte général et définitif tacite (B), il convient de revenir sur la mise en œuvre du décompte général et définitif exprès (A).

A.    Un décompte général et définitif en principe expressément accepté par les parties au marché

Les marchés publics de travaux, de manière générale, impliquent le paiement de sommes importantes. Ils font donc l’objet d’une attention toute particulière aussi bien de la part du pouvoir adjudicateur, souhaitant s’assurer qu’il ne paiera pas plus que les travaux réellement exécutés, que de la part du titulaire du marché, qui souhaite s’assurer du paiement des prestations réalisées. C’est la raison pour laquelle les articles 13.3 et 13.4 du CCAG Travaux encadrent avec précisions les étapes permettant d’établir le coût final des travaux.

Tout d’abord, le titulaire du marché doit transmettre son projet de décompte final, simultanément au maître d’œuvre et au pouvoir adjudicateur, dans un délai de trente jours suivant la date de notification de la décision de réception (article 13.3.2 du CCAG Travaux). Le maitre d’œuvre l’accepte ou le rectifie. Le projet devient alors le décompte final (article 13.3.3 du CCAG Travaux).

Ensuite, selon l’article 13.4.1 du CCAG Travaux, le maître d’œuvre établit un projet de décompte général sur la base du :

  • décompte final, établi sur proposition du titulaire du marché ;

  • l’état du solde, établi à partir du décompte final et du dernier décompte mensuel ;

  • la récapitulation des acomptes mensuels et du solde.

Ce projet de décompte général est alors transmis par le maître d’œuvre au pouvoir adjudicateur dans un délai permettant au pouvoir adjudicateur de notifier le document au titulaire dans les temps.

Puis, selon l’article 13.4.2 du CCAG Travaux, le pouvoir adjudicateur signe le projet de décompte qui est alors appelé « décompte général ».

Enfin, selon les articles 13.4.2 et 13.4.3 du CCAG Travaux, pour acquérir la qualité de décompte général et définitif, le décompte général doit ensuite :

1.     Être notifié par le pouvoir adjudicateur au titulaire du marché dans les 30 jours suivant la date la plus tardive entre :

  • la réception par le maître d’œuvre de la demande de paiement finale telle que transmise par le titulaire du marché ;

  • la réception par le pouvoir adjudicateur de ladite demande de paiement.

2.     Être signé par le titulaire puis envoyé au pouvoir adjudicateur, copie au maître d’œuvre, dans les 30 jours suivant sa réception.

Le décompte acquière alors un caractère définitif. Il lie le pouvoir adjudicateur et le titulaire du marché sur les sommes à payer, exceptions faites de la révision de prix ainsi que des intérêts moratoires afférents au paiement du solde [5].

Le caractère définitif du décompte est affirmé par le Conseil d’Etat depuis sa décision de principe le 8 décembre 1961 [6], Société Nouvelle de Compagnie générale de travaux.

Au regard des articles précités du CCAG Travaux, il est aisé de constater que le décompte général et définitif acquière normalement cette qualité en recueillant l’accord des parties présentes au contrat. Il est établi sur la base de multiples échanges et contrôles entre le pouvoir adjudicateur, le maître d’œuvre et l’opérateur économique, titulaire du marché.

Si la règle est l’établissement d’un décompte général et définitif exprès, il est désormais possible, depuis l’ajout fait à l’article 13.4.4 et 13.4.5 du CCAG Travaux en 2014 qu’un décompte général et définitif naisse sans obtenir l’accord explicite d’une des parties au marché public.

B.    L’établissement d’un décompte général et définitif par défaut

Le décompte général et définitif implicite nait de deux manières :

  • Soit lorsque le représentant du pouvoir adjudicateur ne notifie pas le décompte général au titulaire du marché dans un délai de 40 jours à compter de la demande de paiement finale transmise par le titulaire (a) ;

  • Soit lorsque le titulaire n’a pas renvoyé le décompte général signé au pouvoir adjudicateur dans les 30 jours prévus par le CCAG Travaux (b).

a.     En cas de défaillance du pouvoir adjudicateur

L’établissement du décompte général et définitif à l’initiative du titulaire du marché se décompose en trois étapes (article 13.4.4 du CCAG Travaux) :

1.     Le pouvoir adjudicateur ne notifie pas au titulaire le décompte général dans les 30 jours suivant la date de réception la plus tardive entre la réception par le maître d’œuvre et par le pouvoir adjudicateur de la demande de paiement finale du titulaire du marché.

2.     Le titulaire notifie alors au pouvoir adjudicateur un projet de décompte signé et composé du projet de décompte final et du projet d’état du solde hors révision de prix définitive.

3.     Le pouvoir adjudicateur bénéficie alors d’un délai de 10 jours à compter de la réception de projet de décompte pour notifier au titulaire du marché un décompte général. A défaut, le projet de décompte général devient le décompte général et définitif.

b.     En cas de défaillance du titulaire du marché

L’établissement du décompte général et définitif à l’initiative du pouvoir adjudicateur se décompose en deux étapes (article 13.4.5 du CCAG Travaux) :

1.     Le titulaire du marché de travaux n’a pas renvoyé le décompte général signé au pouvoir adjudicateur dans les délais, n’a pas motivé son refus ou n’a pas exposé en détail le motif de ses réserves conformément à l’article 50.1.1 du CCAG Travaux ;

2.     Le décompte général notifié par le pouvoir adjudicateur est alors considéré comme tacitement accepté par le titulaire du marché.

Dans les deux cas de figures, le décompte général et définitif – considéré comme tacitement accepté par le pouvoir adjudicateur ou par le titulaire du marché – acquière les mêmes caractéristiques qu’un décompte général et définitif explicitement accepté. Il revêt un caractère indivisible et intangible et ne peut être remis en cause par l’une des parties au contrat.

Bien que ce décompte général et définitif tacite ait été créé pour pallier le manque de diligence d’une des parties au contrat, il peut être une réelle source de préjudices pour la partie réputée l’avoir tacitement acceptée.

II.            Les risques consécutifs à la naissance d’un décompte général et définitif implicite

Comme constaté précédemment, le décompte général et définitif peut être imposé au cocontractant faisant preuve de négligence. Si ce dernier se retrouve alors exposé à des risques financiers (A), ils peuvent néanmoins être limités (B).

A.    Des risques financiers avérés

Le décompte général et définitif tacite est soumis aux mêmes principes que le décompte général et définitif expressément approuvés par le pouvoir adjudicateur et son cocontractant. Il ne peut donc être remis en cause par l’une des parties au contrat au regard du principe d’indivisibilité et d’intangibilité reconnu au décompte général et définitif.

Cette position a été confirmé récemment par le Conseil d’Etat qui a reconnu que « la collectivité territoriale ne saurait se prévaloir ni de la méconnaissance du principe de loyauté dans les relations contractuelles ni du principe selon lequel une personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu'elle ne doit pas pour soutenir que la créance de la société est sérieusement contestable » [7]. En d’autres termes, la Haute Juridiction reconnait le caractère intangible du décompte général et définitif tacite et condamne le pouvoir adjudicateur à payer la somme prévue au décompte général et définitif quand bien même cette dernière ne serait pas représentative des travaux réellement exécutés. Le Conseil d’Etat fait donc abstraction de la jurisprudence Sieur Mergui reconnaissant comme d’ordre public le principe selon lequel « les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas » [8].

Par son arrêt Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon, il calque le régime du décompte général et définitif tacite sur celui, déjà connu, du décompte général et définitif accepté expressément [9].

Toutefois, à la différence du décompte général et définitif exprès, le décompte général et définitif tacite ne permet pas de respecter une sorte de « principe du contradictoire » permettant aux parties d’échanger tout au long de l’établissement du décompte, d’avoir la possibilité d’émettre des réserves et de se mettre d’accord.

Appliquer le principe d’intangibilité au décompte tacite est un aboutissement contraire à la logique contractuelle. En effet, à l’inverse du décompte général et définitif exprès, le contractant ayant tacitement accepté le décompte général et définitif risque de se retrouver lésé sans avoir eu la possibilité de le contester.

Le juge administratif a choisi de faire une application littérale du CCAG Travaux. En effet, la Cour d’Appel de Versailles a récemment reconnu, par son ordonnance en date du 27 février 2020 [10], qu’est sans effet à la naissance du décompte général et définitif tacite :

  • d’une part, l'existence de réserves lors de la réception des travaux ;

  • d’autre part, le rejet de ce décompte par courriers et l’envoi par la commune d’un décompte général au titulaire postérieurement à la naissance du décompte général et définitif tacite.

Dans le cas du titulaire du marché public, le risque est que ce dernier ne soit pas payé pour des sommes qu’il a réellement engagées en exécutant les travaux mais aussi qu’il se voit appliquer des pénalités ou encore des réserves qui n’ont pas lieu d’être.

A l’inverse, le pouvoir adjudicateur risque de devoir payer des prestations qui n’ont pas été réalisées mais également de ne pas avoir pu déduire des travaux de réserve ou des pénalités au montant des travaux.

Ce risque serait d’autant plus important lorsque le titulaire du marché annexe au projet de décompte, un mémoire en complément de rémunération ou encore un mémoire en complément d’indemnisation. Dans le cas où le pouvoir adjudicateur ne conteste pas ce dernier dans les dix jours suivant sa notification, le décompte général et définitif serait tacitement accepté dans son entièreté, mémoire en complément de rémunération ou d’indemnisation compris.

Si la volonté du Gouvernement au travers du CCAG Travaux a été de responsabiliser les cocontractants et de les obliger à éviter tout manquement à leur obligation, une telle sanction peut couter cher à la personne ayant fait preuve de négligence.

Le cocontractant doit donc respecter des délais très courts pour éviter de se placer dans une situation qui lui est défavorable. Le régime du décompte général et définitif tacite ne tient de toute évidence pas compte des problématiques pratiques déjà bien connues concernant les marchés publics, notamment la lenteur administrative, la complexité du marché public, le manque de moyens humains ou encore le manque de connaissance du CCAG Travaux par l’un des cocontractants.

Il est ainsi fortement possible de s’interroger sur la proportionnalité entre les avantages et les inconvénients d’une telle sanction.

Bien que probablement disproportionnée la reconnaissance d’un décompte général et définitif tacite n’en reste pas moins encadrée.

B.    Des risques circonstanciés

Si la création du décompte général et définitif tacite par le Gouvernent semble démontrer d’une véritable volonté de responsabiliser l’acheteur et son titulaire, ce ne peut pas être à n’importe quel prix. C’est pourquoi les rédacteurs du CCAG Travaux, tout comme le juge administratif, ont su mettre en place des mécanismes encadrant la naissance du décompte tacite.

D’une part, et bien que les délais choisis puissent être contestables, le CCAG Travaux conditionne l’établissement de ce décompte par une série d’étapes et de délais, énoncés plus haut, et devant être strictement respectés.

D’autre part, le juge administratif fait une lecture stricte des règles imposées par le CCAG Travaux comme le souligne la décision Société Merceron Travaux Public rendue le 25 juin 2018 par le Conseil d’Etat [11].

En l’espèce, le titulaire du marché avait notifié, le 31 juillet 2015, au maître d’ouvrage son projet de décompte final, auquel était annexé un mémoire complémentaire en réclamation. Ce dernier resté sans réponse, le titulaire a considéré qu’il lui était possible de réclamer le paiement du décompte général et définitif tacite né de ce silence.

Le Conseil d’Etat a, à cette occasion, rappelé qu’un décompte général et définitif tacite ne peut exister si le titulaire du marché n’a pas adressé au maître d’ouvrage et au maître d’œuvre son projet de décompte final conformément aux articles 13.3.2 et 13.4.2 du CCAG Travaux.

Au-delà des protections apportées par le Gouvernement et le juge administratif, le CCAG Travaux étant un document facultatif [12], l’acheteur peut prévenir des préjudices causés par la naissance d’un décompte général et définitif tacite en dérogeant expressément au CCAG Travaux dans les pièces du marché.

L’une des solutions permettant de limiter les risques pesant sur l’acheteur pourrait donc être de déroger expressément à l’article 13 du CCAG Travaux dans les pièces du marché. Une telle dérogation peut se comprendre car l’acceptation forcée d’un décompte général et définitif peut être lourd de conséquences pour un acheteur.

L’acheteur qui peut ainsi décider soit :

  • D’établir une clause similaire, par exemple en prévoyant simplement des délais plus longs,

  • De rédiger entièrement une nouvelle clause,

  • De déroger à la clause purement et simplement, sans la substituer.

L’acheteur pourrait même envisager une dérogation supprimant le décompte général et définitif en cas de négligence de l’acheteur public et maintenant ce dernier en cas de négligence du titulaire. Cependant, une telle clause pourrait faire hésiter un candidat à présenter une offre.

L’acheteur, contrairement au titulaire, bénéficie de plusieurs mécanismes permettant de limiter le risque de l’établissement d’un décompte général et définitif tacite intervenant en sa défaveur.

[1] Décret n°76-87 du 21 janvier 1976 approuvant le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF du 30 janvier 1976, p. 758.

[2] Arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF n° 0227 du 1er octobre 2009, p. 15907.

[3] Arrêté du 3 mars 2014 modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF n° 0059 du 11 mars 2014, p. 5051.

[4] CAA Versailles, 27 février 2020, Société Ateliers Bois, req. n°19VE01401.

[5] Article 13.4.3 du CCAG Travaux.

[6] CE, 8 décembre 1961, Société Nouvelle Compagnie générale des travaux, req. n°44994.

[7] CE, 25 janvier 2019, Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon, req. n°423331.

[8] CE, 19 mars 1971, Sieur Mergui, req. n°79962.

[9] CE, 14 décembre 1998, SARL Levaux, req. n°171861.

[10] CAA Versailles, 27 février 2020, Société Ateliers Bois, req. n°19VE01401, précité.

[11] CE, 25 juin 2018, Société Merceron Travaux Publics, req. n° 417738.

[12] Réponse parlementaire, JO AN, 30 mars 2004, p.2576.

Auriane BENDER

Auriane BENDER

Comment déterminer le coût réel d’un marché après son exécution ? L’évaluation du préjudice des pratiques anticoncurrentielles

Extrait de la Gazette n°41 - Juin 2020

Commentaire des arrêts CE 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸ req. n° 420491, CE 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, req. n° 421758 et CE 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne req. n° 421833

Lorsque les entreprises cessent de rivaliser sur les marchés dans le but d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, par le biais d’accords ou de pratiques concertées, elles sont regardées comme formant une entente. Bien que sanctionnée tant par le droit français [1] que par le droit européen [2], cette pratique demeure fréquente.

Les ententes sont un enjeu pour l’ordre public économique, y compris pour la commande publique. En effet, certaines entreprises concluent des ententes dans le but de se répartir les marchés publics à des prix supérieurs à ceux qui résulteraient de la libre concurrence. Pratique qui est ainsi préjudiciable aux personnes publiques. De fait, afin de lutter contre la banalisation de telles ententes, l’article L. 2141‑9 du code de la commande publique prévoit la possibilité pour l’acheteur d’exclure des appels d’offres les soumissionnaires participant à un cartel [3]. Cependant, il doit pouvoir se fonder sur des éléments suffisamment probants ou constituant un faisceau d’indices graves, sérieux et concordants.

Or, détecter et apporter la preuve de l’entente au stade de la passation, compte tenu des délais restreints des appels d’offres, est rarement possible. Les personnes publiques se retrouvent alors exposées à ces pratiques anticoncurrentielles.

Ce n’est donc généralement qu’une fois le contrat en cours d’exécution ou exécuté que les personnes publiques sont à même de réagir. Si l’entente est révélée alors que le contrat est toujours en cours d’exécution, les personnes publiques ont le choix entre l’action en contestation de la validité du contrat et demander la réparation des préjudices causés par cette entente [4]. A noter que les deux possibilités sont exclusives l’une de l’autre.

Lorsque l’entente est révélée une fois le contrat exécuté, l’action en contestation de validité n’est plus envisageable et seule reste l’action en responsabilité quasi-délictuelle pour les  manœuvres dolosives issues de pratiques anticoncurrentielles [5].

La complexité de l’apport de la preuve et les actions de l’Autorité de la concurrence réduisent les hypothèses de recours juridictionnels des personnes publiques victimes d'entente [6], de sorte que le juge administratif a rarement l’occasion de se pencher sur le régime de cette action [7].

Ce recours en réparation pour dommages concurrentiels ne cesse de soulever de nouvelles problématiques juridiques, parmi lesquelles celles de la preuve, de la compétence, de la recevabilité et de l’évaluation du préjudice occupent une place toute particulière [8].

Amené à se prononcer sur des affaires relatives aux conséquences d’une entente, le Conseil d’État a rendu des décisions pédagogiques à bien des égards. En ce qui concerne l’évaluation du préjudice subi par les personnes publiques, soit le surcoût induit par l’entente, le Conseil d’État, statuant au contentieux, a procédé en deux temps, en arrêtant d’abord une méthode d’évaluation du coût réel du marché pour ensuite apprécier les éléments factuels retenus par les experts [9].

Dans les affaires soumises au Conseil d’État, les départements de la Manche et de l’Orne ont été victimes des agissements du cartel de la signalisation routière. Les sociétés membres s’étaient entendues sur la répartition et le prix des marchés publics à l’échelle nationale entre 1997 et 2006 [10]. Or, les départements avaient tous deux conclus des marchés à bons de commande avec la société Signalisation France pour l’acquisition et l’installation de panneaux de signalisation.

L’Autorité de la concurrence a été la première à se saisir d’office de l'affaire sur le fondement des dispositions du III de l’article L. 462-5 du code de commerce. Après perquisition et instruction, l’Autorité de la concurrence a infligé une sanction pécuniaire de 52,7 millions d’euros aux membres de l’entente [11].

La justice administrative a, à son tour, sanctionné les membres de l’entente. Le tribunal administratif de Caen et la cour administrative d’appel de Nantes ont condamné la société Signalisation France et ses complices à verser aux départements de la Manche et de l’Orne les sommes respectives de 2 235 742 euros et de 2 239 819 euros en réparation des préjudices subis du fait des pratiques anticoncurrentielles.

Conformément aux dispositions du a) du 1 de l’article L. 481-3 du code de commerce, les préjudices subis par les départements représentent le montant des surcoûts générés par les pratiques anticoncurrentielles. La juste réparation consiste donc à déterminer le surcoût pour faire la différence entre le marché faussé et son coût réel.

Il s’agira ici d’appréhender successivement la méthode retenue par le Conseil d’État pour évaluer le surcoût et, donc, le coût réel du marché (I), puis les éléments factuels qui peuvent être pris en compte pour cette méthode de calcul (II).

I. La méthode de comparaison dans le temps pour déterminer le coût réel d’un marché

Le Conseil d’État a dû se prononcer sur la méthode permettant d’appréhender le montant d’un marché faussé par une entente, quinze ans après sa signature et son exécution.

En l’espèce, les sociétés requérantes contestaient les opérations d’expertise, qui ont conduit à une évaluation des préjudices supérieure à deux millions d’euros. Elles faisaient valoir à ce titre que la méthode retenue par les experts ne prenait pas en compte la diminution des prix postérieurement à la chute du cartel. Or, le taux du marché a été évalué comme ayant connu une baisse de 5 à 10 %.

Jusqu’à présent, le Conseil d’État s’était prononcé sur la compétence et la responsabilité mais jamais sur cette question de l’évaluation du préjudice subi du fait de pratiques anticoncurrentielles.

À l’occasion de la décision Société Campenon-Bernard de 2007 qui opposait la SNCF aux membres d’une entente de travaux ferroviaires pour la réalisation des lignes à grande vitesse¸ la cour d’appel avait été saisie d'un jugement avant-dire droit par lequel le tribunal administratif avait réservé la question de l'évaluation du préjudice ; de fait, le Conseil d’État n’avait pu arrêter de méthode d’évaluation du surcoût.

Le professeur Franck Moderne soulignait toutefois, en marge de l’arrêt, que le préjudice tiré de l’entente qui avait conduit la SNCF à conclure des marchés à des prix prohibitifs avait fait l’objet d’une évaluation approximative par la Cour des comptes. Selon lui, les experts s’étaient alors cantonné à mesurer la différence entre les prix faussés et les prix qui auraient résulté d'une saine concurrence [12].

La méthode de la comparaison dans le temps, aussi appelée analyse contrefactuelle, que le Conseil d’État met en place à l’occasion des arrêts commentés, diffère légèrement de cette appliquée à l’occasion de la jurisprudence société Campenon-Bernard.

La méthode ici retenue repose sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant en compte les éléments extérieurs susceptibles d’avoir une influence sur le prix. Ainsi, la comparaison des prix est pondérée en fonction des facteurs exogènes tels que la chute du prix des matières premières.

La méthode contrefactuelle avait déjà été éprouvée par la cour administrative d’appel de Douai, mais c’est la première fois qu’elle arrive au stade de la cassation [13]. Le Conseil d’État avait le choix entre entériner son application ou choisir une autre solution, la Commission européenne ayant défini six grandes méthodes d’évaluation des surcoûts issus des pratiques anticoncurrentielles [14].

Les juges du Palais-Royal, conformément aux préconisations de la rapporteure publique, ont choisi d’entériner la méthode de la comparaison dans le temps. Ils ont ainsi écarté les moyens visant à la prise en compte du surprix global tel qu’évalué par l’Autorité de la concurrence, qui correspond à l’impact de l’entente sur l’ordre public économique. Selon la rapporteure publique, ce surcoût n’a pas sa place dans le contentieux de la réparation qui vise à dédommager les conséquences personnelles de l’entente.

Une fois la méthode arrêtée, le Conseil d’État va analyser les éléments factuels qui peuvent entrer dans le calcul, et notamment les facteurs exogènes susceptibles d’influencer le prix et donc d’affecter la comparaison.

II. L’appréciation souveraine des juges du fond pour les éléments entrant dans la détermination du coût réel du marché

La contestation des expertises ordonnées sur le fondement des articles R. 621-1 et suivants du code de justice administrative relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Le Conseil d’État est amené à en connaître seulement par le biais de la dénaturation, moyen de cassation à l’encontre des éléments d’appréciation retenus par la cour administrative d’appel [15].

Dans les affaires soumises au Conseil d’État, le surcoût dû à l’entente doit être évalué par expertise. Le Conseil d’État juge donc tout naturellement que les éléments factuels, et notamment les facteurs extérieurs, pris en compte par les experts pour déterminer le montant réel du marché relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond.

En l’espèce, les sociétés membres de l’entente soutenaient que l’existence et le montant du préjudice, c’est-à-dire du surcoût, n’étaient pas établis, moyen que le Conseil d’État écarte au motif que l’appréciation portée par la cour était exempte de dénaturation. Il est regrettable que le Conseil d’État n’ait pas développé sa motivation sur ce point ; le juge administratif suprême ne donne ainsi aucune précision sur les critères d’appréciation du préjudice. Il convient donc de se tourner vers les arrêts de la cour administrative d’appel de Nantes pour étudier le contenu de l’expertise [16].

En l’occurrence, l’expertise, qui prend en compte les prix observés, ne s’est pas bornée à étudier les seules conséquences immédiates de l’entente. Les experts ont également analysé, non sans difficulté, les causes extérieures à l’entente expliquant le niveau des prix.

Après avoir réalisé cette étude des causes extérieures à l’entente, ils n’ont retenu que la fluctuation du coût des matières premières. Ils ont rejeté tout élément reposant sur la baisse des marges des membres de l’entente et sur les prix pratiqués par les sociétés concurrentes non-membres de l’entente, car insuffisant pour prouver, en eux même, la pratique d’un surcoût concerté.

La faible argumentation du juge administratif, qui s’explique notamment par ses connaissances rudimentaires en matière économique, empêche de dessiner une tendance générale des éléments susceptibles d’établir un surcoût. Toutefois, l’évolution du prix des matières premières semble pouvoir être invoquée indifféremment, car transposable à nombre d’espèce.

En conclusion, et au regard de l’appréciation souveraine des juges du fond pour la détermination des éléments à même de fixer le coût réel d’un marché public, il convient de se saisir, dès les premières phases de l’instance de tout élément de nature à remettre en cause les expertises.

