La liberté d’exercice de la profession d’avocat : une nécessité et une liberté fondamentale ?

Extrait de la Gazette n°44 - Mars 2021

Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, ordonnance 10 décembre 2020, Madame A., n°  2012496 

Depuis le début du premier confinement et l’avènement de la crise sanitaire que nous traversons, le justiciable et la jouissance de ses libertés ont fortement été entravées par la lutte du Gouvernement contre la pandémie mondiale.

Après la promulgation de l’état d’urgence sanitaire, de nombreuses juridictions administratives ont été saisies au titre de la procédure d’urgence de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (ci-après « CJA »).

Mme A., a saisi le juge des référés libertés du tribunal administratif Cergy après qu’elle s’est vu refuser l’accès aux locaux de la sous-préfecture de la commune de Sarcelles. Sa présence était pourtant justifiée par l’exercice même de sa profession. En effet, elle était venue assister ses clients dans leurs démarches afin de déposer un dossier pour l’obtention d’un titre de séjour.

Le Préfet lui a refusé l’accès aux locaux de la préfecture aux motifs,  d’une part, que le contexte sanitaire provoqué par la Covid-19 ne permettait pas l’accès aux usagers du service et, d’autre part, que la complexité des dossiers n’était pas assez forte pour que soit autorisé l’accès de l’avocate.

Le juge des référés du TA de Cergy a donc eu à se prononcer sur cette mesure. Après avoir rappelé les conditions du référés libertés, il reconnait deux nouvelles libertés fondamentales (I). Par suite, il confronte la mesure préfectorale au test de proportionnalité des intérêts en présence afin de la censurer pour méconnaissance de ces libertés (II).

I. Du rappel sur la procédure du référé liberté et la double reconnaissance des libertés fondamentales (L. 521-2 du CJA) ...

Pour rappel, la procédure dite de « référé-liberté » est le symbole de la profonde rénovation des procédures d’urgence devant les juridictions administratives opérée par la loi du 30 juin 2000 [1]. Elle a également constitué un moteur créatif qui a largement contribué à conférer au juge administratif un rôle prépondérant dans la protection des libertés.

L’article L. 521-2 du CJA dispose que :

« Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».

La procédure de référé liberté, pour être effective, nécessite la réunion de plusieurs conditions de recevabilité et de fond.

S’agissant des conditions de recevabilité, il faut citer l’absence d’exigence d’un acte administratif faisant grief (1). En effet, contrairement à son homologue, le référé-suspension, qui ne peut être actionné que contre un tel acte, le référé liberté peut être initié en l’absence d’un acte faisant grief. Il peut ainsi être initié contre l’action ou même l’omission d’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de l’exécution.

Par ailleurs, la procédure peut être initiée même en l’absence de l’exercice d’un recours en excès de pouvoir (2). Enfin, s’agissant des conditions formelles, rappelons simplement que comme toute procédure, le référé liberté ne peut être initié que par une requête suffisamment motivée, complète et présentée par écrit [2].

S’agissant des conditions de fond, le référé liberté se distingue encore du référé régi par l’article L. 521-1 dans la mesure où l’urgence (1) n’est pas appréciée de la même manière lorsqu’il est porté atteinte à une liberté fondamentale (2).

La condition autonome de l’urgence (1a) est plus strictement appréciée dans la mesure où celle-ci doit être une urgence à quarante-huit heures [3]. En effet, le requérant doit justifier de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de bénéficier à très bref délai, à savoir sous quarante-huit heures, d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être prononcées sur le fondement de cet article [4].

Ensuite, l’appréciation de l’urgence doit être concrète et globale comme le référé suspension, mais qui peut parfois le conduire à déterminer une urgence caractérisée. Pour ce faire, le juge des référés doit procéder à une mise en balance des intérêts en présence et notamment entre l’intérêt public et l’intérêt privé. Tel est le cas lorsque le juge administratif a eu à se prononcer sur la situation d’urgence dans la jungle de Calais en mettant en balance la survie des migrants et les mesures prises par le préfet et la commune de Calais [5]

Enfin il convient de souligner que la présomption d’urgence peut exister et être remplie par certaines circonstances. On peut citer à titre d’exemple la mise à exécution d’un décret d’extradition [6] ou la mise à exécution d’une décision de remise à un Etat étranger [7].

La deuxième condition de fond résulte de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale au sens exacte de l’article L. 521-2 du CJA (2). Si la notion de liberté fondamentale a été dessinée par le juge administratif au cours des différents litiges puisque le législateur ne s’est pas livré à une définition concrète de cette notion, force est de constater que le juge ne s’est pas