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Laetitia DOMENECH



[1] Article L. 420-1 et suivants du code du commerce.

[2] Articles 81§1, 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[3] Article L. 2141-9 code de la commande publique.

[4] CE 19 mars 2008, Société Dumez, req. n° 269134.

[5] CE 19 décembre 2007, Campenon-Bernard, req. n° 268918.

[6] Mme M. Le Corre, rapporteure public, conclusions sous les arrêts CE, 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸ n° 421758, CE, 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, n° 420491 et CE, 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne n° 421833.

[7] J. Adda, R. Amaro et J-F Laborde, Réparation du dommage causé par les ententes devant le juge administratif¸ enseignements théoriques et pratiques tirés de l’étude du contentieux, AJDA 2019, p 320.

[8] A. Louvaris et E. Claudel, Action en réparation des dommages concurrentiels subis par une collectivité publique : quel tribunal compétent ?, AJCA 2016.30.

[9] CE 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸n° 421758, CE 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, n° 420491 et CE 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne.

[10] Autorité de la concurrence, communiqué de presse sous la décision 10-D-39 du 22 décembre 2010.

[11] Autorité de la concurrence, décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale.

[12] F. Moderne, Une illustration exemplaire de la théorie du dol dans le contentieux des contrats administratifs à propos de l'arrêt du Conseil d’État du 19 décembre 2007, Société Campenon-Bernard et autres¸ RFDA 2008 p.109.

[13] CE 19 décembre 2007, Campenon-Bernard, req. n° 268918, précité.

[14] CAA Douai 22 févr. 2018, Département de l'Eure c/ Société Signalisation France, req. n° 17DA00537.

[15] Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondés sur des infractions à l’article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[16] CE 10 octobre 2018, req n° 402975.

[17] CAA Nantes 27 avril 2018, req n° 17NT0179, n° 17NT01740, n° 17NT01741 et n° 17NT01770.

Installations classées : quelles sont les conséquences du prononcé d’un non-lieu à statuer en cas de mise en demeure entièrement exécutée ?

Extrait de la Gazette n°41 - Juin 2020

Le 19 décembre dernier, le Conseil d’État a jugé que, lorsqu’un arrêté de mise en demeure pris sur le fondement de l’article L. 171-7 du code de l’environnement avait entièrement été exécuté à la date à laquelle le juge statue, il n’y avait dès lors plus lieu de statuer sur la légalité de cet arrêté [1].

Cette décision intervient dans le contexte d’une forte augmentation des sanctions administratives prises à l’encontre des exploitants : de 345 en 2017 à 433 en 2018. Cette augmentation peut s’expliquer soit par une plus grande intransigeance de la part des autorités administratives, soit par l’augmentation du nombre de mises en demeure auxquelles il n’a pas été déféré. Cette tendance au durcissement, après de nombreux accidents industriels, comme par exemple celui de l’usine Lubrizol en septembre dernier, entraîne nécessairement une augmentation du nombre de mises en demeure adressées aux exploitants, et autant de contestations contentieuses possibles.

Le Conseil d’État, qui s’est prononcé sur une mise en demeure prise en application de l’article L. 171-7 du code de l’environnement, applicable aux installations exploitées sans l’autorisation requise, ouvre le champ des questionnements sur la transposition de cette solution aux mises en demeure prises en application de l’article L. 171-8 du même code qui, elles, sanctionnent l’inobservation de prescriptions applicables à une installation autorisée déjà en fonctionnement.

Dans cet article, il sera également question des interrogations soulevées à l’occasion d’une mise en demeure prise sur le fondement de ce dernier article.

Par ailleurs, bien que la décision du 19 décembre 2019 ait été rendue dans le cadre d’un litige concernant les IOTA (Installations, ouvrages, travaux, activités), le principe dégagé trouve à s’appliquer pleinement en droit des installations classées. La décision a été rendue au visa de l’article L. 171-7 du code de l’environnement, qui, depuis la réforme de l’autorisation environnementale, s’applique tant dans le domaine des IOTA que des ICPE (Installations classées pour la protection de l’environnement).

Si la décision du Conseil d’État apparaît cohérente sur le plan pratique (I.), elle entraîne néanmoins de nombreuses interrogations tant sur les conséquences de l’impossibilité de contester la légalité d’un arrêté de mise en demeure entièrement exécuté (II.), que sur les autres voies contentieuses qui sont ouvertes à l’exploitant (III.).

I. Une décision cohérente dans la pratique

La mise en demeure, dans le cadre d’une installation qui n’a pas été autorisée, vise à ce que la situation administrative de l’exploitant soit régularisée dans un certain délai, en vue de mettre fin à l’exploitation illégale de cette installation. La suspension de l’installation ou des mesures conservatoires peuvent être prononcées dans le même arrêté.

Lorsque l’installation est en fonctionnement, la mise en demeure constitue uniquement un rappel d’obligations préexistantes que l’exploitant ne satisfait plus, et une injonction à les respecter dans un délai déterminé. Dans le cadre d’une mise en demeure édictée sur le fondement de l’article L. 171-8 du code de l’environnement, elle ne doit comporter aucune prescription nouvelle [2]. Il s’agit du préalable obligatoire à l’édiction de mesures coercitives et de sanctions.

Dans les deux cas, cette mise en demeure fait grief et peut être déférée devant le juge administratif, indépendamment des décisions ultérieures prises par l’autorité administrative.

Le délai imparti à l’exploitant pour s’exécuter doit être en rapport avec les mesures à prendre. Ce délai sera contrôlé par le juge, en particulier dans le cadre d’une installation déjà en fonctionnement, puisque le but est de permettre à l’exploitant de se conformer à ses prescriptions initiales ou de faire des propositions de nature à éviter le prononcé d’une sanction [3].

Dans ce cadre, la problématique qui se posait dans l’affaire soumise au Conseil d’État était de déterminer quelles étaient les conséquences à tirer de l’exécution totale d’une mise en demeure. En effet, une fois que les mesures prescrites ont été réalisées, notamment lorsqu’il s’agit de travaux importants, il paraît difficilement concevable de revenir au statu quo ante.

Le Conseil d’État a bien rappelé que le contentieux des installations classées était un contentieux de pleine juridiction, dans lequel le juge se place à la date à laquelle il statue, et prend donc en considération tous les faits et actes qui ont été pris à la suite de la décision litigieuse.

Si, au début des années 2000, la Haute juridiction avait considéré que le juge pouvait être amené à constater que des mesures prescrites avaient légalement été justifiées lorsqu’elles avaient été prises, mais n’étaient plus nécessaires à la date à laquelle il statuait, ce dernier pouvait alors prononcer l’abrogation de l’arrêté, abrogation qui n’aurait des effets que pour l’avenir [4].

Dans ses conclusions sur le présent arrêt, le rapporteur public Stéphane Hoynck exclut la transposition de cette solution pour trois raisons : l’évolution postérieure de la jurisprudence du Conseil d’État qui tend désormais davantage au prononcé d’un non-lieu ; la solution était une solution d’espèce peu transposable à d’autres cas ; et enfin, le fait que Conseil d’État statuait en tant que juge d’appel et non en tant que juge de cassation.

Le rapporteur public a ainsi fondé son raisonnement sur des décisions rendues postérieurement. Le non-lieu est, par exemple, prononcé dans le cas du retrait en cours d’instance de l’arrêté litigieux, puisque l’effet utile du recours a disparu [5]. Le non-lieu doit être prononcé par le juge en cas de retrait de l’acte, que ce dernier ait acquis un caractère définitif ou non [6].

En effet, si l’intervention du juge se révèle sans aucune portée, il n’y a pas lieu qu’il se prononce sur le litige. La circonstance de droit nouvelle privant donc le litige de son objet, restait en suspens la question des conséquences à tirer d’une circonstance de fait nouvelle.

Il faut souligner que certains juges du fond, antérieurement, avaient pu considérer que l’abrogation d’un arrêté n’avait pas eu pour effet de rendre sans objet les conclusions présentées à fin d’annulation, en raison des effets que cet arrêté avait produits [7].

Dans les faits soumis au Conseil d’État, l’administration a constaté que les remblais litigieux, qui étaient à l’origine de la mise en demeure, avaient été entièrement enlevés. Ces prescriptions ayant été exécutées, le pourvoi de la société était devenu sans objet.

En effet, au premier abord, on ne voit pas ce qu’apporterait l’annulation de la mise en demeure exécutée, toutefois cette position peut avoir des conséquences d’autres ordres.

II. Des conséquences difficilement évaluables

Le recours formé devant le juge administratif à l’encontre d’un arrêté de mise en demeure n’est pas suspensif. L’exploitant est alors tenu d’exécuter les mesures prescrites tant que son recours est pendant.

Dans les faits, et en application de la règle dégagée dans la décision du 19 décembre 2019, il a donc le choix entre exécuter les mesures prescrites et voir son recours privé d’objet au moment où le juge statuera, ou ne pas les exécuter et s’exposer à des sanctions administratives lourdes.

L’article L. 171-7 du code de l’environnement prévoit les sanctions que le préfet peut prononcer, à savoir : ordonner le paiement d’une astreinte journalière maximale de 1 500 euros ou faire procéder d’office à l’exécution des mesures aux risques et frais de l’exploitant. Dans le cadre de l’article L. 171-8 du même code, lorsque l’exploitant ne se conforme plus à ses prescriptions, les sanctions sont plus importantes : consignation de la somme correspondant au montant des travaux à réaliser, exécution d’office des mesures prescrites aux risques et frais de l’exploitant, suspension du fonctionnement des installations ou enfin paiement d’une amende administrative maximale de 15 000 euros ou d’une astreinte journalière maximale de 1 500 euros.

Au vu des sanctions encourues, dans les faits, la pratique était donc, pour les exploitants, de contester la légalité d’une mise en demeure tout en procédant à son exécution, sauf pour les mesures manifestement illégales ou économiquement impossibles à réaliser.

De plus, il se révèle nécessaire, à titre conservatoire, de contester l’arrêté de mise en demeure puisque, faute d’avoir été contesté, ce dernier devient définitif et il n’est alors pas possible d’exciper de son illégalité à l’occasion de la contestation d’un arrêté de sanction pris à la suite [8].

L’illégalité d’un arrêté de mise en demeure a pu être reconnue à de nombreuses reprises.

Par exemple, lorsque les prescriptions entraînaient des modifications importantes du gros œuvre ainsi qu’une interruption temporaire partielle de l’exploitation, en raison notamment des conséquences financières que cela impliquait pour l’exploitant [9]. De même, un arrêté de mise en demeure doit être annulé lorsqu’il n’a pas été adressé à la personne débitrice d’une obligation de remise en état [10]. Ou encore, une mise en demeure est jugée illégale en raison des prescriptions excessives au regard de l’importance réelle des nuisances causées et en raison des conséquences graves sur la situation financière de l’exploitant [11].

Le prononcé du non-lieu en cas d’exécution d’une mise en demeure a pour conséquence de faire perdurer dans l’ordonnancement juridique cet acte, qui peut ainsi produire des effets, alors que ce dernier est illégal.

En effet, tant qu’une mise en demeure n’a pas été abrogée, le préfet peut se fonder sur cette dernière pour édicter des sanctions. Il faut alors, pour l’exploitant, demander au préfet l’abrogation de l’arrêté qui a été exécuté. Cependant, dans le cas d’un acte qui était illégal, il serait plus opportun d’en demander le retrait, avec toutes les conséquences pratiques que cela entraînerait.

Même des années après, le préfet peut se fonder sur cette mise en demeure pour édicter des sanctions, sans passer par une nouvelle mise en demeure si le respect des mêmes obligations est en jeu [12].

Ce non-lieu à statuer vient alors restreindre un peu plus les possibilités de contestation d’un arrêté de mise en demeure, alors que ces dernières étaient déjà limitées. En effet, tous les moyens soulevés ne sont pas opérants en raison de la compétence liée du préfet dans le cadre de l’édiction d’une mise en demeure à la suite de la constatation de non-conformités par l’inspection des ICPE ou d’une exploitation sans titre. Ont ainsi été jugés inopérants les moyens tirés de l’incompétence de l’auteur de l’acte, l’insuffisance de motivation ou encore la violation de la procédure contradictoire [13].

La contestation d’une mise en demeure exécutée désormais impossible, il faut alors explorer quels outils sont mobilisables par l’exploitant.

III. Les autres voies contentieuses ouvertes à l’exploitant

D’autres voies sont néanmoins ouvertes à l’exploitant pour obtenir soit la suspension de l’arrêté de mise en demeure (1.), soit l’indemnisation de l’exécution des mesures illégalement prescrites (2.).

1.     Le référé-suspension

Le référé-suspension, prévu à l’article L. 521-1 du code de justice administrative, doit remplir deux conditions : l’urgence et le doute sérieux sur la légalité de la décision contestée.

En matière d’ICPE, le préjudice grave faisant naître une urgence sera caractérisé tant eu égard aux conséquences financières qu’à la situation économique globale de l’exploitant [14]. L’urgence a été reconnue par exemple dans le cas d’un arrêté qui imposait des travaux d’un montant de 400 000 euros dans un délai particulièrement bref [15].

L’exploitant doit alors, d’une part, démontrer l’atteinte portée à sa situation au moyen de justifications précises et concrètes [16], et d’autre part, l’impossibilité de mettre en œuvre les prescriptions dans le délai fixé par l’autorité préfectorale [17].  

Le juge mettra en balance l’ensemble des intérêts en présence, par exemple l’importance des travaux demandés face au risque d’accident existant au sein de l’installation [18].

La seconde condition tient au doute sérieux quant à la légalité de la décision. Cette condition est plus difficile à évaluer puisque certains moyens ne sont pas opérants pour contester un arrêté de mise en demeure, tel qu’évoqué précédemment [19].

L’insuffisance de motivation pourra être soulevée ; a par exemple été censuré l’arrêté qui ne comportait pas l’énoncé des considérations de fait qui en constituait le fondement [20].

Cependant, si la contestation a trait au bien-fondé des mesures prescrites, la démonstration du doute sérieux pourra s’avérer plus périlleuse.

Pour qu’une requête en référé-suspension soit admise, il faudra alors que l’exploitant étaye fortement ses arguments avec des éléments précis afin de mettre le juge à même d’en apprécier la réalité. Cette voie semble tout de même peu favorable, excepté en cas d’illégalité manifeste de l’arrêté.

Il convient de rappeler que tout référé-suspension doit être précédé du dépôt d’une requête au fond contestant la légalité de l’acte.

2.     Le recours indemnitaire

Le recours indemnitaire est la voie envisagée par le rapporteur public Stéphane Hoynck dans ses conclusions. Il indiquait à ce sujet que « la circonstance que la décision a pu produire des effets est sans incidence sur le contentieux objectif en cause ici, il peut seulement connaître un développement indemnitaire » [21].

Pour s’engager dans cette voie, il faudra alors doubler les conclusions à fin d’annulation de l’arrêté avec des conclusions à fin d’indemnisation. Pour cela, il faut qu’une demande préalable indemnitaire soit adressée à l’administration. Cette décision doit intervenir avant que le juge ne statue [22].

L’indemnisation en cas de mise en demeure irrégulière est admise depuis longtemps [23]. Le Conseil d’État a précisé que tous les frais exposés par l’exploitant pour l’exécution d’une mise en demeure illégale devaient être indemnisés, mais uniquement lorsqu’ils étaient la conséquence directe de la faute commise par l’État [24].

Cette indemnisation est cependant très longue, par exemple, dans le cas de l’affaire Société de transports et entrepôts frigorifiques, le Conseil d’État avait annulé l’arrêté enjoignant à l’exploitant d’importants travaux en janvier 2004. Le tribunal administratif de Lyon a, par la suite, reconnu le principe de la responsabilité pour faute de l’État en décembre 2006. Dans le dispositif, ce dernier avait prévu qu’une expertise devait être menée pour évaluer le montant du préjudice allégué. Le tribunal ne s’est prononcé, à nouveau, qu’en juillet 2009. Tous les travaux qui avaient été entrepris n’ont pas été indemnisés : certains n’ont pas été considérés comme résultant directement de l’illégalité commise, et d’autres avaient pour but de mettre l’exploitation en conformité avec un arrêté ministériel, et auraient donc été effectués par l’exploitant en tout état de cause [25].

En moyenne, une procédure d’expertise dure trois ans. Cette procédure longue permettra certes à l’exploitant d’être indemnisé pour les travaux effectués en application d’une mise en demeure illégale, mais, comme développé précédemment, cet acte illégal perdurera dans l’ordonnancement juridique, et le préfet pourra toujours le mobiliser a posteriori.

Les décisions d’indemnisation en la matière ont été rendues à la suite d’annulations juridictionnelles des arrêtés, il faudra donc voir comment le juge articule ce non-lieu à statuer avec l’indemnisation d’un arrêté illégal.

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Manon BOENEC

[1] CE 19 décembre 2019, GGL Aménagement, req. n° 418921.

[2] CE 15 janvier 1986, Ministre de Environnement c/ Sté DSB, req. n° 45118 ; CAA Paris, 5 avril 2007, Société Total France, req. n° 05PA01955.

[3] CE 14 novembre 2008, Société Soferti, req. n° 297275 ; CE, 4 mars 2011, M. Bruno A., req. n° 322608.

[4] CE 21 janvier 2002, Société Schweppes, req. n° 234227.

[5] CE 7 juillet 2006, Société Olivo, req. n° 259061.

[6] CE 17 décembre 2014, Société Maroni Transport International, req. n° 364779.

[7] CAA Douai 25 mars 2010, SARL VITSE et SARL Devarem Développement, req. n° 08DA01871.

[8] CE 16 novembre 1998, Société anonyme Compagnie des bases lubrifiantes, req. n° 182816.

[9] CE 12 janvier 2004, Société des transports et entrepôts frigorifiques, req. n° 212067.

[10] CE 22 février 2008, Société générale d’archives, req. n° 252514.

[11] CAA Douai 25 mars 2010, SARL VITSE et SARL Devarem Développement, précité.

[12] CAA Nantes 10 octobre 1990, Me Goupil et Me Brunet-Beaumel c/ Ministre en charge de l’environnement, req. n° 89NT00984, 89NT00985, 89NT00986.

[13] CE 9 juillet 2007, Société Terrena-Poitou, req. n° 288367.

[14] CE 13 juillet 2016, SCEA Côte de la Justice, req. n° 396670.

[15] CE 12 octobre 2005, Société Placoplatre, req. n° 277300.

[16] CE 2 octobre 2017, Ferme éolienne de Seigny, req. n° 407121.

[17] CE 14 janvier 2004, Gaz de France, req. n° 254489.

[18] CE 22 février 2002, Société des Pétroles Shell, req. n° 235345.

[19] CE 9 juillet 2007, Société Terrena-Poitou, précité.

[20] CAA Marseille 29 janvier 2004, Ministre de l’aménagement, du territoire et de l’environnement, req. n° 99MA02356.

[21] S. HOYNCK, « Plein contentieux des installations classées : l’exécution des mesures prescrites par une mise en demeure prive d’objet le recours tendant à son annulation », Bulletin du Droit de l’Environnement Industriel, nº 85, 1er janvier 2020.

[22] CE 27 mars 2019, Consorts Rollet, req. n° 426472.

[23] CE 4 décembre 1981, Mme Barthélémy, req. n° 27650.

[24] CE 22 février 2008, Société générale d’archives, précité.

[25] CE 12 janvier 2004, Société des transports et entrepôts frigorifiques, précité ; TA Lyon 14 décembre 2006, Société STEF-TFE, req. nº 0405579 ; TA Lyon 9 juillet 2009, Société STEF-TFE, req. nº 0405579.

Google contre CNIL : quelle portée territoriale pour le droit au déréférencement ?

Cour de justice de l’Union européenne, Grande chambre, 24 septembre 2019, aff. C-507/17,
Google LLC c. Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)


Saisie par le Conseil d’État de plusieurs questions préjudicielles, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée, le 24 septembre 2019, sur la portée territoriale du droit au déréférencement. 

Consacré par la Cour de justice dans l’arrêt Google Spain rendu en 2014 au terme d'une interprétation audacieuse de la directive européenne 95/46/CE, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données, ce droit a pour objet de protéger les individus contre l'accès facilité et l'interconnexion d'une quantité considérable de données touchant à leur identité sur les moteurs de recherche[1]. Désormais inscrit à l'article 17 du règlement général sur la protection des données (RGPD)[2], sa mise en œuvre suscite des interrogations liées à l'absence de véritables frontières sur internet.

La présente affaire met ainsi en exergue le rôle de premier ordre qu’occupent les autorités de régulation pour appréhender les difficultés résultant du caractère a-territorial de l’espace numérique.

Pour rappel, le droit au déréférencement également dénommé « à l’oubli » permet à une personne de demander à un moteur de recherche de supprimer un ou plusieurs résultats à l’issue d’une requête à partir de son identité (nom et prénom). La suppression ne conduit pas à effacer l’information sur le site internet source. Le contenu demeure accessible en utilisant d’autres critères de recherche ou en allant directement sur ledit site[3].

Chargée d’examiner les plaintes liées au refus de l’entreprise Google de faire droit à des demandes émanant de résidents français, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a estimé que les déréférencements effectués devaient s’étendre à l’ensemble des extensions de son moteur de recherche et ne pas être limités aux noms de domaine européen. 

Par ailleurs, elle a considéré insuffisante la technique dite de « géoblocage » consistant à bloquer l’accès aux résultats litigieux depuis une adresse IP (Internet Protocol) réputée localisée dans l'État de résidence de la personne concernée. Pouvant être contournée par des procédés permettant de masquer l'adresse IP ou le recours à un VPN (Virtual Private Network – Réseau privé virtuel), la solution ne lui est pas apparue satisfaisante. Dans ces conditions, la CNIL a affirmé que le respect du droit au déréférencement qui se rattache aux droits fondamentaux de la protection des données personnelles et de la vie privée ne peut être assuré que par une portée mondiale. 

Google ayant refusé de se conformer à la mise en demeure prononcée, la CNIL a décidé par une délibération du 10 mars 2016 de lui infliger une amende de 100 000 euros[4]. Cette délibération a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. 

L’entreprise Google, ainsi que des entreprises et des associations admises à intervenir, ont soutenu que le droit au déréférencement ne peut jouer que dans un périmètre strictement limité au territoire de l’Union Européenne. Elles faisaient valoir, d’une part, que ce droit portait une grave atteinte à la liberté d’information et d’expression qui constituent dans certains États des valeurs prépondérantes. D’autre part, et surtout, elles arguaient que la norme d’origine européenne ne peut pas régir des comportements situés en dehors de l’Union.

Suivant les conclusions du rapporteur public Aurélie Bretonneau, qui soulignaient le caractère prétorien du droit au déréférencement et le besoin d’une application homogène au sein de
l’Union européenne[5], le Conseil d'État a choisi de renvoyer plusieurs questions préjudicielles[6].

La Cour de justice devait donc déterminer si le respect de ce droit implique que le moteur de recherche retire les liens sur l’ensemble de ses extensions ou si, au contraire, il n’est tenu de l’opérer que sur les versions correspondant à l’ensemble des États membres de l’Union, voire, uniquement, sur celle de l’État dans lequel la demande a été introduite, le cas échéant, en combinaison avec le recours à la technique dite du « géoblocage ». 

Il s’agissait donc pour la Cour de trancher des questions essentielles pour le champ d’application d’un droit nouveau se déployant dans un espace dématérialisé et suscitant un choc des cultures juridiques. Des questions présentant de surcroît des enjeux quantitatifs non négligeables puisqu’à ce jour, la suppression de plus de trois millions de liens a été sollicitée auprès de Google[7].

Alors que, pour des questions d’application de la loi dans le temps, l’affaire était régie par la directive 95/46, la Cour de justice s’est fondée également sur les dispositions du RGPD pour assurer le caractère utile de sa réponse (I.). Partant, elle a refusé de reconnaître une portée mondiale au droit au déréférencement découlant de la législation européenne (II.) mais a posé le principe selon lequel il devait être appliqué à l’échelle de l’Union européenne tout en le nuançant (III.). Les autorités nationales disposent néanmoins d’une faculté d’imposer un déréférencement mondial en application de leur droit national (IV.).

I - Une réponse s’étendant aux dispositions du RGPD

Contrairement à l’avocat général Maciej Szpunar, qui fondait son analyse exclusivement sur les dispositions de la directive car elles constituaient les règles applicables à la date de la décision attaquée[8], la Cour a décidé d'étendre sa solution aux dispositions du RGPD.

Justifiant ce choix par la volonté de conférer un caractère utile à sa réponse, la Cour de justice a souhaité que la solution dégagée s’applique à l’ensemble des demandes de déréférencements quelle que soit la date de leur introduction. En effet, le Conseil d’État n’avait pas besoin de connaître l’interprétation des dispositions du RGPD pour la résolution de ce litige. Le choix de la Cour est donc utile en ce sens qu’elle n’aura pas à être saisie à nouveau pour confirmer que la portée géographique retenue vaut également pour le RGPD. 

Une décision exclusivement fondée sur les dispositions de la directive 95/46 aurait laissé subsister un doute quant à la possibilité de transposer ce raisonnement aux dispositions du RGPD dont le champ territorial est plus large que celui de la directive[9].

Le double fondement retenu par la Cour permet donc de dissiper cette incertitude. En premier lieu, l’ensemble des juridictions des États membres sont tenues de se référer à cette interprétation[10] pour les contentieux régis par le RGPD. Enfin, en second lieu, les autorités nationales de protection des données peuvent dès à présent s'appuyer sur les réponses apportées pour traiter les demandes de déréférencement qui leur ont été adressées depuis le 25 mai 2018, date d'entrée en vigueur du RGPD.

En réaction à cet arrêt, la CNIL a déclaré dès le 24 septembre 2019, son intention de faire application de la décision de la Cour dans l'instruction des centaines de demandes de déréférencement qu'elle reçoit tous les ans[11].

II - L’exclusion d’une portée mondiale du droit au déréférencement découlant de la législation européenne

1. L’absence de consensus des autorités européennes

Bien que le droit au déréférencement existe depuis 2014, la Cour de justice ne s’était jamais aventurée à préciser sa portée géographique. Dans l’arrêt Google Spain, la Cour s'était limitée à poser le contenu matériel de ce droit, en insistant sur le juste équilibre à atteindre entre la protection des données personnelles et de la vie privée ainsi que l'intérêt des internautes d'avoir accès à l'information[12]

Immédiatement après le prononcé de cet arrêt, des «directrices» ont été adoptées, le 262014, par le «de l’article 29» (G29) qui réunissait les autorités de régulation des États membres[13]. L'ambiguïté de la position exprimée révélait l'absence de consensus entre ces dernières sur la portée territoriale à accorder. Il était préconisé de ne pas circonscrire le déréférencement aux extensions européennes et de l'appliquer à l'extension «.com» pour prévenir les risques de contournements. Cependant, sa portée devait être restreinte aux «pertinents»[14]

Ce désaccord ressortait aussi des différentes doctrines élaborées par les autorités pour instruire les affaires de leur ressort. Certaines ont réduit le champ du déréférencement aux données directement accessibles depuis leur État[15]. D'autres, ont considéré que les données personnelles doivent être déréférencées quelle que soit l'extension géographique utilisée lorsque la recherche est effectuée par l'internaute depuis le territoire de l'Union européenne, mais n'ont pas à l'être lorsqu'elles sont exercées depuis un territoire situé en dehors de l'Union[16]. En conséquence, la thèse d'un déréférencement mondial défendue par la CNIL n'était pas partagée.

2. Les arguments en présence

Dans ce contexte, les questions posées par le Conseil d’État fournissait la parfaite opportunité à la Cour de justice pour se prononcer sur le sujet. 

Sa position était toutefois délicate. Sensible à l’efficacité de la protection des données des individus, il était complexe d’imposer une portée mondiale au regard des principes de non-ingérence et de courtoisie du droit international public. L’entreprise Google se prévalait de l’atteinte disproportionnée à la liberté d’information consacrée par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle signalait le risque de créer un précédent invitant des régimes autoritaires à exiger la mise en œuvre à l’échelle mondiale de leurs décisions de censure. 

La CNIL répliquait que dans certaines circonstances exceptionnelles le droit de l’Union européenne doit pouvoir produire des effets extraterritoriaux, en prenant appui sur le droit de la concurrence[17] et le droit de la marque[18].

Cette argumentation de la CNIL n’a pas convaincu. L’avocat général a démontré que l’extraterritorialité était justifiée dans ces deux situations par les effets produits sur le marché intérieur, qui constitue un territoire clairement délimité contrairement à
internet[19]. La Cour de justice quant à elle ne s'est pas référée à ces éléments dans sa décision. 

La régulation d’internet représente en effet un sujet épineux. Conformément à la célèbre jurisprudence Lotus de la Cour internationale de justice, un État ne peut pas exécuter, en vertu de son droit interne, une mesure coercitive sur le territoire d'un État tiers[20]. Pour déroger à ce principe, un lien significatif doit être établi avec l'État qui souhaite appliquer ses règles. Il peut s'agir notamment de la nationalité, ou de l'impact d'un acte accompli sur internet à l'encontre d'individus qu'un État recherche à protéger. Néanmoins, il n'existe pas de consensus international sur les règles qui doivent être retenues pour délimiter comment un État peut appréhender des phénomènes ou des actions découlant de l'utilisation d'internet. Dans ce domaine, les instruments de droit international privé ne procurent pas non plus d'indications claires[21].

3. La solution retenue par la Cour

Confrontée à cette problématique, la Cour de justice a développé un raisonnement en plusieurs temps pour aboutir au refus d’imposer une portée mondiale au droit au référencement. 

La Cour commence par rappeler la solution dégagée dans l’arrêt Google Spain et l'objectif de la directive 95/46 et du RGPD de garantir un niveau élevé de protection des données. A cet égard, elle admet qu'un déréférencement sur l'ensemble des extensions d'un moteur de recherche est de nature à assurer pleinement cet objectif. 

En outre, elle relève que les recherches opérées par des internautes à l’extérieur de l’Union sont susceptibles de produire des effets immédiats et substantiels sur des personnes dont le centre d’intérêt se situe dans l’Union. Elle en déduit que ces considérations sont de nature à justifier l’existence d’une compétence du législateur de l’Union pour obliger un moteur de recherche à effectuer le déréférencement sur l’ensemble de ses extensions. 

Toutefois, la Cour poursuit en soulignant que de nombreux États tiers ne connaissent pas le droit au déréférencement ou adoptent une approche différente. Elle réaffirme également que le droit à la protection des données personnelles n’est pas un droit absolu en vertu du principe de proportionnalité sur lequel repose l’ensemble de la législation de protection des données de l’Union. La directive 95/46 s’était inspirée de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Cette dernière avait dans une décision du 15 décembre[22] conceptualisé l'idée que la protection de la vie privée vis-à-vis des nouvelles technologies est un instrument au service du développement personnel des individus mais que leur appartenance à une collectivité implique une mise en balance des différents intérêts en présence[23]. Cet apport a été repris par la législation européenne et explicité dans plusieurs arrêts de la Cour de justice[24]. Il est désormais consacré au considérant n° 4 du RGPD.

Ainsi, la Cour constate que l’article 17 du RGPD et l’arrêt Google Spain mettent en œuvre ce principe et prévoient une mise en balance des intérêts en présence au sein de l'Union pour effectuer un déréférencement. Cependant, elle juge qu'en l'état actuel aucune disposition ne définit la pondération à effectuer s'agissant de la portée du droit au déréférencement en dehors de l'Union. Elle en conclut que le législateur n'a pas souhaité imposer à un moteur de recherche de déréférencer des contenus sur des extensions non européennes de son moteur. Elle conforte ensuite son analyse en se référant aux dispositifs de coopération entre les autorités de contrôle européenne instaurés par le RGPD pour parvenir à une décision commune à l'issue d'une mise en balance du respect de la vie privée et des données personnelles et de l'intérêt du public des États membres d'avoir accès à une information. En l'absence de mécanismes analogues pour déterminer la portée du déréférencement en dehors de l'Union, la Cour confirme le refus du législateur d'imposer un déréférencement sur l'ensemble des noms de domaine d'un moteur de recherche.

Par conséquent, la Cour de justice prend appui sur un défaut de soutien textuel et l’absence de procédures ou de règles permettant de respecter le pluralisme juridique pour refuser d’accorder une portée mondiale au droit au déréférencement. 

L’expression « en l’état actuel »[25] suggère que la position de la Cour de justice pourrait évoluer si la législation européenne était modifiée. Il convient néanmoins d'être prudent. Il n'est pas certain à la lecture de cette décision que la Cour ait reconnu au législateur européen une compétence pour prescrire le respect du droit au déréférencement à l'extérieur des frontières de l'Union européenne.

Le passage où la Cour évoque les circonstances qu’elle juge de nature à justifier une compétence du législateur pour prescrire une obligation de déréférencement mondial[26] précède les considérations relatives aux divergences internationales et au principe de proportionnalité. Il s'agit, en outre, de l'unique partie de l'arrêt où la Cour de justice aborde directement la question de la compétence du législateur de l'Union. 

Cependant, l’emploi à trois reprises de l’expression « en l’état actuel » conforte l’hypothèse selon laquelle la Cour admet cette compétence, sous réserve d’instituer des dispositions assurant le respect du principe de proportionnalité dans un cadre élargi aux États tiers.

III. L’application de principe du déréférencement à l’échelle européenne


Il restait donc à la Cour de justice le soin de trancher la question de l’application du droit au déréférencement sur le territoire européen.

S’appuyant sur le choix de l’Union de recourir désormais à un règlement pour assurer un niveau cohérent et élevé de protection au sein de l’espace européen, la Cour en déduit que le déréférencement doit être en principe opéré pour l’ensemble des États membres. Ce procédé peut surprendre dans la mesure où la Cour se fonde exclusivement sur le RGPD alors que les questions préjudicielles portaient sur l’interprétation de la directive 95/46. 

Une fois le principe du déréférencement à l’échelon européen posé, la Cour le nuance en reconnaissant que l’intérêt du public à accéder à une information, n’est pas nécessairement identique dans l’ensemble des États de l’Union. Le résultat de la mise en balance à effectuer peut donc différer d’un État membre à l’autre. Elle constate notamment que l’article 9 de la directive 95/46 et l’article 85 du RGPD confient aux États l’instauration d’exemptions et de dérogations au régime général afin de respecter la liberté d’expression et d’information.

Cette rédaction met en lumière la structure du système de protection des données personnelles de l’Union européenne. Malgré l’adoption d’un règlement pour renforcer l’harmonisation, les législations nationales et les normes européennes continuent à cohabiter et à interagir. Plusieurs dispositions du RGPD opèrent des renvois à la législation des États. La concrétisation du standard par le droit des États membres et leurs autorités reste donc l’une des caractéristiques fondamentales de ce modèle de protection[27]

Évoquant les dispositions du RGPD relatives aux méthodes de coopération des autorités pour parvenir à un consensus, au contrôle de cohérence et à la procédure d’urgence prévue à l’article, la Cour juge que ce cadre réglementaire fournit les instruments pour concilier les différents intérêts en présence à l’échelle de l’Union. Il en résulte que les autorités peuvent « le cas échéant » adopter une décision de déréférencement couvrant l’ensemble des recherches effectuées sur la base du nom de cette personne à partir du territoire de l’Union.

La formulation « le cas échéant » employée, souligne à nouveau les limites de l’unité de la protection des données personnelles érigée par l’Union européenne. Selon la Cour, les autorités ne sont donc pas tenues de s’accorder sur une portée européenne du déréférencement. Elles demeurent libres de décider de le restreindre à certains États. Dans ce cadre, le principe d’un déréférencement européen pourra être écarté s’il est justifié que l’intérêt du public d’accéder à l’information doit l’emporter dans des États membres. La portée du déréférencement au niveau européen pourrait s’avérer morcelée en pratique.

La Cour reconnaît donc un important pouvoir d’appréciation aux autorités de régulation pour déterminer la portée géographique du droit au déréférencement au sein de l’Union. 


IV. La faculté accordée aux autorités nationales d’imposer un déréférencement mondial sur le fondement de leur droit national

Au-delà du rôle reconnu aux autorités de contrôle dans la délimitation de la portée du déréférencement dans l’espace européen, la Cour de justice a explicité que le droit de l’Union ne s’opposait pas à ce que les autorités de contrôle ou les autorités judiciaires nationales imposent un déréférencement mondial. Elles peuvent donc se fonder sur leurs standards nationaux pour obliger un moteur de recherche à effectuer un déréférencement sur l’ensemble de ses extensions.

La Cour se réfère ici aux jurisprudences Åkerberg Fransson[28] et Melloni[29] relatives à l'encadrement des droits nationaux résultant de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne car la protection des données à caractère personnel est garantie par l'article 8 de cet instrument.

Lorsqu’un acte du droit de l’Union appelle des mesures nationales de mise en œuvre, il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union.

Dès lors, la Cour écarte l’atteinte à la primauté du droit de l’Union en précisant que la législation européenne concrétisant la protection assurée par l’article 8 de la Charte n’interdit pas aux États de retenir une portée mondiale. Une telle position d’une autorité nationale ne compromet pas non plus l’unité du droit de l’Union et son effectivité selon elle. 

A ce titre, les autorités de contrôle et les juges nationaux peuvent contribuer à prolonger les effets de la législation européenne au-delà de ses frontières et jouer un rôle moteur pour assurer l’efficacité de la protection. L’arrêt s’inscrit de ce point de vue dans la continuité de l’arrêt Schrems dans lequel la Cour de justice avait renversé le rapport de soumission des autorités nationales aux décisions de la Commission s’agissant du contrôle de l’adéquation de la protection des données lors d’un transfert vers des pays tiers[30].

Cette solution conduit toutefois à reporter la délicate question de la compatibilité d’une portée mondiale du droit au déréférencement au principe de non-ingérence découlant du droit international public devant le juge national. En l’espèce, la CNIL s’appuyait notamment sur les dispositions européennes et la jurisprudence Google Spain pour justifier le besoin d'assurer une protection efficace s'étendant à l'extérieur des frontières du territoire européen. Sa position s'en trouvant affaiblie, elle devra faire prévaloir que les standards français de protection suffisent à fonder une application extraterritoriale. Il n'est pas évident que le Conseil d'État valide cette thèse.

Certes, il avait exprimé dans son rapport « numérique et les droits fondamentaux » que le « droit à l’oubli » devrait être regardé comme faisant partie des « lois de police »[31]. Ces instruments de droit international privé permettant sous certaines conditions d'appliquer la loi nationale. Néanmoins, en l'absence de soutien de la législation européenne, telle qu'interprétée par la Cour, la défense de ce parti pris est fragilisée.

Les réponses apportées par la Cour de justice aux questions préjudicielles placent donc le Conseil d’État dans une situation délicate. Outre cette question de principe, il lui appartiendra de vérifier si les modifications récentes apportées par Google à son moteur sont suffisamment efficaces pour assurer une protection effective des droits fondamentaux de la personne concernée. La Cour a en effet refusé de se prononcer sur les améliorations techniques présentées par Google devant elle (redirection automatique, géoblocage…). 

En revanche, elle a fixé le cadre dans lequel est opéré cette vérification en reprenant celui établi pour les atteintes au droit d’auteur et aux droits voisins selon lequel les internautes doivent être à tout le moins sérieusement découragés d’avoir accès aux liens[32].

Au regard du recours de plus en plus répandu des particuliers à un VPN pour se protéger lors de connexions à des réseaux wifi publics non sécurisés, les nouveautés présentées par Google et le « géoblocage » peuvent apparaître peu dissuasifs[33].

On attendra donc ces réponses du Conseil d’État avec beaucoup d’intérêt.

La CNIL a édité, le 15 octobre 2019, sa fiche « droit au déréférencement en questions » disponible sur son site internet. Elle y rappelle la position de la Cour de justice et estime qu’elle pourrait imposer un déréférencement mondial s’agissant par exemple d’une personne travaillant en France pour une entreprise américaine faisant l’objet d’une campagne de dénigrement par un ancien collègue américain[34]. Nul doute qu'au-delà de la question particulière, il s'agit de prendre position dans le débat contentieux qui va s'engager de nouveau devant le juge national.

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Ariane ROLIN

[1] CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, aff. C-131/12, Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González.

[2] Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.

[3] https://www.cnil.fr/fr/le-droit-au-dereferencement-en-questions

[4] Délibération n° 2016-054 du 10 mars 2016 prononçant une sanction pécuniaire à l'encontre de la société X.

[5] BRETONNEAU (A.), concl. ss C.E., 10ème - 9ème chambres réunies, 19 juillet 2017,            
n° 399922 , disponibles sur Arianeweb.

[6] C.E., 10ème - 9ème chambres réunies, 19 juillet 2017, n° 399922, B, mentionné aux tables du recueil Lebon.

[7] https://transparencyreport.google.com/eu-privacy/overview

[8] SZPUNAR (M.), CJUE, Grande chambre, aff. C 136/17, Google LLC c. Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), pt. 32.

[9] JAULT-SESEKE (F.), ZOLYNSKI (C.), « Le règlement 2016/679/UE relatif aux données personnelles », Recueil Dalloz, n° 32, 2016, p.1874-1880.

[10] CJCE, 3 mars 1994, aff. Jtes C-332/92,
C-333/92 et C-335/92, Eurico Italia et a., pt.15. PICOD (F.), «Renvoi préjudiciel vers la Cour de justice», JCI. Europe Traité, Synthèse 40, Lexis Nexis, pt. 105.

[11] MAXIMIN (N.), «CJUE : importantes précisions sur la portée du «à l'oubli » numérique», Dalloz Actualité, 27 septembre 2019.

[12] CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, aff. C-131/12, Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González., pt. 80 à 88.

[13] Article 29 directive 95/46/CE, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données.

[14] BRETONNEAU (A.), concl. ss C.E., 10ème - 9ème chambres réunies, 19 juillet 2017,        
n° 399922 , disponibles sur Arianeweb, p.12.

[15] Information Commissioner's Office, décision du 12 août 2015.

[16] Agencia Espanola de Proteccion des Datos, décision du 2 décembre 2015.

[17] CJUE, Grande chambre, 6 septembre 2017, aff. C-413/14, Intel/Commission, pt. 43.

[18] CJUE, Grande chambre, 12 juillet 2011, aff. C-324/09, L’Oréal e.a, pt. 63.

[19] SZPUNAR (M.), CJUE, Grande chambre, aff. C 136/17, Google LLC c. Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), pt. 53.

[20] DUPUY (P.-M.), KERBRAT (Y.), Droit international public, 14ème éd., Paris, Dalloz, 2018, coll. Précis, p.108-110.

[21] HIJMANS (H.), The European Union as Guardian of Internet Privacy - The Story of Art 16 TFEU, Suisse, Springer, 2016, p.477-479.

[22] BVerfGE 65, I, - Volkszählung Urteil des Ersten Senats vom 15. Dezember 1983 auf die mündliche Ver-handlung vom 18. und 19. Oktober 1983 - 1 BvR 209, 269, 362, 420, 440, 484/83 in den Verfahren über die Verfassungsbeschwerden.

[23] POULLET (Y.), ROUVROY (A.), « Le droit à l’autodétermination informationnelle et la valeur du développement personnel - Une réévaluation de l’importance de la vie privée pour la démocratie », in BENYEKHLEF (K.), TRUDEL (P.) (dir.), État de droit et virtualité, Montréal, Thémis, 2009, p. 158-220.

[24] CJUE, Grande chambre, 92010, aff. C‑92/09 et C‑93/09, Volker und Markus Schecke et Eifert.

[25] Points 61, 64 et 72.

[26] Point 58.

[27] HUSTINX (P.), «éforme de la protection des données de l'UE: vers une protection des données plus efficace et plus cohérente dans l'ensemble de l'UE», Version révisée de la conférence tenue à l’occasion de la 5e Journée suisse du droit de la protection des données qui s’est déroulée le 15 juin 2012 à l’Université de Fribourg (Suisse), p.5 à 7. 

[28] CJUE, Grande chambre, 26 février 2013, aff. C-617/10, Åkerberg Fransson, pt. 29.

[29] CJUE, Grande chambre, 26 février 2013, aff. C-399/11, Melloni, pt. 60.

[30] CJUE, Grande chambre, 6 octobre 2015, aff.
C-362/14, Schrems, HAFTEL (B.),                   
« Transferts transatlantiques de données personnelles : la Cour de justice invalide le Safe Harbour et consacre un principe de défiance mutuelle », Recueil Dalloz, 2016, n° 2, p. 111-116.

[31] «Le numérique et les droits fondamentaux», éd. La Documentation française, 2014, p. 243.

[32] CJUE, 27 mars 2014, aff. C-314/12, UPC Telekabel Wien, pt. 62, et CJUE,15 septembre 2016, aff. C-484/14, Mc Fadden, pt. 96.

[33] https://www.vpnmentor.com/blog/vpn-use-data-privacy-stats/

[34] https://www.cnil.fr/fr/le-droit-au-dereferencement-en-questions. 

La disparition progressive de la « mesure purement gracieuse »

En 1906, le Sieur Bernard, ex-cavalier au 9ème régiment de hussards, introduisait une requête tendant à l’annulation de la décision par laquelle le ministre de la Guerre avait rejeté sa demande de gratification renouvelable.

En 2007, monsieur Jean A. introduisait une requête tendant à l’annulation de la décision par laquelle la Poste avait supprimé la gratuité de la carte bleue et de l’abonnement téléphonique dont bénéficiaient les fonctionnaires retraités de l’établissement.

Un siècle s’était écoulé entre ces deux recours, et n’avait pas altéré pour autant la jurisprudence du Conseil d’Etat : ces décisions, l’une comme l’autre, constituaient « une mesure purement gracieuse dont ni le refus ni la suppression n’est susceptible d’être déféré à la juridiction contentieuse ».

Notion controversée, la « mesure purement gracieuse » est une catégorie particulière des décisions administratives et peut ici faire l’objet de deux observations : elle relève du pouvoir entièrement discrétionnaire de l’administration et confère un avantage pour l’administré qui en bénéficie.

Si une définition juridique plus précise sera exposée, la nature même de cette mesure se caractérise par ces deux traits, comme en témoignent ses synonymes : « mesure de bienveillance », « mesure de faveur ».

Elle revêt donc le caractère de l’expression d’une générosité temporaire de l’administration qui attribue un avantage. Il s’agit bien plus d’un cadeau, d’un certain privilège momentané, que d’une réponse formalisée encadrée par un texte.

Cette notion de bienveillance doit être gardée à l’esprit car elle conditionne le régime si singulier de cette mesure : favorable, et relevant du pouvoir discrétionnaire de l’autorité généreuse, il semble peu aisé d’imaginer l’exercice d’un recours contentieux contre cette largesse administrative.

En conséquence le Sieur Bernard s’est vu opposé un refus d’accorder sa demande, et monsieur Jean A. devra honorer ses factures téléphoniques : on ne peut forcer l’administration à être généreuse. Le grief causé semble évident mais, pour autant, les exclus de la bienveillance de l’administration seront irrecevables à agir.

Cette irrecevabilité de principe peut, en théorie, conduire à des situations délicates. Ainsi, l’octroi d’une faveur à un administré inciterait son voisin à solliciter la même : mais le refus de l’autorité ne pourra pas faire l’objet d’un recours dirigé contre une potentielle rupture d’égalité.

La diversité de ces mesures, ainsi que leur régime, ont fait l’objet de critiques doctrinales assez importantes. Le professeur Gonod relevait par exemple que seule l’immunité juridictionnelle constitue le point commun de ces mesures, en l’absence d’autres critères pertinents[1]. De même, monsieur Woehrling, regrettait le maintien d’un archaïsme dans la jurisprudence administrative, et appelait à son abandon total[2].

Ces critiques du régime de « l’immunité juridictionnelle » de la mesure de faveur ont mené à une réduction conséquente de son champ de qualification, ce qui a ouvert considérablement le prétoire aux déçus de la générosité administrative.

L’interrogation sur la disparition totale de ce pouvoir discrétionnaire « incontrôlé » de l’administration se pose donc, notamment au regard du mouvement jurisprudentiel initié depuis 2009.

Il s’agira donc d’aborder le régime particulier de ces mesures de bienveillance (I) et des limitations importantes apportées par la jurisprudence de ces dernières années (II).

I - La traditionnelle immunité juridictionnelle des mesures de bienveillance de l’administration.

Alors même que les mesures de faveur de l’administration sont diverses et variées, il est possible de les définir grâce à un ensemble de critères communs (A), ce qui permet de leur appliquer un régime juridique particulier leur assurant une immunité juridictionnelle totale (B).

A – La mesure purement gracieuse, une décision discrétionnaire favorable à l’administré

Bien que très ancienne[3] la définition de la mesure purement gracieuse est controversée. Plusieurs ont, au fil des décisions récurrentes de la juridiction administrative, été dégagées par la doctrine, qui n’a jamais manqué de souligner son incertitude persistante[4].

Cette notion interroge sur l’incertitude de ses contours et des décisions qu’elle recouvre. Ainsi, le Professeur Defoort écrivait que « si l’existence de telles décisions, « qui se caractérisent par leur immunité juridictionnelle », est indéniable en droit positif, il apparaît toutefois difficile d’en saisir l’unité en tant que catégorie »[5].

La définition la plus communément admise est néanmoins celle dégagée par le Président Odent : il s’agit de la décision qui « tout à la fois est discrétionnaire et accorde une faveur qu’aucun texte ne prévoit, ni n’organise »[6].

Trois critères peuvent donc les caractériser : d’une part, il s’agit d’actes administratifs, d’autre part, ils interviennent en dehors de tout texte les encadrant ; enfin, ils sont favorables à leur bénéficiaire.

En premier lieu donc, et contrairement aux actes préparatoires, aux circulaires interprétatives ou aux recommandations individuelles, les mesures purement gracieuses sont des décisions administratives à part entière.

Cette distinction revêt son importance dans la mesure où elles y sont souvent apparentées. Pourtant, la mesure purement gracieuse modifie l’ordonnancement juridique, puisqu’elle a une portée normatrice, et est adoptée en application de prérogatives de puissance publique de l’autorité administrative.

En second lieu, l’absence d’encadrement textuel revêt ici une importante particulière pour des raisons essentielles de qualification.

La doctrine distingue traditionnellement les mesures dérogatoires prises en conformité avec un texte les prévoyant, dites « simplement gracieuses » et qui constituent des décisions administratives, des mesures « purement gracieuses », prises en dehors de tout texte les encadrant[7].

En ce qui concerne les mesures gracieuses prises en application d’un texte précis, l’exemple le plus explicite est celui de la remise d’impôt. Il s’agit d’une mesure de faveur, que les services fiscaux accordent à un administré en raison de sa situation personnelle et financière. Cette remise, dont la générosité est laissée à l’appréciation discrétionnaire de l’administration, est prévue par différents textes.

Mais tel n’est pas le cas en ce qui concerne les mesures purement gracieuses – objet de cet exposé – dont l’édiction n’est requise, prohibée, ni même évoquée par aucun texte législatif ou règlementaire.

Ces dernières sont diverses, et opérer une taxinomie de leur variété serait vain et fastidieux. Une distinction majeure doit néanmoins être faite en raison de leur bénéficiaire.

Ainsi, le droit administratif a pu connaître de décisions individuelles et personnelles, demandées ou non : l’octroi d’une aide exceptionnelle sollicitée auprès du ministre de l’agriculture[8], la demande d’une inscription dérogatoire permettant d’assister en auditeur libre à l’école nationale de musique[9], l’invitation d’un universitaire à participer à un colloque[10], la mesure de maintien à titre personnel d’un indice fonctionnel antérieur[11] ou encore la demande de relèvement exceptionnelle de la suspension des droits à pension[12].

Par ailleurs – et jusqu’à récemment – la mesure de bienveillance pouvait aussi être générale et impersonnelle. Il s’agit alors de décisions destinées à une catégorie particulière d’administrés à qui l’on accordait un avantage en considération de leur statut particulier.

Cela avait été le cas en ce qui concerne l’octroi (et la suppression) d’avantages accordés par le président de la poste aux fonctionnaires retraités[13], de l’octroi d’une indemnité exceptionnelle à certains architectes[14], d’exonérations indirectes du paiement de loyers prévues par des circulaires[15], d’avantages en matière de congés pour certains fonctionnaires[16] mais aussi de la distribution de cadeaux aux enfants des agents d’une administration[17].

Toutes ces mesures générales de bienveillance se singularisent en ce qu’elles octroient un avantage particulier motivé par la situation spécifique de l’administré visé.

En troisième lieu, et quelle que soit cette mesure, elle est toujours à l’avantage de son bénéficiaire ; en cas contraire, il s’agirait d’une décision administrative défavorable (lorsqu’elle fait suite à une demande), ou d’une sanction.

En réalité, cette observation importe en ce que la mesure de bienveillance se caractérise – pour le juge administratif – comme une décision qui ne peut, en aucun cas, faire grief à l’administré.

Quel que soit leur destinataire, ces décisions relèvent d’un esprit de générosité de l’administration, qui – dans une situation singulière et hors de tout texte – décide d’agréer une demande exceptionnelle et circonstanciée, ou alors, tout aussi discrétionnairement, d’édicter une règle à l’avantage d’une certaine catégorie de ses administrés.

Bien que divers et variés, ces actes souples du quotidien ont dû néanmoins être saisis par le droit, notamment en raison du contentieux qui a pu en résulter. Or, la caractérisation de mesure purement gracieuse implique l’immunité juridictionnelle totale de la décision.

B –L’immunité juridictionnelle de principe de la mesure purement gracieuse en l’absence de l’intérêt à agir des requérants.

L’enjeu de la qualification de cette mesure est certain, puisqu’elle implique un régime juridique singulier qui le distingue fortement d’autres actes de l’administration.

Tout d’abord, de jurisprudence constante, de telles décisions administratives ne créent pas de droit acquis à leur bénéficiaire. Cette caractéristique conditionne tout le régime particulier de ces mesures.

Elle est justifiée par l’absence de texte encadrant l’octroi de cet avantage : le bénéfice accordé par la décision ne peut normalement être prétendu. En l’absence d’une règle précise, la décision exceptionnelle bienveillante est profitable à l’intéressé, mais ne peut aucunement créer un droit.

1. Cette absence de droit acquis implique d’importantes conséquences quant à la vie même de l’acte.

D’une part, le bénéfice de cette mesure purement gracieuse ne peut être invoqué à l’encontre d’une décision administrative contraire ultérieure[18]. D’une manière plus générale, il n’est pas possible pour l’administré de se prévaloir de cette mesure[19] : soit l’administration accorde et exécute d’elle-même la mesure purement gracieuse, soit le bénéficiaire détient une mesure de bienveillance dont il ne peut demander l’application.

D’autre part, et en cohérence avec cette absence de droit créé, l’octroi de tels avantages résultant d’un pouvoir discrétionnaire total de l’autorité administrative, le retrait de la mesure peut également intervenir à tout moment[20].

Par ailleurs, en aucune manière le refus opposé par la personne publique d’accorder une telle mesure ne peut faire l’objet de recours contentieux[21]. En outre, après avoir accordé une mesure de faveur, l’administration ne commet aucune rupture du principe d’égalité lorsqu’elle refuse d’accorder le même avantage à des personnes se trouvant dans une situation identique[22].

Comme le relèvent Jean Lessi et Louis Dutheillet de Lamothe, « cette affirmation est à la fois embarrassante, puisqu’elle signifie qu’il est légal de régulariser l’un et pas l’autre, de remettre l’impôt de l’un et pas de l’autre, à condition de ne pas se justifier par des motifs manifestement erronés, et inévitable tant que ce pouvoir reste une faculté gracieuse de l’administration qui peut toujours refuser de l’exercer et qui ne doit pas être tenue par le précédent administratif »[23].

2. De façon tout aussi importante, l’enjeu de la qualification de cette décision est contentieux, puisque la mesure purement gracieuse bénéficie d’une immunité juridictionnelle totale, qui s’explique par le régime même de l’intérêt à agir contre les décisions administratives.

En effet, comme l’explique madame la présidente de Silva dans ses conclusions[24] sous la décision du 13 juillet 2009[25], « les mesures purement gracieuses ne peuvent en principe être déférées au juge par ceux qui en sont l’objet dès lors qu’elles ont un caractère entièrement discrétionnaire, et parce que le juge, en l’absence de tout critère ou procédure les régissant, n’est pas à même de se prononcer sur leur régularité ».

D’une jurisprudence constante, la recevabilité d’un recours en annulation contre une décision administrative est conditionnée par la réunion de deux critères cumulatifs. D’une part, le caractère décisoire de la décision attaquée, d’autre part la caractérisation d’une mesure faisant grief au requérant.

En ce qui concerne la condition du caractère décisoire, son absence permet au juge d’écarter un certain nombre d’actes pris par les autorités administratives. Tel est le cas des directives[26], devenues lignes directrices, mais également des circulaires non impératives[27].

Cependant, tel n’est pas le cas en ce qui concerne les mesures de bienveillance puisque, comme le relève le Professeur Defoort, elles sont bel et bien décisoires et impératives : « il s’agit dans tous les cas, d’actes de volonté impératifs et fermement arrêtés ».

Ce caractère impératif n’est aujourd’hui pas contesté, ni en doctrine, ni en jurisprudence. Il s’impose à l’administré, bien que – paradoxalement – l’administration ne soit pas pour autant liée par la décision prise.

La recevabilité du recours contre les mesures purement gracieuses se heurte à la question bien plus délicate de la seconde condition : par nature, la mesure de bienveillance ne peut faire grief.

En effet, comme il a été dit plus haut, elle est favorable, et prise en dehors de tout texte. De nature favorable et une fois le caractère de bienveillance constaté, elle ne peut jamais faire grief à son bénéficiaire qui ne peut donc invoquer un préjudice.

Prise en dehors de tout texte, le requérant ne peut être recevable à s’en prévaloir, dans la mesure où elle relève du pur « bon-vouloir » de l’autorité administrative. Ce même raisonnement explique également le rejet des recours dirigés contre les refus de prendre une mesure purement gracieuse, aucun texte ne liant l’administration[28].

Sur quel fondement le requérant pourrait-il contester une décision que, par nature, aucun texte n’obligeait l’administration à prendre et qui, par nature toujours, lui est favorable ? Ce constat forcé de la gratitude imposée à l’administré amène « à considérer que de telles décisions seraient par nature non susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation »[29].

Cette « immunité juridictionnelle » s’applique à n’importe laquelle des actions portées devant les juridictions administratives, y compris lorsque l’objet du recours est celui de l’engagement de la responsabilité de la personne publique[30].

Cette politique jurisprudentielle peut s’expliquer également, selon le professeur Defoort, « par des considérations qui tiennent, dans la plupart des cas, au souci du juge de ne pas encombrer les juridictions de recours dont les chances de succès sont fort minces »[31].

Cette immunité juridictionnelle a fait l’objet de critiques doctrinales, puis a ensuite été progressivement réduite par le juge administratif. Cette limitation s’est effectuée, non sur le principe, mais davantage sur le champ de qualification des mesures de bienveillance.

II - La disparition progressive de la mesure purement gracieuse résultant de l’extension du contrôle jurisprudentiel

Depuis quelques années, le juge administratif est venu réduire progressivement le champ de qualification de ces mesures purement gracieuses. En effet, par étapes successives, l’intérêt à agir contre de telles mesures s’est étendu.

Ces revirements font suite aux critiques doctrinales, qui ont été notamment dirigées contre l’arrêt « Denance » de 2007[32]. Cette décision avait conduit le juge – en application de cette immunité juridictionnelle – à rejeter le recours qui était alors dirigé contre la suppression d’une telle mesure (octrois d’avantages aux fonctionnaires de la poste).

Monsieur Woehrling avait alors regretté « le maintien d’un archaïsme »[33] en réfutant les différents critères de définition des mesures purement gracieuses et en particulier celui de « mesure favorable » : « si des recours sont entrepris contre des mesures de bienveillance, c’est en règle générale que celles-ci ne donnent que partiellement satisfaction au demandeur ».

Il estimait qu’il s’agissait à l’évidence « d’un sophisme juridique peut convaincant que de qualifier comme favorable le refus ou le retrait d’une mesure de bienveillance ».

Cette critique de la fermeture du prétoire aux déçus ou exclus de la mesure de faveur ont été partiellement entendues par le juge qui a opéré une réduction du champ d’application. Trois arrêts majeurs doivent être ici évoqués, dont le dernier de mars dernier, qui sont venus redélimiter les mesures purement gracieuses.

Désormais, ces dernières :

  • Ne peuvent être des mesures « contra legem » ;

  • Peuvent faire l’objet de recours par les tiers qui justifient d’un grief ;

  • Ne peuvent être des décisions règlementaires.

A – L’exclusion des décisions « contra legem » du champ de qualification des mesures purement gracieuses

Ce mouvement jurisprudentiel a tout d’abord conduit le juge administratif à requalifier les mesures gracieuses « contra legem » en décision administrative susceptible de recours, dans une décision du 17 juillet 2009[34].

En effet, empruntant une voie partiellement différente de celle dégagée par les conclusions de son rapporteur public, le Conseil d’Etat a exclu les décisions prises par l’autorité administrative, en dérogation d’un régime législatif, du régime des mesures purement gracieuses.

Comme expliqué précédemment, la doctrine distingue les mesures dérogatoires prises par l’administration en conformité avec un texte, dites « simplement gracieuses » et qui constituent des décisions administratives, des mesures « purement gracieuses », prises en dehors de tout texte les encadrant[35].

Au sein de cette dernière catégorie, certains auteurs sous-distinguaient deux autres catégories de mesures. Tel est le cas de Madame Anne Foubert qui caractérisait les mesures extra legem et les mesures contra legem[36] : d’une part, les mesures prises en dehors de tout texte encadrant la décision ; d’autre part les mesures prises en contradiction d’un texte n’encadrant pas cette dérogation.

Tel avait été alors le cas en l’espèce. Il était question d’une demande d’inscription au tableau de l’ordre des architectes déposée hors délai, mais que le ministre avait gracieusement autorisée, en contradiction avec le régime juridique en vigueur.

Saisi d’un recours, le Conseil d’Etat a ouvert le contentieux à l’encontre des décisions favorables dérogatoires à la législation en considérant que les décisions par lesquelles une autorité administrative ouvre un droit en contradiction d’une disposition législative explicite, sont des décisions administratives créatrices de droit.

Ce faisant, le juge est venu limiter le régime des mesures purement gracieuses aux mesures extra legem, c’est-à-dire aux mesures gracieuses prises en dehors de tout régime juridique encadrant le pouvoir discrétionnaire de l’administration.

B – L’ouverture du prétoire aux tiers justifiant d’un grief subi par la mesure purement gracieuse

Le deuxième épisode de ce mouvement de réduction du champ d’application est celui de l’arrêt du 21 mars 2016[37], par lequel le Conseil d’Etat a consacré la possibilité pour un tiers de contester une mesure purement gracieuse.

En l’espèce, il s’agissait d’une décision par laquelle le ministre de l’intérieur autorisait l’inhumation d’un Archevêque émérite de Tours dans la cathédrale de cette ville. Un habitant a contesté cette décision devant les juridictions administratives.

Le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel qui avait considéré – en application du principe d’immunité juridictionnelle – que le recours était irrecevable en raison du défaut d’intérêt à agir.

Au contraire, le juge administratif a considéré qu’un tiers était recevable à contester une telle mesure lorsqu’il justifie « égard à l’atteinte que cette décision porte à sa situation, d’un intérêt lui donnant qualité pour agir ».

Il s’agit donc d’un important assouplissement de ce régime particulier.

On peut ici reconnaître le contrôle de la qualification juridique des faits utilisée par le juge administratif pour apprécier de l’intérêt à agir[38]. Cela lui permet de qualifier de décision administrative certaines mesures d’ordre intérieur dans les prisons[39] mais aussi en fonction publique[40]. Ce même critère avait été celui mis en œuvre pour considérer que les avis, recommandations, mises en garde et prises de position pouvaient avoir des conséquences sur les requérants et ainsi leur accorder un intérêt à agir[41].

Plus précisément, le juge va rechercher et contrôler les effets directs d’une décision sur la situation juridique du requérant : il s’agit de caractériser, ou non, une atteinte aux droits faisant alors grief à l’administré, et lui donnant donc qualité pour agir.

Une observation peut ici être apportée, témoignant de la difficulté théorique que pose ce régime : le tiers est désormais recevable à contester une mesure, dont le bénéficiaire ne peut invoquer l’application puisqu’elle ne crée pas de droit acquis à son maintien.

C – L’exclusion des décisions règlementaires du champ d’application des mesures purement gracieuses

Enfin, en reprenant ce contrôle de la qualification juridique des faits, le Conseil d’Etat est venu exclure les mesures générales et impersonnelles du champ d’application des mesures de bienveillance dans un arrêt du 20 mars 2019[42].

En l’espèce, deux ministres avaient adopté conjointement une décision qui instituait une indemnité différentielle au bénéfice d’anciens ouvriers d’un établissement public qui choisissaient le statut d’agent contractuel à durée indéterminée dans un autre établissement.

L’objectif était d’éviter une baisse de rémunération trop importante, cette indemnité venant s’ajouter à la rémunération prévue par le nouveau contrat. Elle encadrait également les modalités de ces indemnités différentielles, sans qu’aucun texte n’encadre ni ne prévoit une telle possibilité.

Les requérants, d’anciens ouvriers réunis en association, ont demandé au ministre l’abrogation de la décision, et un recours a été introduit contre le refus.

Alors que le ministre excipait du caractère favorable et de l’absence de texte prévoyant une telle mesure, le juge a rejeté le moyen après avoir relevé qu’elle présentait un caractère règlementaire et ne « saurait dès lors, contrairement à ce que soutient également le ministre, revêtir le caractère d'une mesure purement gracieuse dont les modalités seraient, pour ce motif, insusceptibles de recours. ».

Ce faisant, et en évitant de motiver davantage cette position, il est venu affirmer le principe de l’incompatibilité des mesures purement gracieuses avec les mesures règlementaires.

La juridiction avait alors suivi les conclusions de Madame Sophie-Justine Lieber qui proposait de « juger expressément qu’une mesure règlementaire ne (puisse) être regardée comme une mesure purement gracieuse – et par voie de conséquence qu’elle ne (puisse) bénéficier de l’immunité juridictionnelle dont jouissent les mesures purement gracieuses à caractère individuel »[43].

Reprenant ce contrôle de la qualification juridique des faits appliqué dans les arrêts de 2009 et de 2016, le juge constate ici la nature de la mesure purement gracieuse, mais dépasse également cette observation pour analyser ses effets sur les différents administrés.

Cette observation a nécessairement conduit le juge à requalifier les mesures générales et impersonnelles en décision administrative règlementaire susceptible de recours : de part sa nature, une telle mesure influe directement sur les tiers à cette décision. Comme l’explique madame Lieber, « un tel acte, même à visée favorable, nous paraît par nature plus susceptible de léser l’intérêt de ses potentiels bénéficiaires, ne serait-ce que par les modalités qu’il prévoit »[44].

Une telle considération tient donc à la caractéristique d’une décision générale qui, par sa portée « universelle », n’instaure pas une relation privilégiée avec un seul administré.

Cette distinction entre la mesure purement gracieuse individuelle, qui par définition est favorable à son bénéficiaire, et la mesure impersonnelle qui ne peut l’être à l’égard de tous, explique la différence contentieuse de l’intérêt à agir.

A la lecture confirmative des conclusions du rapporteur public, il est par conséquent désormais possible d’affirmer qu’une mesure purement gracieuse ne peut être qu’individuelle ou, tout du moins, non-règlementaire (ce qui pose la problématique des actes mixtes, sur lesquels il semble que la juridiction administrative n’ait pas eu à se prononcer). Tout un « pan » des mesures de faveur a donc été écarté.

Conclusion

Force est de constater que ces actuelles évolutions s’inscrivent dans un mouvement jurisprudentiel plus général ; précisément celui qui a conduit le juge à ouvrir le prétoire à certaines mesures d’ordre intérieur, circulaires, communiqués de presse et prises de position, réduisant ainsi de plus en plus le pouvoir discrétionnaire de l’administration.

Il est possible d’observer également que le juge ne s’est pas prononcé sur le sort des mesures purement gracieuses individuelles extra legem, ce qui aurait pu être envisageable s’il avait considéré que toutes les mesures de bienveillance pouvaient faire grief. Les conclusions de Madame Lieber sont néanmoins éclairantes en ce que, relevant l’appel de certains auteurs à « l’abandon général » de cette théorie, elle ne « propose pas » une telle solution et rappelle que les mesures purement gracieuses à caractère individuel sont « par construction, toujours favorables à leur bénéficiaire ».

Cette prise de position répondrait alors à l’interrogation du professeur Seiller, qui soulignait que « dans la mesure où cette recevabilité est reconnue quand la mesure porte atteinte à la situation du tiers, il serait concevable qu'il en aille de même lorsque le refus d'octroi d'une mesure gracieuse porte atteinte à la situation de celui qui l'avait sollicitée »[45].

L’interrogation semble néanmoins ouverte : peut-être le juge, saisi d’un recours contestant le refus d’une mesure purement gracieuse individuelle, constatera-t-il le grief causé au bénéficiaire et qualifiera une décision administrative.

Il s’agirait alors de l’achèvement de la jurisprudence centenaire des mesures purement gracieuses, d’une réduction encore un peu plus importante du pouvoir discrétionnaire de l’administration et de la disparition du devoir de « gratitude » des bénéficiaires de la décision de bienveillance.

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Gabriel de CHAMPEAUX

[1] Professeur Pascale Gonod « Les mesures gracieuses dans la jurisprudence du Conseil d'Etat », RD publ. 1993 p. 1351

[2] Monsieur Jean-Marie Woehrling, « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme : à propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 juin 2007, Denance » - Droit administratif n°11, Novembre 2007, étude 17.

[3] CE, Sieur Bernard, 27 juillet 1906, Lebon 698.

[4] Voir par exemple : Jean-Marie Woerhling - « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme », Droit administratif n°11, novembre 2007, étude 17

[5] Professeur Defoort, « La décision administrative », LGDJ – Lextenso éditions, 2015

[6] P. R Odent, « Contentieux administratif » Tome I, Editions Dalloz 2007, réimp., p.777

[7] Voir notamment : Professeur Odent, Contentieux administratif (précité) ; Madame Isabelle de Silva, Rapporteur public, « Réduction du champ de la « mesure purement gracieuse » », AJDA 2009, p.2364

[8] CAA Lyon, 20 octobre 1993, n° 91LY00330

[9] CE, 27 mars 1987, n° 41468

[10] CAA Versailles, 12 juillet 2006, n° 04VE03509

[11] CE, 10 mai 1996, n° 128157

[12] CE, 21 mai 2003, n° 229664

[13] CE, 17 juin 2007, n° 285441

[14] CE, 29 février 1956, T. Lebon p.633

[15] CE, 24 juillet 1981, n° 23110

[16] CE, 16 mai 1980, n° 12670

[17] CE, 4 novembre 1992, n° 132962

[18] CE, 24 juillet 1981, n° 23110 ; CE, 23 novembre 1994, n° 100862 ; CAA Lyon, 20 octobre 1993, n° 91LY00330

[19] voir par exemple : CE, 4 novembre 1992, n°132962 ; CE, 27 mars 1987, n° 41468

[20] CAA Versailles, 12 juillet 2006, n°04VE03509 ; CE, 10 mai 1996, n° 128157.

[21] CE, 29 octobre 1971, n°81625 ; CE, 21 mai 2003, n° 229664

[22] CE, 10 février 2014, n° 361424

[23] L'obligation, le choix, la grâce – Jean Lessi et Louis Dutheillet de Lamothe – AJDA 2015. 443

[24] Madame Isabelle de Silva, Rapporteur public, « Réduction du champ de la « mesure purement gracieuse » », AJDA 2009, p.2364

[25] CE, 13 juillet 2009, n° 303874

[26] a contrario : CE, 11 décembre 1970, n° 78880

[27] a contrario : CE, 18 décembre 2002, n° 233618

[28] CE, 29 octobre 1971, n°81625 ; CE, 21 mai 2003, n° 229664

[29] Professeur Defoort « La décision administrative », précité.

[30] CE, 23 juillet 1974, n°88236 ; CE, 17 juillet 2009, n° 303874

[31] Professeur Defoort, « La décision administrative », précité.

[32] CE, 15 juin 2007, n° 285441

[33] Monsieur Jean-Marie Woehrling, « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme : à propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 juin 2007, Denance » - précité

[34] CE, 17 juillet 2009, n° 303874

[35] Voir notamment : Professeur Odent, Contentieux administratif (précité) ; Isabelle de Silva, conclusions sous l’arrêt de 2009 (précité)

[36] Madame Anne Foubert « Les mesures purement gracieuses » in « Le don au droit public », LGDJ - Presses de l’Université Toulouse Capitole 1, sous la direction de Madame Nathalie Jacquinot

[37] CE, 21 novembre 2016, n° 392560

[38] CE, 30 juill. 1997 n° 157313

[39] CE, 17 février 1995, n° 97754 ; CE, 14 décembre 2007, n° 306432, 290730, 290420

[40] CE, 25 septembre 2015, n° 372624

[41] Voir par exemple : CE, 21 mars 2016, n° 390023

[42] CE, 20 mars 2019, n° 404405 « Sang d’encre ».

[43] Mme Lieber, Rapporteur public, conclusions sous l’arrêt « Sang d’encre » CE, 20 mars 2019, n° 404405,

[44] Madame Lieber, Rapporteur public, conclusions sous l’arrêt commenté (déjà cité).

[45] Professeur Seiller - La contestabilité du refus d'une mesure gracieuse, Gaz. Pal. 2017. 22.

La commande publique et la planification urbaine de la ville intelligente

Extrait de la Gazette n°39 - Septembre 2019

Aujourd’hui le terme « Smart city » a quitté la sphère journalistique et marketing pour gagner des sphères plus académiques. En effet, un grand nombre de rapports et de colloques y sont consacrés. Cependant, aucune définition du concept n’a été fixée, de sorte qu’elle renvoie à une multitude de concepts ou notions qui gravitent autour d’elle.

Elle est souvent synonyme de la ville saisie par la révolution numérique, faite de capteurs permettant d’améliorer la qualité des services urbains et d’optimiser la gestion des infrastructures.

Importé en France, le concept est traduit par celui de la ville intelligente, ce qui soulève un nombre important de questions. 

En premier lieu, la notion de ville intelligente suscite des interrogations quant à l’échelon local mobilisé afin d’assurer son développement. De fait, la métropole apparait pour beaucoup comme l’échelon privilégié dès lors que les métropoles ont pour objectif « de valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et de développer les ressources universitaires, de recherche et d'innovation [...] et la promotion internationale du territoire »[1].

De la montée en puissance de la réalité « ville » émerge un « droit de la ville » structuré autour de plusieurs enjeux, à savoir l’espace public urbain, les infrastructures et les services urbains, la régulation de l’usage des sols urbains et gouvernement de la ville. 

Pourtant, les collectivités territoriales demeurent au coeur des projets urbains innovants permettant l’émergence des territoires intelligents, sans oublier la participation accrue des citoyens via des sites et plateformes collaboratives.

En second lieu, la ville intelligente étant la ville « connectée grâce à la masse grandissante de données collectées et traitées pour générer de nouveaux services à valeur ajoutée » [2] pose la question de l’équilibre à trouver entre l’Open Data et la protection des données personnelles. En effet, l’utilisation massive des données numériques, notamment dans ce contexte de marchandisation des informations nominatives,  nécessite l’élaboration d’un modèle juridique de la donnée permettant de sécuriser son utilisation.

Au delà des enjeux portés par la planification urbaine de la ville intelligente, la question se pose de savoir comment garantir l’innovation dans le cadre de l’aménagement urbain et à travers quels véhicules juridiques ?

Le contrat est un outil extrêmement intéressant dans la mesure où il va permettre d’introduire des critères d’innovation dans les procédures contractuelles des opérations d’aménagement urbain. Il va permettre à la collectivité locale d'imposer la mise en oeuvre d'une politique d’innovation qu'elle aura préalablement définie.

Aux termes de l’article L. 2172-3 du code de la commande publique, la recherche d’innovation se traduit à travers « la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d'une nouvelle méthode de commercialisation ou d'une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l'organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise ». 

La commande publique est un instrument de soutien à l’innovation permettant le développement de solutions adaptées aux nouveaux besoins de l’administration. 

Cependant les procédures de passation et d’exécution des contrats de la commande publique peuvent s’avérer contraignantes et manquer de souplesse, ce qui explique la tendance actuelle du recours à la procédure d’appel à projet.

I) Le recherche d’innovation dans le droit de la commande publique

La recherche d’innovation dans le droit de la commande publique se traduit à travers le partenariat d’innovation et l’expérimentation de l’achat innovant. 

Le partenariat d’innovation 

La France a été la première, au sein de l’Union Européenne, à transposer ce nouveau modèle contractuel[3].

A la différence des autres contrats de la commande publique, le partenariat d’innovation possède un champ d’application et de mise en oeuvre assez large lui permettant une intégration d’un ensemble de prestations au sein d’une unique procédure de passation et d’exécution. 

Dès lors, cet outil contractuel pourrait répondre aux exigences de gouvernance transversale de la Smart city. 

Il a d’ailleurs fait l’objet d’applications diverses, notamment par la Métropole de Renne pour expérimenter et développer des bus électriques[4]

Ce nouveau type de marché public a pour objet la recherche et le développement ainsi que l’acquisition de fournitures, services ou travaux innovants qui en sont le résultat.

Aux termes de l’article L. 2172-3 du code de la commande publique, le partenariat d’innovation est un nouveau type de marché public qui a « pour objet la recherche et le développement de produits, services ou travaux innovants ainsi que l'acquisition ultérieure des produits, services ou travaux en résultant et qui répondent à un besoin ne pouvant être satisfait par l'acquisition de produits, services ou travaux déjà disponibles sur le marché ».

Il permet de répondre à un besoin qui ne peut pas être satisfait par des fournitures, services ou travaux disponibles sur le marché. Dès lors, le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice doit non seulement évaluer le caractère innovant mais également s’assurer de la carence du marché. 

Par ailleurs, le caractère innovant est entendu largement puisque l’article L. 2172-3 susmentionné précise qu’il peut « consister dans la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d'une nouvelle méthode de commercialisation ou d'une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l'organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise ».

Le partenariat d’innovation est passé selon une procédure négociée avec publicité et mise en concurrence conformément aux dispositions de l’article R. 2172-26 du Code de la commande publique. Cette procédure aménagée permet de tenir compte des spécificités des activités de recherche et développement. 

Conclu sur le long terme, le partenariat d’innovation comprend deux phases principales : 

      • la phase de recherche et développement (R&D)

      • la phase d’acquisition des fournitures, services ou travaux issus de la phase de R&D, étant précisé que cette phase peut désormais se faire sans remise en concurrence.

Néanmoins, leur mise en oeuvre reste complexe. 

La condition de la satisfaction d’un besoin par l'acquisition de produits, services ou travaux déjà disponibles sur le marché implique nécessairement des études préalables dite de « benchmarking » de l’acheteur public, ce qui implique un certain coût pour la collectivité. 

De même, la fixation du prix préalablement à la conclusion du contrat peut soulever quelques difficultés dans la mesure où le coût de nouveaux procédés répondant à l’exigence d’innovation n’est pas toujours connu pour chaque phase du partenariat. 

Néanmoins, cette difficulté peut être surmontée en application de l’article 19 du décret  n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés public qui prévoit la possibilité de conclure des marchés publics à prix provisoires.

Enfin, le caractère innovant peut évoluer et pourrait faire l’objet d’une réévaluation lors de la phase d’exécution du marché. Cependant, la modification d’un marché public en cours d’exécution est strictement encadrée par les dispositions des articles 139 et 140 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics. 

Bien que cet outil juridique soit en phase avec les objectifs « smart cities » de gouvernance transversale des projets d’aménagement urbain au profit de la recherche d’innovation, le partenariat d’innovation reste un outil jugé peu sécurisant et trop complexe par les acheteurs publics[5]

L’expérimentation « achat innovant » 

Afin de favoriser l’innovation dans la commande publique, le décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique crée une expérimentation de trois ans permettant aux acheteurs de passer des marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable pour leurs achats innovants d’un montant inférieur à 100 000 €. 

En effet, le 2° de l’article R2124-3 du code de la commande publique définit l’achat innovant :

« Le pouvoir adjudicateur peut passer ses marchés selon la procédure avec négociation dans les cas suivants : 

2° Lorsque le besoin consiste en une solution innovante. Sont innovants les travaux, fournitures ou services nouveaux ou sensiblement améliorés. Le caractère innovant peut consister dans la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d'une nouvelle méthode de commercialisation ou d'une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l'organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l'entreprise ».

A la différence du partenariat d’innovation, l’achat innovant n’est pas une réponse à un besoin ne pouvant être satisfait par l'acquisition de produits, services ou travaux déjà disponibles sur le marché. La solution peut être déjà disponible sur le marché. Il pourra s’agir d’une innovation de produit, de procédé, de commercialisation ou encore d’organisation. 

A l’issue de la procédure expérimentale, les acheteurs sont tenus de déclarer ces achats innovants économiques de la commande publique (OECP), de façon à suivre l’impact de l’expérimentation et d’en établir un bilan dans les 6 mois précédant la fin de la période de 3 ans d’expérimentation afin de décider – à terme – de sa pérennisation ou de sa suppression.

Bien que les contrats de la commande publique constituent un nouvel axe majeur de progrès s’agissant de l’intégration de solutions innovantes, leur mise en oeuvre peut parfois s’avérer complexe de sorte que les acheteurs se montrent parfois réticents quant à leur application et préféreront avoir recours à la procédure d’appel à projet. 

II) La procédure d’appel à projet, une alternative aux marchés publics ?

Dépourvue de définition juridique, la procédure d’appel à projet apparait comme une alternative au recours aux procédures complexes et à moindre frais pour les collectivités territoriales. Il s’agit pour Jean-Marc Peyrical, avocat au barreau de Paris et président de l’Association pour l’achat dans les services publics (Apasp), d’une « procédure de mise en concurrence d’opérateurs privés par des personnes publiques sur la base d’un document leur fixant des objectifs à atteindre, qui leur laisse l’initiative de leur contenu et de leur mise en œuvre »[6].

Toutefois, l’appel à projet présente un risque de requalification en contrat de la commande publique dès lors que le pouvoir adjudicateur est à l’initiative du projet et que le contrat qui en découle a un caractère onéreux. 

Une procédure de consultation ad hoc 

L’appel à projet est une procédure de consultation ad hoc consistant à stimuler l’initiative privée afin de sélectionner la meilleure proposition et à lui apporter un soutien. Ce soutien se traduit souvent par la conclusion d’une convention de subventionnement. 

Dès lors, il se caractérise par une procédure de consultation préparatoire définie par la personne publique (1) visant à sélectionner un projet (2) préalablement à la conclusion éventuelle d’une convention permettant la réalisation dudit projet (3).

Finalement, l’appel à projet permet de dynamiser ou réaménager des espaces à moindre coût et avec une grande liberté dans la procédure. En effet, « l’objet peut être aussi bien la conception et la réalisation d’un ouvrage que celles de prestations de service ; le soutien peut consister en une subvention, en la cession d’un bien à titre onéreux ou en l’attribution d’un droit d’occupation ou d’une autorisation d’urbanisme »[7]

Réinventer Paris est un exemple d’appel à projets urbains innovants lancé en 2014 et qui a permis la mobilisation d’équipes pluridisciplinaires dans la recherche de modèle de Smart city.

Pourtant, aucun article du code de la commande publique ne définit la procédure d’appel à projet de sorte qu’elle se trouve exempte de toute réglementation contraignante, sauf à se voir requalifier en contrat de la commande publique. 

Risque de requalification en marché public

Le vide juridique encadrant la procédure d’appel à projet implique nécessairement un risque de requalification en contrat de la commande publique dont les modalités de passation sont strictement encadrées. 

La jurisprudence a permis à l’aide d’un faisceau d’indice de distinguer l’appel à projet du contrat de la commande publique. Il existe deux critères de distinction à savoir l’initiative du projet et le caractère onéreux du contrat. 

S’agissant de l’initiative du projet, la jurisprudence examine le degré d’implication de la personne publique dans la définition du projet. 

Pour échapper à la requalification, les collectivités doivent se borner à définir des objectifs généraux et non des exigences précises. 

D’ailleurs, dans son avis du 22 janvier 2019 relatif aux conditions de réalisation de passerelles innovantes sur la Seine, la section du contentieux du Conseil d’Etat a conclu à l’illégalité de l’opération entrainant son abandon. Dans cet avis, le Conseil d’Etat énonce que les passerelles répondent à un besoin public dès lors qu’il s’agit de construction de ponts figurant sur la liste des activités qui sont des travaux en droit de la commande publique et que ces travaux répondent aux exigences précises de la personne publique figurant dans le cahier des charges de l’appel à projet.

S’agissant du caractère onéreux, la jurisprudence contrôle que le contrat de subventionnement postérieurement conclu à l’appel à projet ne corresponde pas à un prix versé en contrepartie de prestations visant à satisfaire un besoin propre de la collectivité. Le caractère onéreux du contrat de subventionnement est notamment présumé en présence d’une clause générale de compétence (CE, 26 mars 2008, n° 284412, Région Réunion : JurisData n° 2008-073312). 

En tout état de cause, les collectivités territoriales devront être vigilantes lors de la rédaction de leur appel d’offre de façon à définir un projet laissant une grande marge de manoeuvre à l’initiative privée.

La diversité d’outils d’aménagement urbain au service de l’innovation garantit une gouvernance transversale des projets de fabrication de la Smart city.

Mais ce système de gouvernance renouvelée doit pouvoir collecter et traiter les données numériques afin d’améliorer les services de la ville tout en disposant d’un cadre juridique permettant à la fois de protéger les données personnelles des citoyens et de responsabiliser les utilisateurs des données numériques. 

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Sarah AZIZI

[1] Article 43 de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles.

[2] Thibault Verbiest, Smart cities et données, Juris tourisme 2019, n°221, p. 31.

[3] Décret n° 2014-1097 du 26 septembre 2014 portant mesures de simplification applicables aux marchés publics.

[4] Métropole de Rennes, Dossier de presse, « Un partenariat d’innovation pour des bus 100% électrique », Avril 2016.

[5] « De la Smart City au territoire d’intelligences », Rapport au premier ministre sur l’avenir des smart cities, Rapport confié à Luc Belot, Député de Maine-et-Loire, Avril 2017, Page 68.

[6] Romain Cayrey, « Comment distinguer les appels à projets des marchés publics? », Le Moniteur, 27 février 2018.

[7] L’appel à projets Fluctuat nec mergitur – Laurent Richer – AJDA 2019. 1433

L’intarissable contentieux de l’impartialité de l’autorité environnementale

Extrait de la Gazette n°39 - Septembre 2019

Réflexions sur le jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 29 août 2019
(req. n° 1704722, 1705712, 1705713, 1705226, 1705265 et 1705238).

Fin août, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rendu un jugement précisant, un peu plus, les cas dans lesquels l’autorité environnementale n’a pas fait preuve d’une impartialité suffisante à l’occasion d’un avis sur une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE).

Le projet en question avait pour objet la poursuite de l’exploitation d’une carrière de gypse à ciel ouvert et l’extension de cette dernière en souterrain. En raison de l’importance du projet, l’autorité environnementale a été saisie, et l’avis a été préparé par une unité de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). L’avis a été rendu par le préfet de la région Ile-de-France, dans un sens favorable à l’autorisation du projet. En parallèle, le dossier d’autorisation a été instruit par le préfet de département du Val-d’Oise, qui s’est appuyé sur les services de cette même DREAL.

Courant 2017, le préfet du Val-d’Oise a autorisé, par trois arrêtés distincts, la poursuite de l’exploitation de la carrière à ciel ouvert, la poursuite de l’exploitation de la carrière sous talus et l’extension de la carrière en souterrain. Ces trois arrêtés sont contestés devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise par une association de protection du patrimoine historique ainsi qu’une association de riverains.

Les requérants font notamment valoir que l’avis de l’autorité environnementale est irrégulier en raison d’un manque d’impartialité des services qui l’ont préparé.

 

I. Les conséquences de l’annulation des dispositions instituant le préfet de région comme autorité environnementale

Il résulte des exigences de l’Union européenne et notamment de la directive du 13 décembre 2011[1] que tout projet qui présente des conséquences potentiellement notables sur l’environnement doit faire l’objet d’un examen par une autorité indépendante. Ces exigences sont transposées, en droit interne, aux articles L. 122-1 et R. 122-6 du code de l’environnement.

La finalité de cette règle est de garantir qu’une autorité compétente et objective rende un avis sur l’évaluation environnementale de projets, publics ou privés, susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement, afin de permettre la prise en compte de ces incidences avant leur autorisation.

Jusqu’à fin 2017 et conformément aux dispositions réglementaires, un certain nombre de ces avis, notamment concernant les autorisations uniques et environnementales ou encore les permis de construire pour des projets éoliens, était rendu par le préfet de région, en tant qu’autorité environnementale. Cela pouvait mener à des situations problématiques dans lesquelles le préfet de région, qui rendait un avis sur un projet, délivrait l’autorisation ou le permis de construire pour ce même projet sous sa casquette de préfet de département.

Ainsi, dans sa décision du 6 décembre 2017[2], le Conseil d’État a considéré que les dispositions législatives et réglementaires ne prévoyaient pas de dispositif propre permettant, dans le cas où le préfet de région est compétent pour autoriser le projet en tant que préfet de département, que la compétence consultative soit exercée par une entité interne disposant d’une autonomie réelle à son égard. En conséquence, les dispositions du décret[3] qui désignaient le préfet de région comme autorité environnementale ont été annulées.

Cela a mené à un abondant contentieux devant les juridictions administratives. De nombreux permis de construire et autorisations ont été jugés irréguliers lorsque, au cours de la procédure, l’avis avait été rendu par un préfet qui avait la double casquette préfet de région et préfet de département.

Pour éviter que certaines annulations ne soient injustifiées au regard de la finalité des exigences européennes, les juges se sont attelés à vérifier, in concreto, si l’autorité environnementale n’avait pas bénéficié de toutes les garanties d’impartialité avant de prononcer une annulation. Pour cela, ils se sont fondés sur la jurisprudence Seaport[4] de la Cour de justice de l’Union européenne.

Selon cette jurisprudence, il n’est pas nécessaire qu’une séparation organique soit instituée entre l’autorité qui rend un avis et celle qui instruit un projet, mais dans ce cas, il faut qu’une séparation fonctionnelle soit organisée, notamment que l’autorité qui rend l’avis dispose de moyens administratifs et humains qui lui sont propres.

Les juges administratifs ont alors repris ce raisonnement à leur compte et ont vérifié, au cas par cas, si cette autonomie fonctionnelle avait été respectée. Ils regardent notamment quel service a préparé l’avis et quel service a instruit le dossier. L’administration doit alors faire état d’une justification permettant d’apprécier concrètement la réalité de l’autonomie dont ce service dispose[5]. Le juge contrôle ensuite la séparation entre les services et si celle-ci répondait aux objectifs d’impartialité de la directive[6].

Enfin, et en cas de carence d’autonomie fonctionnelle de l’autorité environnementale, le juge vérifie si l’irrégularité de l’avis a eu pour effet de priver le public d’une garantie ou a exercé une influence sur le sens de la décision prise par le préfet[7].

Depuis la décision du 6 décembre 2017, le contentieux qui en a découlé a été précisé par les juges et peu de questions subsistent encore. La situation qui s’est présentée devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise était toutefois inédite.

 

II. La reconnaissance d’une absence d’autonomie fonctionnelle en présence d’une autonomie organique 

La question qui s’est posée devant le tribunal administratif est la suivante : comment juger de l’impartialité de l’autorité environnementale lorsqu’il y a bien une séparation organique entre les différentes autorités mais qu’il y a un problème manifeste de séparation fonctionnelle.

Ce point restait à trancher, et la problématique avait par exemple été soulignée par le rapporteur public Louis Dutheillet de Lamotte dans ses conclusions sur l’avis du 28 septembre 2018[8]. Il avait énoncé à cet égard : « En outre, signalons que votre jurisprudence ne s’est pas encore prononcée sur le cas où le préfet de région est autorité environnementale tandis que le préfet de département autorise le projet, tous deux s’appuyant sur la même DREAL. »

Pour de nombreuses cours administratives d’appel, cette situation n’a pas mené à des débats. L’avis et l’autorisation environnementale sont rendus par deux autorités distinctes, il n’y a donc aucune irrégularité[9]. Ainsi, les exigences de la directive ne sont pas méconnues lorsqu’un préfet de département est compétent pour délivrer une autorisation tandis que le préfet de région est compétent pour rendre l’avis, quand bien même les services du préfet de région assurent, en outre, l’instruction de la demande[10].

Cependant, il ressort de certaines décisions que, dans l’hypothèse où des éléments du dossier permettraient de tenir pour établi que l’autorité environnementale n’a pas été en mesure de se prononcer dans les conditions d’impartialité et d’objectivité requises, l’avis serait irrégulier[11].

C’est dans ce cadre que les faits soumis aux magistrats du tribunal administratif de Cergy-Pontoise se trouvaient. En effet, étaient bien intervenues deux autorités distinctes organiquement, puisque le préfet de la région
d’Ile-de-France avait rendu l’avis tandis que le préfet du département du Val-d’Oise avait autorisé l’installation. Au premier abord, il n’y avait pas de problème de manque d’autonomie organique.

Toutefois, à la lecture des pièces, ressortait clairement une absence d’autonomie fonctionnelle. Les deux préfets se sont appuyés sur une même DREAL et le même agent, chef de l’unité territoriale, a à la fois signé l’avis de l’autorité environnementale et établi le rapport d’instruction des demandes d’autorisation de la société.

Dans ces conditions, les juges ne pouvaient que reconnaître que l’autorité environnementale ne présentait pas, à l’égard de l’autorité décisionnaire, une autonomie réelle et notamment des moyens administratifs et humains propres.

Les juges sont donc allés à rebours de la jurisprudence majoritaire qui tendait à conclure à une totale impartialité lorsqu’une séparation organique existait. Dans les faits de l’espèce, il n’était pas possible de conclure à l’autonomie de l’auteur de l’avis au regard des pièces du dossier.  

La question a toutefois été soulevée par l’avocate de la société exploitant la carrière lors de l’audience : à quel stade l’irrégularité a-t-elle été commise ? Est-ce au moment où le service a rendu l’avis ou au moment où le service instructeur a rendu son rapport ? Cette question apparaît toutefois secondaire puisque les instructions se situent toutes deux à la même phase de la procédure de l’autorisation environnementale, celle d’examen de la demande. Une régularisation devra donc être menée dès ce stade de la procédure. 

III. L’application du sursis à statuer en cas d’irrégularité de l’avis de l’autorité environnementale

Le Conseil d’État est venu préciser la procédure à suivre depuis l’annulation de l’article R. 122-6 du code de l’environnement. La question s’est posée dans tous les cas où un même préfet a été service instructeur et autorité environnementale, ce qui a mené à une jurisprudence fournie et établie.

Cette régularisation est prévue à l’article L. 181-18 du code de l'environnement. Le Conseil d’État a précisé la marche à suivre en cas de régularisation d’une autorisation environnementale de manière générale[12], et plus particulièrement concernant l’irrégularité d’un avis de l’autorité environnementale dans sa décision du 27 septembre 2018[13].

Dans cet avis, le Conseil d’État a prévu les strictes modalités de régularisation de ce vice de défaut d’impartialité de l’autorité environnementale. 

Tout d’abord, et pour décider de la régularisation d’une autorisation environnementale, le juge doit constater qu’un seul vice est fondé et que tous les autres moyens sont irrecevables.

Il faut ensuite que le vice n’affecte qu’une seule phase de l’instruction. Soit ce vice n’est pas régularisable, alors l’annulation de l’autorisation est prononcée et l’instruction doit être reprise à partir de la phase annulée, soit il est régularisable, alors une autorisation modificative peut être délivrée après que le juge a sursis à statuer pour permettre à l’autorité compétente de procéder à la régularisation, au moyen d’un jugement avant-dire droit.

Dans le cas d’un vice de procédure tiré de l’irrégularité de l’avis rendu par l’autorité environnementale, et en raison de l’importance de cet avis pour l’information du public, la régularisation ne peut se borner à la simple édiction d’un nouvel avis.

L’avis initial peut être régularisé par la consultation d’une autorité présentant les garanties d’impartialité requises. Le Conseil d’État a cité, par exemple et en l’absence de texte définissant une autorité environnementale compétente, les missions régionales de l’autorité environnementale (MRAe) du Conseil général de l’environnement et du développement durable. Un décret est attendu en vue d’une désignation réglementaire de ces MRAe en tant qu’autorité environnementale.

Le nouvel avis doit ensuite être porté à la connaissance du public. Le juge, dans son jugement avant-dire droit, doit en prévoir les modalités en distinguant deux cas :

  • Si le nouvel avis diffère substantiellement de celui qui avait été porté à la connaissance du public, une enquête publique complémentaire devra être organisée ;

  • S’il n’y a pas de modification substantielle de l’avis, l’information du public pourra prendre la forme d’une simple publication sur internet.

En l’espèce, après avoir constaté qu’aucun autre vice n’était susceptible de fonder l’annulation des différents arrêtés, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a décidé d’utiliser sa faculté de surseoir à statuer en vue d’une régularisation.

Il a été prévu que la MRAe serait consultée pour avis dans un délai de huit mois. En cas d’avis différant de manière substantielle, un délai de six mois supplémentaire est prévu pour qu’une enquête publique complémentaire puisse être organisée.

L’installation ne présentant aucun danger ou inconvénient pour les intérêts protégés à l’article
L. 511-1 du code de l’environnement, les autorisations n’ont pas été suspendues et l’exploitation de la carrière peut se poursuivre pendant la durée de la régularisation.

Pour conclure, ce jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise s’est prononcé sur un point inédit dans le contentieux de la régularité des avis de l’autorité environnementale. Le tribunal rappelle que cette autorité doit, matériellement, respecter des garanties d’impartialité. De ce fait, il ne faut pas toujours s’arrêter à une autonomie de façade.

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Manon BOENEC

[1] Directive n°2011/92/UE du 13 décembre 2011 sur l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement.

[2] CE 6 décembre 2017, Association France Nature Environnement, req. n°400559.

[3] Décret n° 2016-1110 du 11 août 2016 relatif à la modification des règles applicables à l'évaluation environnementale des projets, plans et programmes.

[4] CJUE 20 octobre 2011, Department of the Environment for Northern Ireland c/ Seaport (NI) Ltd et autres, affaire C-474/10.

[5] CAA Bordeaux 9 octobre 2018, MM. X, req. n°16BX02291.

[6] CE 22 octobre 2018, Dessailly, req. n° 406746.

[7] CAA Nantes 26 décembre 2018, Mme X. et autres, req. n°17NT01268.

[8] CE 27 septembre 2018, Association Danger de tempête sur le patrimoine rural et autres, req. n° 420119.

[9] Par exemple : CAA Bordeaux 7 mars 2019, Association Grand vent malade et autres, req. n°17BX00719.

[10] CAA Nancy 4 octobre 2018, Association des évêques aux cordeliers et autres, req. n°17NC01857.

[11] CAA Nantes 26 décembre 2018, Mme X. et autres, précité.

[12] CE 22 mars 2017, Association Novissen, req. n°415852.

[13] CE 27 septembre 2018, Association Danger de tempête sur le patrimoine rural et autres, précité.

Le droit public français face aux conséquences d'un Brexit sans accord

Extrait de la Gazette n°38 - Juillet 2019

Loi n° 2019-30 du 19 janvier 2019 habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Le 23 juin 2016, les Britanniques se sont prononcés à 51,89 % en faveur du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne alors que son adhésion, consacrée par le Traité de Bruxelles, date de 1973. L’article 50 du Traité sur l’Union européenne (TUE) organise la procédure de retrait qui n’avait encore jamais été mise en œuvre. Conformément à celle-ci, le Premier ministre britannique a notifié au Président du Conseil européen l’intention de son pays de se retirer à la fois de l’Union et du traité Euratom. Un délai de deux années a alors été déclenché fixant dans un premier temps la date de retrait au 30 mars 2019. Le 11 avril 2019, le Conseil décide la prorogation au 31 octobre 2019 selon la procédure de l’article 50 paragraphe 3 du TUE [1].

Au fil des négociations conduites par la Commission au nom du Conseil [2], formellement ouvertes le 19 juin 2017, la perspective d’un retrait sans accord s’est révélée de plus en plus probable, notamment suite aux trois récents rejets par le Parlement britannique. En cas de « deal », une période de transition serait ouverte aboutissant à la signature d’un accord sur les futures relations du Royaume-Uni, devenu un Etat tiers, et l’Union européenne en application des articles 216 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Au contraire, dans la perspective d’un retrait sans accord, tant l’Union que ses Etats Membres doivent prévoir en amont des mesures préventives dites de contingences, étant précisé qu'elles doivent être prises dans le respect du principe de « coopération loyale » de l’article 4 paragraphe 3 du TFUE.

C’est dans ce contexte que la loi d’habilitation n° 2019-30 du 19 janvier 2019 permet au Gouvernement de prévoir des mesures par ordonnance, notamment en cas de Brexit sans accord. Le recours aux ordonnances a pu être critiqué, tant au cours des débats parlementaires [3] que par le Conseil d’Etat dans son avis non publié du 27 septembre 2018 [4], lequel pointe notamment le manque de précision des mesures à prendre. Cette lacune pourrait toutefois être justifiée par l’urgence et la volonté de « ménager la position de la France » selon le Conseil. Par ailleurs, les liens profonds entre la France et le Royaume-Uni résultent d’une histoire commune et d’une situation géographique avantageuse, les deux pays étant notamment reliés par des connexions maritimes et par le tunnel sous la Manche. L’anticipation des conséquences d’un « no deal Brexit » nécessite par suite une habilitation particulièrement large afin de pouvoir mobiliser tous les outils juridiques et dérogations nécessaires.

L’article 1er de la loi du 19 janvier 2019 traite principalement des conditions d’entrée et de séjour, des conditions de travail et d’exercice d’une activité économique sur le territoire français, ainsi que du passage des personnes et des marchandises. Cet article est essentiel afin de prévoir le statut des britanniques qui résident en France sur le long terme et pour assurer l’attractivité de la France. L’article 1er a fait l’objet de trois ordonnances et de trois décrets d’application [5].

L’article 2 prévoit diverses mesures afin de protéger à la fois les ressortissants français au Royaume-Uni et les intérêts de la France qu’il s’agisse des droits sociaux, des cotisations, mais aussi des diplômes et qualifications. Cet article permet aussi de régir le sort des licences de transfert de matériel en vertu du code de la défense, l’accès au système de règlement interbancaire et le statut des établissements bancaires britanniques en France. Enfin, il habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances relatives à la continuité du flux des personnes et des marchandises via le tunnel sous la Manche. Six ordonnances et quatre décrets ont été pris en vertu de cet article [6].

L’article 3 permet de déroger et d’adapter les règles « en matière d'aménagement, d'urbanisme, d'expropriation pour cause d'utilité publique, de préservation du patrimoine, de voirie et de transports, de domanialité publique, de commande publique, de règles applicables aux ports maritimes, de participation du public et d'évaluation environnementale » pour effectuer en urgence et selon une procédure allégée les travaux nécessaires au rétablissement des contrôles des personnes et des marchandises. Contrairement aux précédents articles, les mesures à prendre en vertu de l'article 3 s'appliqueront même si un accord de retrait aboutit. Cet article a fait l'objet de deux ordonnances et d'un décret [7].

L’étude de la loi d’habilitation du 19 janvier 2019 et de ses textes d’application permet de saisir la variété des enjeux posés par un Brexit sans accord pour la France. Au-delà des questionnements politiques, ces textes touchent à de nombreux aspects de droit public. Les ordonnances et décrets sont tout d’abord intéressants à étudier car ils mobilisent des concepts juridiques classiques dans un contexte inédit, c’est-à-dire le retrait d’un Etat de l’Union européenne. En outre, ils illustrent la plasticité du droit public, au cœur des enjeux les plus actuels. A cet égard, l’objet du présent article portera plus précisément sur les ajustements portés au droit des étrangers appliqué aux britanniques (I) ainsi que sur les règles relatives aux travaux pour le rétablissement des contrôles aux frontières (II).

I.     Un droit des étrangers assoupli en cas de « no deal », gage de l’attractivité de la France

Le droit des étrangers est au cœur des débats sur le Brexit. Les effets sur des milliers de personnes seront immédiats puisqu’en 2017, si 784.900 britanniques vivaient depuis plus d’un an dans un pays de l’Union européenne, ils étaient 152.900 à résider en France [8]. De plus, chaque année, 4 millions de britanniques sont de passage sur le territoire français. Or, si les citoyens de l’Union européenne peuvent circuler et séjourner librement au sein de l’Union [9], au lendemain du retrait, les britanniques implantés dans un autre Etat membre deviendront des citoyens d’un pays tiers qui ne devraient donc plus bénéficier de ce droit en l’absence d’accord.

A cet égard, il y a un partage de compétences entre l’Union et les Etats membres portant sur la réglementation du droit de séjour des citoyens de pays tiers : l’Union est compétente pour les séjours courts en vertu de l’article 77 du TFUE alors que les Etats membres le sont pour les séjours de longue durée. La loi d’habilitation et ses ordonnances ont ainsi pour objet les seuls séjours de longue durée. Or, le droit national est clair sur la situation des citoyens de pays tiers : tout étranger qui réside en France plus de trois mois doit demander un visa de long séjour en vertu de l’article L. 211-2-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Au lendemain du retrait, les britanniques qui jusque-là pouvait s’installer librement, notamment pour créer une activité économique sur le sol français, devraient solliciter un visa. De plus, en l’absence d’accord, les britanniques vivant en France seraient privés de documents de séjour et pourraient donc se retrouver en situation irrégulière, sans que leur statut soit encadré.

Au terme de l’article 1er I de la loi du 19 janvier 2019, l’habilitation du Gouvernement lui permet de « prendre toute autre mesure relevant du domaine de la loi nécessaire au traitement de la situation des ressortissants britanniques résidant en France ou y exerçant une activité ainsi que des personnes morales établies au Royaume-Uni et exerçant une activité en France afin de préserver les intérêts de la France. » L’ordonnance n° 2019-76 du 6 février 2019 portant diverses mesures relatives à l'entrée, au séjour, aux droits sociaux et à l'activité professionnelle, applicables en cas d'absence d'accord sur le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne prévoit ainsi plusieurs dispositions dérogatoires au droit commun plus favorables aux ressortissants britanniques en cas de « no deal ».

En premier lieu, pendant une période transitoire, les britanniques vivant légalement sur le sol français avant le retrait n’auront pas besoin de titre de séjour. En vertu du décret n° 2019-264 du 2 avril 2019, cette période est d’un an à partir de la date du retrait, ce qui permet de sécuriser leur situation, leur laissant un délai suffisant pour effectuer les démarches nécessaires. Durant cette période, le statu quo est maintenu également en terme d’exercice d’activité professionnelle et de perception des droits sociaux.

De plus, les démarches administratives sont allégées. Si l’article L. 313-2 du CESEDA impose la présentation d’un visa pour la première délivrance d’un titre de séjour, les ressortissants britanniques qui résident depuis moins de cinq ans en France en sont exonérés. Pour les citoyens britanniques qui vivent depuis plus de cinq années en France ils obtiennent de plein droit une carte de résident d’une durée de dix années renouvelable. Il s’agirait ainsi d’un droit de séjour permanent selon le rapport de l’ordonnance au Président de la République, ce qui est particulièrement favorable [10].

En outre, 52 % des britanniques installés en France y exerceraient une activité professionnelle [11]. En l’absence d’accord, le risque serait donc que leur employeur se trouve dans l’obligation de justifier d’une autorisation de travail au titre de l’article L. 5221-5 du code du travail. En effet, les ressortissants britanniques ne bénéficieraient plus de la liberté de circulation des travailleurs garantie par l’article 45 du TFUE. Sans cette autorisation, leurs employeurs seraient alors en situation d’infraction. L’article 9 de l’ordonnance n° 2019-76 prévoit donc que les employeurs des ressortissants britanniques qui vivent légalement en France sont exemptés de cette autorisation jusqu’à l’obtention du titre de séjour. Les articles suivants prennent soin de prévoir les conditions dans lesquelles les citoyens britanniques pourront continuer à exercer leur activité professionnelle en France, les modalités de reconnaissance de leur qualifications professionnelles, mais aussi de celles des ressortissants des pays de l’Union acquises au Royaume-Uni.

L’ordonnance du 6 février 2019 règle également plusieurs questions dont celle des avocats et des agents publics. En vertu de son article 13, les avocats ayant un titre britannique et exerçant en France pourront continuer à exercer pendant un an après la date du retrait et pourront demander, durant cette période, le bénéfice de l’article 89 loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, lequel leur permettra de continuer à exercer en France. Enfin, si sous certaines conditions les ressortissants britanniques pouvaient être agents titulaires ou stagiaires de la fonction publique [12], l’article 17 établit que les britanniques qui ont le statut d’agent ou de stagiaire au moment du retrait conservent cette qualité en l’absence d’accord.

Ainsi, dans la perspective d’un Brexit sans accord, le statut des britanniques résidant en France est nécessairement encadré par les ordonnances et la loi d’habilitation qui prévoient également des mesures d’urgence pour le rétablissement des contrôles aux frontières.

II.   Les dérogations au droit public pour faciliter le rétablissement en urgence des contrôles frontaliers

Les flux de personnes et de marchandises entre la France et le Royaume-Uni sont évidemment très denses. Le Royaume-Uni est ainsi le troisième destinataire des produits agro-alimentaires français et le Royaume-Uni est le second importateur de produits de la pêche en France par exemple. Chaque année, 1,6 millions de camions empruntent Eurotunnel et plus de 3,6 millions la voie maritime [13]. De plus, la France étant le principal point d’entrée du Royaume-Uni vers l’Union européenne, la question des flux de transports est centrale. Quant au transport de voyageurs, ils sont 4 millions de britanniques à venir en France chaque année. Un tiers des autorisations de services réguliers de transports entre le Royaume-Uni et l’Union concerne la France.

Au vu de l’intensité de ces échanges commerciaux, l’enjeu est donc fondamental pour la France puisque, quelle que soit la forme du Brexit, ces échanges seront impactés, notamment par le rétablissement des contrôles frontaliers. Toutes les personnes et marchandises qui aujourd’hui circulent librement, devront faire l’objet d’un contrôle. Par exemple, en application de l’article L. 236-4 du code rural et de la pêche, les animaux et les produits d’origine animale doivent être contrôlés lorsqu’ils proviennent de pays tiers ou lorsqu’ils sont destinés à l’exportation. Tout l’enjeu est que les postes frontaliers ne seront pas équipés à recevoir de tels flux au lendemain du Brexit. Ceci implique donc la création et la construction de nouvelles infrastructures et de lourds investissements : pour le seul port de Dunkerque les investissements nécessaires seraient de l’ordre de 25 millions d’euros [14]. Cela s’explique par l’absence de poste frontalier à certains points d’entrée (le tunnel sous la Manche, Roscoff, Cherbourg, Caen-Ouistreham, Dieppe et Calais) ou l’insuffisance de dimension et d’équipement de postes de contrôle ou pouvant accueillir notamment les contrôles sur les animaux vivants (Havre, Dunkerque, Saint Malo et Brest) [15]. Enfin, en sus de la création de nouvelles infrastructures pour les contrôles, des aires de stationnement devront nécessairement être créées du fait du risque d’engorgement.

Au vu de la densité des contrôles frontaliers à venir tant sur les personnes que les marchandises, ainsi que de l’urgence à prendre ces mesures, l’article 3 de la loi d’habilitation prévoit des dérogations « en matière d'aménagement, d'urbanisme, d'expropriation pour cause d'utilité publique, de préservation du patrimoine, de voirie et de transports, de domanialité publique, de commande publique, de règles applicables aux ports maritimes, de participation du public et d'évaluation environnementale » et ce, qu’un accord sur le Brexit intervienne ou non.

Ceci laisse une très grande marge de manœuvre au Gouvernement. Selon le rapport au Président de la République le but est « mettre à profit toutes les adaptations et dérogations permises par le législateur pour accélérer l'examen des dossiers et l'attribution des autorisations nécessaires afin que les travaux nécessaires puissent démarrer au plus tôt, permettant ainsi leurs homologations avant leur mise en service. » [16]. Les mesures prises par le Gouvernement par les ordonnances du 23 janvier 2019 et du 27 mars 2019 en application de l'article 3 de la loi sont applicables six mois après le retrait. Elles sont de plusieurs ordres.

Premièrement, elles prévoient diverses dérogations afin d’accélérer les procédures, qui ne peuvent être toutes citées. Elles concernent le droit du patrimoine et de l’urbanisme mais également le droit de l’environnement. Par exemple, les avis du conseil de développement de la commission d’investissements des grands ports maritimes est remplacé par une information préalable des membres [17], et l’enquête publique des articles L. 181-9 et L. 181-10 du code de l'environnement est ainsi remplacée par une participation du public par voie électronique au terme de l’article 4 de l’ordonnance n° 2019-36.

La seconde particularité des ordonnances est qu’elles permettent une accélération des procédures dans de nombreuses matières, notamment en droit de l’environnement. Par exemple, la phase de participation du public qui est de trente jours selon le dernier alinéa du II de l’article L. 123-19 du code de l’environnement est exceptionnellement raccourcie à quinze jours et la prise en compte de la participation, de quatre jours est ramenée à vingt-quatre heures [18]. Il est heureusement fait exception des sites Natura 2000 ou des réserves naturelles. Le décret n° 2019-37 du 23 janvier 2019 prévoit également divers raccourcissements de délais notamment pour l’instruction de l’évaluation environnementale.

De plus, le droit de la commande publique est modifié par l’article 3 de l’ordonnance n° 2019-36 qui ajoute un alinéa à l’article 35 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics en autorisant l’attribution d’une mission globale de conception/construction de locaux spécifiques pour le contrôle aux frontières en cas de Brexit. Ceci constitue également une dérogation, d’ores et déjà applicable, à l'article L. 2171-2 du nouveau code de la commande publique.

Le cas le plus extrême de ces dérogations concerne le droit de l’urbanisme et figure à l’article 2 de l’ordonnance n° 2019-36. Celui-ci dispense les constructions de toute formalité relevant du code de l’urbanisme en les faisant bénéficier du b) de l'article L. 421-5 du code de l’urbanisme, en vertu duquel certaines installations sont dispensées de toute formalité compte tenu « de la faible durée de leur maintien en place ou de leur caractère temporaire compte tenu de l'usage auquel ils sont destinés ». L’article 2 de l’ordonnance ajoute que leur implantation ne peut être supérieure à deux ans et qu’elles devront être régularisées six mois après ce délai. Ce mécanisme est éminemment critiquable car il permet de régulariser a posteriori une construction érigée deux ans auparavant, alors même qu’après ce délai, les mêmes questions de contrôle aux frontières continueront à se poser et qu’il est donc probable que ces installations soient pérennes. Cette disposition a fait l’objet de vives critiques notamment du Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA) : « Le gouvernement invente donc la demande de permis de construire déposée deux ans après la construction ! ».

En outre, l’article 6 de l’ordonnance n° 2019-36 prévoit une dérogation aux principes du contrôle des animaux et des produits d’origine animale au sens du code rural et de la pêche maritime. En principe, ils doivent être contrôlés aux points d’entrée. Afin de fluidifier les contrôles, et seulement en cas de Brexit sans accord, ils pourront toutefois être contrôlés sur le territoire français « dans des centres situés à proximité de leur point d’entrée. » Cette dérogation est essentielle car elle permet de compléter les mesures de construction de nouveaux points de contrôle. Cette disposition a spécifiquement été pensée pour désengorger le poste de Calais, et permettre le contrôle des produits de la pêche sur le site de Boulogne-sur-Mer [19].

Enfin, au-delà des flux de transport, en matière de sécurité, le tunnel sous la Manche est actuellement contrôlé par une commission intergouvernementale. Or, en cas de Brexit sans accord, cette autorité sera remplacée, pour la partie française, par l'Etablissement public de sécurité ferroviaire, ce qui modifierait l’article L. 2221-1 du code des transports.

Par le jeu des ordonnances, dont la ratification est en attente, le Gouvernement a su modeler plusieurs règles importantes de droit public afin de préparer au mieux la France en cas de Brexit sans accord. Déjà, des ordonnances modificatives sont intervenues, notamment pour prendre en compte la prorogation du délai. Il convient également d’attendre la ratification des ordonnances étudiées. Les exceptions aux règles d’urbanisme, d’environnement et de commande publique pour faire face dans l’urgence à un évènement imprévu ne sont pas isolées puisqu’elles sont également au cœur de l’article 9 du projet de loi pour la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

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Emma GEORGE

[1] Décision UE 2019/584 du Conseil européen prise en accord avec le Royaume-Uni du 11 avril 2019 prorogeant le délai au titre de l'article 50, paragraphe 3, du TUE.

[2] Réunion informelle des chefs d'État ou de gouvernement de 27 États membres, ainsi que des présidents du Conseil européen et de la Commission européenne Bruxelles, le 15 décembre 2016.

[3] Compte-rendu intégral, deuxième séance du lundi 10 décembre 2018, Assemblée nationale.

[4] P. Roger, « Brexit : le Conseil d’Etat émet des réserves sur le projet de loi d’habilitation », Le Monde, 14 octobre 2018.

[5] L’ordonnance n° 2019-36 du 23 janvier 2019, ordonnance n° 2019-76 du 6 février 2019 ordonnance n° 2019-78 du 6 février 2019, décret n° 2019-37 du 23 janvier 2019, décret n° 2019-220 du 22 mars 2019, et décret n° 2019-264 du 2 avril 2019.

[6] L’ordonnance n° 2019-48 du 30 janvier 2019, ordonnance n° 2019-75 du 6 février 2019, ordonnance n° 2019-76 du 6 février 2019, ordonnance n° 2019-78 du 6 février 2019, ordonnance n° 2019-96 du 13 février 2019, ordonnance n° 2019-236 du 27 mars 2019, décret n° 2019-220 du 22 mars 2019, décret n° 2019-244 du 27 mars 2019, décret n° 2019-245 du 27 mars 2019, décret n° 2019-265 du 3 avril 2019.

[7] L’ordonnance n° 2019-36 du 23 janvier 2019, ordonnance n° 2019-236 du 27 mars 2019 et décret n° 2019-37 du 23 janvier 2019.

[8] Etude de l’Office for national statistics - ONS, Living abroad: British residents living in the EU: April 2018, Latest available data on British residents living in the EU, including Eurostat data for 2017.

[9] Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

[10] Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2019-76 du 6 février 2019.

[11] Etude d’impact, Projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, 2 octobre 2018, page 14.

[12] Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, articles 5 et 5 bis.

[13] Etude d’impact, page 29.

[14] Etude d’impact,  page 25.

[15] Exposé des motifs, projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

[16] Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2019-36 du 23 janvier 2019.

[17] Article 1er de l’ordonnance n° 2019-36 du 23 janvier 2019 portant diverses adaptations et dérogations temporaires nécessaires à la réalisation en urgence des travaux requis par le rétablissement des contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni en raison du retrait de cet Etat de l'Union européenne.

[18] Article 4 de l’ordonnance n° 2019-36.

[19] Compte rendu du Conseil des ministres du 23 janvier 2019, Rétablissement des contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni.

Restaurants collectifs : vers un droit au bio opposable ?

Extrait de la Gazette n°37 - Avril 2019

Le législateur a adopté, le 30 octobre 2018, le projet de loi Agriculture et alimentation, rebaptisé « loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous ». Il y instaure notamment l’obligation pour les personnes publiques de servir des repas cuisinés à partir de 50% de produits écologiques – dont 20% issus de l’agriculture biologique – dans les restaurants collectifs dont ils ont la charge, d’ici le 1er janvier 2022 (1).

Exiger une part de produits provenant de l’alimentation durable dans les cantines n’est pas nouveau. Un premier projet de loi avait été voté en ce sens en 2016, mais retoqué par le Conseil constitutionnel pour vice de procédure (2). Aussi, Emmanuel Macron en avait-il fait une promesse de campagne l’année suivante, en prenant l’engagement de mettre en place plus de 50% de produits bio, écologiques ou issus de circuits courts tant dans les cantines scolaires que les restaurants d’entreprise.

Si c’est dorénavant chose faite, force est de constater que l’on revient de loin ! En effet, le projet initial prévoyait seulement l’obligation pour les personnes publiques d’inclure, dans la composition des repas servis dans les restaurants collectifs dont elles ont la charge, une « part significative de produits acquis en prenant en compte le coût du cycle de vie du produit, ou issus de l’agriculture biologique ». Les débats parlementaires ont fait plusieurs allers-retours successifs sur le fait de donner un chiffre ou non, pour finalement franchir le pas en osant évaluer concrètement cette « part significative ». Chiffrer l’exigence à 50% de produits écologiques, dont 20% issus de l’agriculture biologique, constitue en tous cas une avancée certaine lorsque l’on sait que, sur 7 millions de repas servis chaque jour, rien que dans les établissements scolaires, moins de 3,2 % des aliments possèdent le label bio (3).

L’imposition de quotas entraîne toutefois certaines inquiétudes et interrogations, à commencer de la part du Conseil d’Etat. Ce dernier estime en effet, dans son avis rendu sur le texte, que cette obligation faite aux collectivités est « très contraignante » et d’une « grande complexité ». Il lui aurait semblé « plus approprié de recourir à d’autres méthodes relevant du droit souple et reposant sur la confiance plus que sur la contrainte pour atteindre les objectifs légitimes que le gouvernement s’assigne ». Reste que le nouvel article L. 230-5-1 du code rural semble poser tout de go une obligation positive pour les personnes publiques prenant en charge de restaurants collectifs. L’occasion de s’interroger à ce sujet sur les implications possibles d’une telle loi et – pourquoi pas ? – de s’essayer à quelques réponses.

I/ Une apparente obligation de résultat

L’obligation faite aux communes de mettre en place plus de 50% de produits bios, écologiques ou issus de circuits courts dans les restaurants collectifs pose immédiatement la question de sa réelle portée juridique. Sans réelle surprise, la loi du 30 octobre 2018 semble ainsi mettre en place une obligation de résultat à la charge des communes et de toute autre personne publique responsable d’un restaurant collectif.

Force est toutefois de constater que le texte ne mentionne jamais ce terme d’« obligation ». Il se contente d’affirmer que « les repas servis dans les restaurants collectifs dont les personnes morales de droit public ont la charge comprennent une part au moins égale, en valeur, à 50 % de produits [écologiques], les produits [issus de l’agriculture biologique] devant représenter une part au moins égale, en valeur, à 20 % » – le tout en fixant le 1er janvier 2022 comme date limite pour respecter cet objectif.

L’art nous apparaît subtil. En effet, le législateur évite, en prenant « les repas » pour sujet, de reconnaître, d’une part la présence formelle d’une obligation juridique à l’encontre des personnes publiques concernées et, d’autre part l’existence d’un droit pour les usagers à se prévaloir de ces exigences légales.

Or, en vertu du principe de légalité, les administrés seront toujours à même d’opposer la loi 30 octobre 2018 à l’administration. Ils pourront même a priori engager sa responsabilité dans le cas où elle n’en respecterait pas les dispositions.

Mieux encore, il nous semble tout à fait plausible que la loi du 30 octobre 2018 puisse poser les prémisses de la reconnaissance d’une sorte de « droit subjectif à l’alimentation saine ». En effet, l’accès à 50% de produits écologiques dont 20% issus de l’agriculture biologique peut apparaître désormais comme une prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif, qui permet aujourd’hui au titulaire de cette prérogative de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose envers l’administration, dans son propre intérêt ou dans celui d’autrui. Cette conclusion est d’ailleurs d’autant plus sous-entendue que le législateur a fait le choix de poser un seuil chiffré de produits à prendre en compte – même si, remarquons-le, la question resterait la même dans l’hypothèse où la loi exigerait seulement la prise en compte d’« une part significative ».

Il est vrai que le sujet des cantines a toujours été l’objet d’une catharsis en matière de droits et libertés. Les questions de liberté de culte et de laïcité y sont particulièrement prégnantes et souvent très sensibles – surtout pour les cantines scolaires. Toutefois, les termes du débat apparaissent ici renversés. En effet, il n’est pas question a priori d’opposer l’accès à une alimentation saine à une autre considération d’envergure. Il revient au contraire de rajouter une obligation à la charge des personnes publiques et, cela étant, une nouvelle revendication possible de la part des usagers. En d’autres termes, ces derniers semblent, au regard de la loi du 30 octobre 2018, tout à fait à même d’exiger le respect des seuils de 50% et 20% posés par le législateur. Demander le respect de cette exigence légale serait d’ailleurs mieux accueilli que le respect d’un interdit alimentaire au nom de la liberté de culte, dans la mesure où le juge ne pourrait opposer à l’usager le caractère facultatif du service mis en cause. 

Aussi, la loi du 30 octobre 2018 vient-elle seulement parfaire les prescriptions nutritionnelles en matière de composition des repas. Elles seules tiennent lieu d'obligation pour les personnes publiques responsables de restaurants collectifs, qui ont à charge de proposer des repas équilibrés, variés, de bonne qualité et répondant aux besoins de leurs usagers. L’exigence de 50% de produits écologiques dont 20% issus de l’agriculture biologique semble ainsi participer à l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé (4), et plus avant, à l’ensemble des volets de la règle des « cinq S » qui gouverne la restauration collective (satisfaction, service, symbole, santé, sécurité) (5).

Mais au-delà de ces considérations, force est de constater un détail de taille : la loi ne prévoit aucun mécanisme de sanction dans le cas où les personnes publiques responsables ne respecteraient pas cette nouvelle obligation.

 

II/ L’absence d’un mécanisme de sanction

Malgré l’obligation qu’elle met en place, la loi du 30 octobre 2018 n’organise aucun mécanisme de sanction dans l’hypothèse où, au 1er janvier 2022, les parts de produits écologiques et issus de l’agriculture biologique ne seraient pas respectées dans l’intégralité des restaurants collectifs visés par ces dispositions. Pourtant, un tel dispositif appelle nécessairement à une certaine anticipation de cette difficulté.

Il est vrai que l’imposition de quotas n’a pas toujours été une réussite pour le législateur. On pense naturellement à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (loi SRU) (6), qui vise – pour l’essentiel – à recréer un équilibre social dans chaque territoire et à répondre à la pénurie de logements sociaux. Elle fait ainsi l’obligation aux communes remplissant certaines conditions de population de disposer au moins de 25 % de logement social, en regard des résidences principales. Ce seuil est, à l’inverse de la loi du 30 octobre 2018, soumis à un système de pénalités (7), mais n’est pas toujours respecté.

Le même résultat en demi-teinte se constate pour ce qui concerne le droit au logement opposable (8) qui, en théorie, permet aux personnes mal logées, ou ayant attendu en vain un logement social pendant un délai anormalement long, de faire valoir leur droit à un logement décent ou à un hébergement, lorsqu’elles ne peuvent l’obtenir par leurs propres moyens. Le dispositif prévoit en ce sens tout un système de protection sur les plans administratifs et juridictionnels en vue de sanctionner la méconnaissance de ce droit.

Il est vrai, à titre comparatif, que la question des cantines concerne un tout autre domaine de la sphère politique et, partant, de la volonté d’action des élus. En effet, elle est susceptible de représenter, à la différence des impératifs de mixité sociale, une attente peut-être plus populaire ou plus attrayante auprès des administrés. Aussi, la question de l’alimentation constitue un enjeu politique incontournable, touchant tant à l’économie qu’à la santé ou au social. Elle peut ainsi plus facilement faire office de cheval de bataille dans un cadre électoral, et donc susciter nettement plus de considération et d’attention de la part des politiques. À charge donc pour les personnes publiques d’investir, tant pour leur image que la santé de leurs populations.

Partant, la mise en place de sanctions juridiques n’est peut-être pas – tout compte fait – la bonne solution à retenir en la matière. C’est d’ailleurs le parti que semble avoir adopté le législateur dans la mesure où, s’il n’organise pas un système de sanction, il met en place plusieurs dispositifs de contrôle, codifiés aux articles L. 230-5-3 à L. 230-5-5 du code rural.

C’est ainsi que la loi fait une première obligation aux personnes morales en charge de restaurants collectifs d’informer, « une fois par an, par voie d’affichage et par communication électronique, les usagers des restaurants collectifs dont elles ont la charge de la part des produits entrant dans la composition des repas servis ». De la même façon, elles informeront les usagers « des démarches qu’elles ont entreprises pour développer l’acquisition de produits issus du commerce équitable ». Ces obligations sont donc une nouvelle preuve que le premier agent de contrôle de l’administration sera l’usager lui-même, ainsi informé de l’action publique par les mesures de publicité mises en œuvre.

De plus, la loi du 30 octobre 2018 oblige les gestionnaires des restaurants collectifs concernés et servant plus de deux cents couverts par jour en moyenne sur l’année à « présenter à leurs structures dirigeantes un plan pluriannuel de diversification de protéines incluant des alternatives à base de protéines végétales dans les repas qu’ils proposent ». Le contrôle apparaît donc comme vertical, et viendra d’en haut (par la collectivité responsable) comme d’en bas (par l’usager).

Enfin, la loi met également en place des « comités régionaux pour l’alimentation », présidés par les préfets de région, qui seront chargés des concertations pour la mise en œuvre au niveau régional du programme national pour l’alimentation et, notamment, en ce qui concerne l’approvisionnement des différents restaurants collectifs en produits écologiques et issus de l’agriculture biologique. Les seuils de 50% et 20% feront donc l’objet a minima d’un contrôle tricéphale : de l’usager tout d’abord, de la collectivité bien sûr, et de l’Etat ensuite.

Partant, il ne reste plus pour les collectivités qu’à procéder à un achat public responsable – si elles ne le font pas déjà. Le droit de la commande publique offre en tous cas nombre de possibilités en la matière, en autorisant notamment les pouvoirs adjudicateurs à exiger un label particulier pour prouver que le service demandé correspond à leurs besoins et à faire de cette exigence une spécification technique, un critère d’attribution du marché ou une condition de son exécution (voir articles R. 2111-12 à R. 2111-17 du nouveau code de la commande publique).  

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Renaud SOUCHE

(1) Cette exigence est codifiée à l’article L. 230-5-1 du code rural et de la pêche maritime.

(2) Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017.

(3) Chiffres donnés par l’Agence pour le développement de l’agriculture biologique.

(4) Cons. Const., 16 mai 2012, déc. n°2012-248 QPC, consid. 6.

(5) P. LIGNIERES et J.-P. LEVY, La restauration collective dans les collectivités territoriales, Le Moniteur, 2003, p. 29.

(6) Article L. 302-5 du code de la construction et de l’habitation.

(7) Article L. 302-7 du code de la construction et de l’habitation.

(8) Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale.

L’interdiction des emballages plastiques en France, une mesure durable ?

Extrait de la Gazette n°37 - Avril 2019

La fin de la mise à disposition des emballages plastiques à usage unique a été initiée en droit positif par la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (ci-après, « loi LTE »). Le champ d’application de cette interdiction a été étendu depuis quatre ans, et encore récemment avec l’adoption du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, le 11 avril 2019 (ci-après, « loi PACTE »).

La législation française est depuis 2015 précurseuse dans ce domaine. L’Union européenne n’est parvenue à l’adoption d’une directive européenne qu’en 2019. Néanmoins, cette mesure fait encore l’objet de contestations en France comme en témoigne un potentiel cavalier législatif qui s'est invité dans les débats sur la loi PACTE en vue de revenir sur certaines interdictions d’emballages plastiques.    

On verra que, de son origine jusqu’aux débats sur le projet de loi PACTE, la mesure d’interdiction a toujours fait l’objet de contestations parlementaires (I). Toutefois, cette mesure s'ancre durablement dans l'état du droit alors que le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont largement validé la constitutionnalité et la conventionalité de cette interdiction, qui est en passe d’être reprise au niveau de l’Union européenne (II).

I- Une interdiction débattue au sein du pouvoir législatif

A- Une origine parlementaire

L'origine de l’interdiction de la mise à disposition des emballages plastiques à usage unique se trouve à l’article 73 de la loi LTE prévoyant qu’au 1er janvier 2020, il doit être mis fin à la « mise à disposition des gobelets, verres et assiettes jetables de cuisine pour la table en matière plastique, sauf ceux compostables en compostage domestique et constitués, pour tout ou partie, de matières biosourcées ». Cet article ne figurait pas dans le projet de loi initial déposé par la ministre de l’environnement mais résulte d’un amendement de députés. Lors de la navette parlementaire, un amendement de sénateurs visait à le supprimer, aux motifs que la mesure était prématurée, inadaptée aux services publics (hôpitaux, prisons), qu’elle favoriserait les produits de substitution importés et que la mesure supprimerait 650 emplois directs. L’article a néanmoins été adopté et intégré dans un paragraphe III de l’article L. 541-10-5 du code de l’environnement.

Depuis, deux évolutions tenant au champ d’application de la mesure d’interdiction sont intervenues. D’abord, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 20161 (ci-après, « loi biodiversité ») a étendu l’interdiction aux « bâtonnets ouatés à usage domestique » (1er janvier 2020) et aux « produits cosmétiques […] comportant des particules plastiques » (1er janvier 2018). Ensuite, la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous de 20182 (ci-après, « loi EGalim ») a inséré l’interdiction dans les services de restauration collective scolaires et universitaires des « contenants alimentaires de cuisson » (1er janvier 2025) et des « bouteilles d’eau plate en plastique » (1er janvier 2020).

Ainsi depuis quatre ans, l'interdiction de nouvelles catégories d'emballages plastiques se matérialise dans le code de l’environnement grâce aux lois LTE, biodiversité et EGalim. Les objectifs de ces lois sont en lien direct avec la mesure. Mais ce constat est difficilement transposable au projet de loi PACTE, ayant une visée économique, dans lequel les débats parlementaires furent porteurs de contestations de cette mesure.

B/ Une contestation parlementaire persistante mais restreinte

Ni le projet initial de loi PACTE ni le texte amendé en première lecture par l’Assemblée ne contenaient de disposition relative aux emballages plastiques, en cohérence avec l’objet économique du projet de loi. C’est par un amendement sénatorial3 qu’une modification des interdictions posées par la loi EGalim a été insérée.

Les objectifs de cet amendement étaient notamment l’alignement du champ d’application des interdictions nationales sur celui du projet de directive européenne4, et la limitation de l’interdiction pour les contenants alimentaires des services de restauration collective. Les sénateurs à l’initiative de cet amendement considéraient en effet que la liste d’interdiction avait été étendue par la loi EGalim sans examen préalable de l’impact « pour un certain nombre d’entreprises et d’emplois en France » représentant « environ 1 500 à 2 000 emplois […] menacés ». Ils entendaient également « ne pas limiter [la] croissance [des entreprises françaises] par une situation de concurrence déloyale à l’échelle européenne » du fait de l’« interdiction » de certains produits par la loi EGalim, alors que le projet de directive prévoirait pour ces mêmes produits une simple « réduction ». De manière positive cependant, les sénateurs soulignent qu’ils n’entendent pas revenir sur les interdictions introduites par la loi LTE de 2015 et par la loi biodiversité de 2016.

Après un passage infructueux en commission mixte paritaire, la commission spéciale de l’Assemblée a rendu son rapport le 7 mars 2019 sur le projet de loi PACTE. A rebours de l’amendement des sénateurs, la commission spéciale a retenu un élargissement du champ des interdictions afin de préserver les avancées de la loi EGalim, un rétablissement de l’interdiction des assiettes jetables, toutes sortes confondues, une interdiction d’utilisation de contenants alimentaires de réchauffe et de service en matière plastique dans le cadre des services de restauration scolaire d’ici 2025, et un rétablissement de la date d’entrée en vigueur de l’interdiction des piques à steak et des couvercles à verre jetables. En revanche, elle a suivi le Sénat en ne rétablissant pas l’interdiction des plateaux-repas.

Le projet de loi PACTE a été définitivement adopté par l'Assemblée nationale le 11 avril 2019. La loi adoptée retient donc la modification de l'article L. 541-10-5 du code de l'environnement telle qu'établie par la commission spéciale de l'Assemblée. Si la critique d’un cavalier législatif demeure formellement dans une loi d'ordre économique, force est de constater que les réticences parlementaires aux mesures d’interdiction des emballages plastiques furent vaines.

Dans l'hypothèse d'une extension législative future du champ d'application de la mesure d'interdiction, une vigilance devrait être maintenue sur les travaux parlementaires. Heureusement, la mesure semble inscrite durablement dans le droit national et européen (II).

II/ Une interdiction approuvée par les hautes institutions nationales et par l’Union européenne

A/ Une validation partagée par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État

1- Le Conseil constitutionnel s’est prononcé à deux reprises (loi LTE et loi EGalim) sur la constitutionnalité du paragraphe III de l’article L. 541-10-5 du code de l’environnement. Par deux fois, il l’a déclaré conforme à la Constitution.

En premier lieu, lors du contrôle a priori de la loi LTE5, les députés soutenaient qu’une partie du champ d’application de l’article recoupait la qualification d’« emballage » au sens des normes européennes6 en méconnaissance de l’article 88-1 de la Constitution et de l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. Néanmoins, le Conseil a laconiquement balayé cette argumentation en considérant le grief tiré de l’article 88-1 comme inopérant, et en constatant l’intelligibilité effective de l’article.  

En second lieu, s’agissant du contrôle de la loi Egalim7, le Conseil constitutionnel était saisi de griefs lui permettant un contrôle plus approfondi. En effet, les sénateurs requérants reprochaient au texte de porter une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté d'entreprendre des personnes produisant et commercialisant les ustensiles visés par cette interdiction. Le Conseil a d’abord considéré qu’il ne lui appartenait pas de contrôler l’appréciation du législateur sur l’objectif « de protection de l'environnement et de la santé publique ». Ensuite, il a considéré l’interdiction comme limitée aux « ustensiles jetables », terme général - duquel ne seraient finalement exclus que les « ustensiles non jetables » - par lequel le Conseil laisse au pouvoir législatif une marge de manœuvre sur de potentielles interdictions à venir. Puis, il souligne que les produits réutilisables et compostables sont exclus de l’interdiction. En considération enfin du caractère différé de l'interdiction dans le temps, le Conseil constitutionnel a conclu que la restriction apportée à la liberté d’entreprendre était en lien avec l'objectif poursuivi.

Le contrôle, plutôt mesuré, du Conseil constitutionnel sur ce type d’interdiction a semble-t-il été fixé lors de cette seconde décision. Il peut être observé que la Charte de l’environnement n’est jamais évoquée.

2- Le Conseil d’État a lui été saisi par plusieurs sociétés d’un recours en annulation contre le décret n° 2016-1170 du 30 août 2016 pris en application du III de l’article L. 541-10-5 du code de l’environnement. Les juges ont rejeté la requête en fondant leur raisonnement sur un objectif de prévention et de gestion des déchets8.

Les requérantes soutenaient que le texte instaurait une mesure d'effet équivalent à des restrictions quantitatives, en violation des articles 34 et 35 du TFUE.  Les juges ont d’abord rappelé qu’une telle mesure peut être justifiée notamment « par des raisons (…) de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux ». Or le Conseil d’État, s’il qualifie bien le texte de « mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives », considère néanmoins, pour rejeter le moyen, que l’objectif poursuivi est celui de prévention et de gestion des déchets imposé par l’article L. 541-1 du code de l’environnement. Il considère ensuite que les mesures de substitution évoquées par les requérants (systèmes de collecte) « ne répondent pas à l'objectif [et] ne constituent, en outre, qu'une réponse partielle ». Il en conclut que « l'interdiction édictée constitue une mesure nécessaire au regard de l'exigence impérative de protection de l'environnement, proportionnée et justifiée au regard de l'objectif poursuivi. »

De plus, le Conseil d’État a rejeté le moyen tiré du défaut de clarté et d’intelligibilité de la norme, considérant comme suffisantes l’énumération expresse du texte (« gobelets », « assiettes », etc.), l’exclusion expresse des emballages au sens de la directive n° 94/62/CE, ainsi que l’existence de normes françaises définissant les notions utilisées dans le décret. Le raisonnement paraît relever du bon sens.

Par ces trois décisions, le gardien de la Constitution et le Conseil d'État envoient un message clair de validité de l’interdiction des ustensiles plastiques, et ce dans un « un objectif de réduction du volume des déchets plastiques afin, notamment, de prévenir et de limiter la pollution des sols et du sous-sol ainsi que les atteintes à la biodiversité ». Il s’agit finalement d’un encouragement adressé au pouvoir législatif ainsi qu’aux services exécutifs chargés de la mise en œuvre effective des interdictions d’ici le 1er janvier 2020.

B/ Des normes européennes similaires à venir

Les déchets font l’objet d’une réglementation européenne majeure9 modifiée encore récemment s’agissant du traitement des déchets et des plans de gestion10. En matière de déchets domestiques aussi, l’Union européenne adopte de nouvelles règles. En effet, le 18 janvier 2019, les États membres ont confirmé l'accord obtenu avec le Parlement européen, le 19 décembre 2018, sur le projet de directive relatif à l’interdiction de certains objets en plastique à usage unique11. Le 27 mars 2019, le Parlement a adopté la proposition de directive. L’ultime étape du projet est l’approbation formelle par le Conseil européen.

Le champ d’application du projet de directive, précisé dans son annexe, se rapproche sensiblement de celui de l’article L. 541-10-5 III du code de l’environnement. Cependant, la directive prévoit que certains produits seront purement interdits de mise sur le marché (article 5, concernant notamment les couverts et les assiettes) quand pour d’autres, les États membres auront le choix des mesures nécessaires à la réduction significative de leur consommation (article 4, concernant les gobelets et les récipients de l’alimentation rapide). Comme le soulignait les sénateurs en France, certains produits font l’objet d’« interdiction » de mise sur le marché dans la loi française, alors que dans le projet de directive ils entreraient dans le champ de la « réduction ». Cependant, l’article 4 laisse aux États membres une marge de manœuvre quant aux mesures pour atteindre cette réduction. Ces mesures pourraient a fortiori, prendre la forme d'une interdiction conformément au principe de subsidiarité. Dès lors la mesure nationale d’interdiction généralisée, en ce sens plus stricte que le projet de directive, semble compatible avec la législation européenne.

A rebours des transpositions tardives de directives, il est positif que le Parlement français adopte une mesure précoce et plus ambitieuse que la directive. Et ce, malgré l'existence de craintes structurelles s'opposant à devancer le calendrier européen ou à prévoir des législations plus strictes12. En tout état de cause, ce projet européen peut être applaudi : le périmètre d’action géographique de l'Union européenne étant plus significatif pour l’environnement.

En somme, et malgré les réticences de certains parlementaires, l'évolution progressive de l’interdiction des déchets plastiques est une avancée normative majeure dans la transition écologique. La mémoire collective récente démontre que les évolutions de nos modes de consommation entrent finalement dans nos usages, à l’instar des éco-cups en festival ou de l’interdiction des sacs plastiques en magasin.

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Léna TCHAKERIAN

[1] loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, JORF n° 0184 du 9 août 2016

[2] loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, JORF n°0253 du 1er novembre 2018

[3] amendement n° 932 du 29 janvier 2019 au projet de loi PACTE

[4] résolution législative du Parlement européen du 27 mars 2019 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la réduction de l’incidence sur l’environnement de certains produits en plastique (COM(2018)0340 – C8-0218/2018 – 2018/0172(COD)).

[5] décision n° 2015-718 DC du 13 aout 2015, sur la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, JORF n° 0189 du 18 août 2015, page 14376

[6] directive n° 94/62/CE du 20 décembre 1994 relative aux emballages et aux déchets d’emballages

[7] décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018, sur la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, JORF n° 0253 du 1er novembre 2018

[8] Conseil d’État, 6ème et 5ème chambres réunies, société DOPLA et autres, 28 décembre 2018, n° 404792, inédit au recueil Lebon

[9] directive-cadre n° 2008/98/CE du 19 novembre 2008 relative aux déchets et abrogeant certaines directives ; directive n° 94/62/CE du 20 décembre 1994 relative aux emballages et aux déchets d’emballages ; la directive 2012/19/UE du 4 juillet 2012 relative aux déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE)

[10] directives UE n° 2018/849 ; 2018/850 ; 82015/851 ; 2018/852 du 30 mai 2018, JOUE n° L 150 du 14 juin 2018

[11] cf. [4] ci-dessus

[12] rapport d'information de M. le sénateur René DANESI au nom de la commission des affaires européennes et de la délégation aux entreprises n° 614 (2017-2018) du 28 juin 2018, « La surtransposition du droit européen en droit français : un frein pour la compétitivité des entreprises »

Commentaire de l’arrêt du CE 9 novembre 2018, Sté Cerba et CNAM, n° 420654, A paraître

Extrait de la Gazette n°36 - Janvier 2019

Le Conseil d’Etat se prononce très rarement sur les vices du consentement. Cela ne rend que plus remarquable sa position sur une question classique en droit des obligations. Dans un arrêt récent, la Haute juridiction, transposant les solutions admises depuis longtemps en droit civil, vient de refuser l’annulation d’un contrat administratif au motif qu’une « erreur conduisant à une appréciation inexacte du coût d’un achat par le pouvoir adjudicateur n’est pas, en elle-même, constitutive d’un vice du consentement ».

Les faits, à l’origine de cette décision, ont donné lieu à un contentieux aux multiples rebondissements, en rapport avec l’enjeu majeur que représente la résolution d’un litige relatif à un marché public de plus de 146 millions d’euros.

Le test au gaïac permet de dépister la présence de sang dans les selles et donc la présence éventuelle d’une tumeur colorectale, deuxième cancer le plus meurtrier en France. Pour la mise en œuvre de ce dispositif, un kit de dépistage était remis à la population cible puis analysé par un laboratoire d’analyse qui le transmettait ensuite au médecin. Les kits de dépistage étaient achetés dans le cadre d’un accord-cadre passé par la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) avec la société Beckman Coulter. Suivant les préconisations de la Haute autorité de santé pour l’adoption d’un test immunologique en remplacement du test au gaïac, la CNAM a lancé un appel d’offres relatif à la fourniture de kits de dépistage immunologique ainsi qu’à la gestion de la solution d'analyse des tests immunologiques, depuis la réception des prélèvements jusqu'à la transmission des résultats.

Le 6 octobre 2014, la société GLBM et le GIE Labco gestion se sont vues notifier le rejet de leurs offres respectives pour non-conformité avec les cahiers des clauses techniques et le marché, dont la durée d’exécution est de quatre ans, a été attribué le 19 décembre 2014 à un groupement constitué par la société Cerba et à la société néerlandaise Daklapack Europe BV.

Après avoir formé un référé précontractuel et un référé contractuel tendant à l’annulation de ce marché,  les deux sociétés évincées décident de saisir le Tribunal administratif de Paris d’un recours au fond sur le fondement de la jurisprudence Département du Tarn-et-Garonne. Devant le rejet qui leur a été opposé par le TA de Paris [1], elles choisissent de se pourvoir en appel devant la Cour administrative d’appel de Paris qui décide d’annuler le marché litigieux avec effet différé [2]. La CNAM, pouvoir adjudicateur, et la société Cerba, titulaire du marché décident de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’Etat.

Réglant l’affaire au fond, la Haute juridiction, dans un arrêt rendu sur les conclusions conformes du Rapporteur public Gilles Pellissier [3], décide d’annuler les dispositions incriminées de l’arrêt d’appel.

Dans la lignée de la jurisprudence Tarn-et-Garonne, l’arrêt commenté apporte un éclairage nouveau sur la distinction des deux catégories de vices pouvant être invoqués à l’appui d’un recours en contestation de validité d’un contrat de la commande publique: ceux qui sont liés aux intérêts des candidats qui ont vu leurs offres rejetées d’une part, et ceux qui sont invocables en tout état de cause, car d’une particulière gravité, d’autre part.

 Son intérêt principal réside dans la détermination de la nature des irrégularités pouvant être utilement invoquées par des tiers pour demander l’annulation d’un contrat ayant reçu un début d’exécution (I). Il éclaire, d’un autre côté, l’exigence posée à l’égard des candidats évincés de n’invoquer que des manquements « en rapport direct avec leur éviction » (II).

 

I- La nature des irrégularités pouvant être invoquées par des tiers pour demander l’annulation d’un contrat ayant reçu un début d’exécution

 Le CE rappelle que, depuis l’arrêt Département du Tarn-et Garonne, deux catégories exclusives d’irrégularités peuvent seules conduire à l’annulation du contrat : la première relative au caractère illicite de son contenu, la seconde au « vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office» [4]. C’est au niveau de la précision de la nature des vices d’une particulière gravité que se situe l’apport principal du présent arrêt.

1. Pour annuler le contrat, la CAA s’était basée sur l’existence d’un vice du consentement consistant dans l’omission de la prise en compte de la TVA dans le prix proposé au pouvoir adjudicateur par la société néerlandaise, membre du groupement attributaire. La CNAM aurait donc été méprise sur le coût total du marché en omettant de prendre en compte la TVA dont elle devait elle-même s’acquitter avant d’accepter l’offre des sociétés attributaires.

Pour juger que la CNAM avait été victime d'une erreur ayant vicié son consentement, la juridiction d’appel avait relevé que celle-ci était au maximum de ses crédits budgétaires et qu’elle n’a pu de ce fait procéder « à aucune comparaison de prix, les autres offres ayant été déclarées irrecevables » [5]. Mais le CE n’a pas suivi ce raisonnement. Il a considéré au contraire qu’à supposer même que la CNAM se soit, « du fait de cette ambiguïté, méprise sur le coût total de l'offre pour elle et ait estimé à tort qu'il ne dépassait pas le montant des crédits budgétaires alloués au marché », cette erreur « conduisant à une appréciation inexacte du coût d'un achat par le pouvoir adjudicateur n'est pas, en elle-même, constitutive d'un vice du consentement ».

Le vice du consentement suppose en effet une erreur sur la substance et selon une jurisprudence constante, il est de principe que les erreurs de calcul doivent être supportées par celui qui les a commises, comme un risque des affaires [6]. Ainsi, l'erreur sur le prix n'est jamais sanctionnée, qu'elle soit le fait de l'administration ou du cocontractant privé [7].

Or, en l’espèce, les tiers qui ont le statut de candidats évincés, invoquaient la théorie des vices du consentement et plus précisément l’erreur, non pas contre leur propre volonté mais contre celle du pouvoir adjudicateur qu’ils estiment avoir été victime de cette erreur. Cela conduit à une situation ubuesque où des candidats à l’attribution d’un marché ayant vu leurs offres rejetées tentent d’instrumentaliser la théorie des vices du consentement contre la volonté de la personne censée exprimer son consentement. En droit privé, il est pourtant établi que le vice du consentement ne peut être invoqué que par la partie qui en été victime pour faire annuler un contrat auquel elle a souscrit [8].

Ces considérations n’ont pas été étrangères à la position du CE refusant de reconnaître à l’erreur commise par la CNAM, lors du calcul de l’offre retenue, la qualité de vice de consentement pouvant justifier la demande d’annulation du marché.

2. Mais le CE va aller plus loin dans la précision de la nature des irrégularités pouvant être invoquées en tout état de cause pour obtenir l’annulation d’un contrat. Il précise s’agissant de l’illicéité du contenu du contrat, que « le contenu d'un contrat ne présente un caractère illicite que si l'objet même du contrat, tel qu'il a été formulé par la personne publique contractante pour lancer la procédure de passation du contrat ou tel qu'il résulte des stipulations convenues entre les parties qui doivent être regardées comme le définissant, est, en lui-même, contraire à la loi, de sorte qu'en s'engageant pour un tel objet, le cocontractant de la personne publique la méconnaît nécessairement ».

En l’espèce, le Conseil d’État précise que ne saurait caractériser un contenu illicite, le fait que les prix soient fixés hors taxes alors que l’acheteur doit être assujetti à la TVA dans la mesure où, ainsi que le souligne le Rapporteur public, ne pas mentionner une taxe qui sera due de toute façon ne rend pas pour autant l’objet du contrat illicite. Le dépassement les crédits budgétaires alloués au marché n’affecte pas davantage la licéité de l’offre. Par ailleurs, la méconnaissance d’un simple arrêté relatif au contrôle des tests immunologiques ne suffit pas à caractériser l’illicéité du contrat, c’est-à-dire la méconnaissance de la loi elle-même. Le CE se contente d’écarter ce dernier moyen comme infondé, dans la mesure où « la réglementation dont se prévalent les requérants n'était pas applicable au marché en litige et n'impose d'ailleurs pas un nombre minimum de centres de lecture des tests ».

3. L’intérêt de la décision rapportée réside aussi à un autre niveau, celui des pouvoirs mis en œuvre par le juge de cassation pour contrôler l’appréciation faite par les juges du fond des conséquences de l’annulation du contrat sur l’intérêt général.

Les auteurs du pourvoi faisaient valoir à ce sujet que la décision attaquée est entachée d’une erreur dans la qualification juridique des faits. Dans sa réponse au pourvoi, le CE va d’abord prendre le soin de rappeler les limites de l’office du juge du contrat tracées par sa jurisprudence antérieure en précisant que celui-ci doit avant tout rechercher à préserver le lien contractuel en ordonnant au besoin la régularisation des irrégularités ayant pu toucher la conclusion du contrat lorsque ces irrégularités ne peuvent être regardées comme étant « d’une particulière gravité » ; qu’il est loisible toutefois, et à titre exceptionnel, lorsqu’il apparaît que les avantages de l’annulation du contrat dépassent les avantages de son maintien, de « prononcer, le cas échéant avec un effet différé, soit la résiliation du contrat, soit, l’annulation totale ou partielle de celui-ci ». Mais il n’est en droit de le faire qu’à la condition de vérifier préalablement que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général » [9].

Le juge du contrat est appelé ainsi à se livrer à un contrôle concret et objectif de l’atteinte. Seuls les éléments précis et circonstanciés afférents au contrat doivent être pris en compte pour apprécier l’atteinte à l’intérêt général portée par l’annulation. Il a par exemple été jugé que l’annulation de marchés publics de fourniture de panneaux de signalisations ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général alors même qu'ils ont été exécutés depuis de nombreuses années, que leur règlement est devenu définitif et qu'une restitution physique des panneaux serait impossible dès lors que l’annulation n'impliquait pas nécessairement la restitution des panneaux installés et qu’elle n'affecterait pas l'information et la sécurité routière [10]. A l’inverse, le CE a estimé que le coût financier que va avoir la mesure de résiliation/annulation est aussi un élément à prendre en compte [11]. Ainsi, si l’annulation du contrat impliquerait de verser une indemnisation importante à l’attributaire du marché mettant ainsi en péril les deniers publics, le juge aurait tendance à considérer que l’atteinte à l’intérêt général serait caractérisée.

C’est ce genre d’appréciation qui va précisément conduire le CE à retenir l’erreur dans la qualification juridique des faits commise par la cour d’appel. Il va estimer en effet que l’atteinte à l’intérêt général est caractérisée dans la mesure où, compte tenu des délais nécessaires à la passation d'un nouveau marché, aucun nouveau contrat ne pourra être conclu dans les temps, l’annulation prenant effet cinq mois avant l'arrivée à terme de ce marché. En outre, une telle sanction est susceptible d'entraîner une interruption dans le service de sensibilisation et de dépistage d’un cancer aussi meurtrier que le cancer colorectal. Enfin, pour celles des personnes qui ont réalisé un test et dont le résultat est positif, la suite de la procédure d'accompagnement prévue par le dispositif de dépistage, qui consiste à les orienter vers un spécialiste en vue de subir des examens plus poussés, ne pourra plus être réalisée. Ainsi, contrairement aux affirmations de la juridiction d’appel et compte tenu de l’enjeu majeur de santé publique que représente le contrat et des conséquences de l’interruption du programme de dépistage sur les effets recherchés par son exécution, une telle annulation aurait bel et bien eu pour effet de porter une atteinte excessive à l’intérêt général.

Le contraste est ici frappant entre l’appréciation faite par les magistrats d’appel et les conseillers de cassation relativement à une question, qui ne devrait pas a priori susciter des divergences aussi profondes compte tenu de l’enjeu majeur de santé publique que représente le contrat litigieux.

 

II- L’exigence pour les candidats évincés de n’invoquer que des manquements « en rapport direct avec leur éviction » 

1. En décidant de régler l’affaire au fond sur la base de l’article L 821.2 du CJA, comme l’y invitait le Rapporteur public, le CE devait d’abord résoudre une question préalable, celle de la recevabilité du recours des candidats évincés opposée par l’entreprise attributaire et tiré du fait que leur référé précontractuel ayant été rejeté, ces derniers ne sont plus admis à saisir le juge du contrat pour contester sa validité.

Le CE a choisi de rejeter un tel argument, confirmant sa jurisprudence élargissant l’ouverture du prétoire à toutes les personnes intéressées par la conclusion d’un contrat de commande publique, en considérant que « contrairement à ce qui est soutenu, la circonstance qu'un concurrent évincé ait d'abord formé un référé précontractuel afin d'obtenir l'annulation de la procédure de passation ne fait pas obstacle à ce qu'il saisisse ensuite le juge administratif d'un recours en contestation de la validité du contrat ; que la circonstance que son offre ait été rejetée comme irrégulière n'est pas non plus de nature à le priver de la possibilité de faire un tel recours ». 

Un tel recours est donc ouvert indépendamment des autres procédures auxquelles peuvent recourir les mêmes requérants pour contester les contrats litigieux, et notamment des recours en référé précontractuel et contractuel. La circonstance que les candidats évincés aient exercé en l’espèce et sans succès de tels recours est donc sans incidence sur la recevabilité de leur recours en contestation de validité devant le juge du contrat. Une telle solution est conforme au droit d’accès à la justice qui constitue un principe fondamental de l’Etat de droit.

Mais c’est sur l’opérance des moyens invoqués par les candidats évincés à l’appui de leur recours que va conclure le CE.

 

2. Dès lors qu’ils ont été admis à contester la validité de la décision d’attribution du marché, les défendeurs au pourvoi prétendaient qu’ils sont en droit d’invoquer, nonobstant le rejet de leurs offres, les irrégularités ayant entaché l’offre du groupement d’entreprises attributaire du marché, car, l’objet de leur recours est précisément d’obtenir l’annulation du contrat afin qu’ils puissent présenter une nouvelle offre régulière et obtenir ainsi une nouvelle chance de se voir attribuer le marché. Ils se sont fondés à cette fin sur le droit au recours effectif consacré par des décisions de principe rendues en la matière par la Cour de justice de l’Union Européenne qui a explicité la notion de recours effectif en matière de contentieux des marchés publics en estimant notamment que « si, dans le cadre d’une procédure de recours, l’adjudicataire, ayant obtenu le marché et ayant introduit un recours incident, soulève une exception d’irrecevabilité fondée sur le défaut de qualité pour agir du soumissionnaire auteur de ce recours au motif que l’offre que ce dernier avait présentée aurait dû être écartée par le pouvoir adjudicateur en raison de sa non-conformité par rapport aux spécifications techniques définies dans le cahier des charges, cette disposition s’oppose à ce que ledit recours soit déclaré irrecevable par suite de l’examen préalable de cette exception d’irrecevabilité sans se prononcer sur la conformité avec lesdites spécifications techniques tant de l’offre de l’adjudicataire, ayant obtenu le marché, que de celle du soumissionnaire ayant introduit le recours principal » [12].

L’intérêt lésé reconnu par la CJUE consiste dans le fait que le candidat, bien qu’ayant été évincé pour l’irrégularité de son offre, peut toujours prétendre à l’attribution du contrat s’il arrive à établir l’irrégularité de l’offre adverse.

Le CE, qui devait se prononcer sur le bienfondé d’un tel argument, va cependant considérer qu’ « un candidat dont l’offre a été à bon droit écartée comme irrégulière ou inacceptable ne saurait en revanche soulever un moyen critiquant les autres offres ; qu’il ne saurait notamment soutenir que ces offres auraient dû être écartées comme irrégulières ou inacceptables, un tel moyen n’étant pas en rapport direct avec son éviction ». 

Ce faisant, la Haute juridiction apporte d’utiles précisions sur le caractère opérant des moyens pouvant être soulevés à l’appui d’un tel recours. L’on sait en effet, en vertu d’une jurisprudence traditionnelle, que ce caractère dépend d’abord et de façon objective du stade de la procédure auquel le manquement intervient. Plus la procédure avance, moins le candidat évincé est en droit de la contester. S’il a été admis à présenter une offre, il ne pourra pas invoquer un manquement ayant affecté la phase de sélection des candidatures [13]. Inversement, si sa candidature n’est pas recevable, il ne peut invoquer une irrégularité afférente à la phase de sélection si son offre a été jugée irrecevable [14]. Plus généralement, et conformément à la jurisprudence Smirgeomes rendue en matière de référé précontractuel [15], un concurrent évincé « ne peut invoquer que des manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auxquels ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésé ou risquent de le léser », outre les vices d'ordre public dont serait entaché le contrat, que des manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat en rapport direct avec son éviction. A l’égard des tiers « candidats évincés », la condition d’intérêt à agir se trouve « dédoublée en ce que l’intérêt ne conditionne pas seulement la recevabilité de l’action, c’est-à-dire des conclusions qui fixent ce que le requérant demande au juge, mais aussi la recevabilité des moyens soulevés à l’appui de la demande » [16].

En l’état actuel de la jurisprudence, les moyens ayant trait à l’irrégularité de l’offre de l’attributaire sont considérés comme inopérants. Ainsi un candidat qui ne pouvait se voir attribuer le contrat parce que sa candidature « devait elle-même être écartée ou que l'offre qu'il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable » ne peut jamais être regardé comme lésé par le choix de l'offre d'un candidat irrégulièrement retenu, puisque l'irrégularité de l’offre de l’attributaire n'est pas à l’origine de l’éviction du candidat évincé [17].

Les candidats évincés critiquaient l'application qui a été faite de la jurisprudence Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres dans le cas très particulier de l’espèce dans la mesure où l’offre des candidats évincés a été écartée comme étant irrégulière et la seule offre existante, celle de la société attributaire, a été jugée régulière alors que les candidats évincés estimaient qu’elle ne l’était pas. Selon eux, le TA de Paris les a ainsi privé de leur droit à un recours effectif dans la mesure où si le juge du contrat avait déclaré l’offre de l’attributaire irrégulière, il aurait dû obliger l’acheteur à réexaminer l’ensemble des offres. Ils auraient pu ainsi présenter une nouvelle offre régulière et obtenir une chance de se voir attribuer le marché. Car, dans ce cas très précis, la CJUE a déjà consacré la possibilité d’invoquer le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire alors même que celle-ci n’est pas à l’origine de l’éviction du candidat évincé.

Ce n’est pas la solution qui a été adoptée par le CE qui a confirmé la restriction des moyens susceptibles d'être soulevés par les candidats évincés même dans le cas où « comme en l’espèce où toutes les offres ont été écartées comme irrégulières ou inacceptables, sauf celle de l’attributaire, et qu’il est soutenu que celle-ci aurait dû être écartée comme irrégulière et inacceptable ».

Les motifs qui sont derrière cette solution restrictive sont clairs. Ils visent avant tout à préserver la stabilité des situations juridiques nées des contrats ayant reçu un début d’exécution tout en prévenant l’encombrement de la juridiction administrative qu’une attitude trop permissive sur l’appréciation de l’intérêt lésé et les moyens opérants pourrait favoriser. 

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Alia JENAYAH

[1]TA Paris, 30 Septembre 2016, GLBM et autres, n° 1503085/3-2.

[2] CAA Paris 24 avril 2018 GLBM et a., n° 16PA03554 et 16PA03573.

[3] Conclusions du Rapporteur public Gilles Pellissier sous la décision commentée (publiées sur Arianeweb).

[4] CE, 4 Avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n° 358994.

[5] Considérants 6 et 7 de la décision de la CAA.

[6] CE, 1er février 1980, l'office public communal d'habitations à loyer modéré de la ville de Brest, n° 01505.

[7] CE, 21 mai 1948, Société coopérative ouvrière de production “Entreprise générale ouvrière rhodanienne”.

[8] Conclusions du Rapporteur public précitées. 

[9] Ass, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802 ; Ass., 4 avril 2014, n° 358994, Département de Tarn-et- Garonne.

[10] CAA Douai, 22 février 2018, Société Signalisation France, n°17DA00507-17DA00509-17DA00511.

[11] CE 5 juin 2017, Commune de La Teste de Buch, n° 401940 : « le choix erroné de la commune de recourir à la procédure du dialogue compétitif plutôt qu'à la procédure de l'appel d'offres ou à une procédure négociée aurait eu pour la collectivité des conséquences défavorables, sur le plan financier ou sur les conditions dans lesquelles il a été répondu aux besoins du service public ; que la commune de La Teste-de-Buch a, en revanche, fait valoir qu'en cas de résiliation, elle devrait verser à son cocontractant une indemnité, qu'elle évaluait à la somme de 29 millions d'euros en soulignant que le paiement de cette somme affecterait très sensiblement sa situation financière ; que, dans ces conditions, et eu égard à la nature de l'illégalité commise, en jugeant que la résiliation du contrat, même avec effet différé, ne portait pas une atteinte excessive à l'intérêt général, la cour administrative d'appel de Bordeaux a entaché son arrêt d'erreur de qualification juridique ».

[12] CJUE, 4 juillet 2013, Fastweb, n° C-100/12, § 33 ; 5 avril 2016 n° C-689/13.

[13] CE 5 nov. 2008, Commune de Saint-Nazaire, n° 310484.

[14] CE 12 mars 2012, Société Clear Channel, n° 353826.

[15] CE Section 3 octobre 2008, Smirgeomes, n° 305420.

[16] Sur la restriction des moyens invocables par les candidats évincés dans le cadre du recours en contestation de validité : Cf. observations du professeur Paul Cassia in « Les grands arrêts du contentieux administratif » (GACA) (Dir.) Bonichot, Cassia, Poujade, Dalloz, 2011, n° 9, p. 213 et s : « La décision Département de Tarn-et-Garonne constitue un coup d’arrêt sans précédent, devant le juge du fond, à la contestation par les tiers des contrats administratifs dans la logique de ce que la décision Smirgeomes du 3 octobre 2008 avait amorcé pour la mise en cause, en référé précontractuel, de la procédure de passation de certains contrats publics ».

[17] CE, 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres et a., n° 354652.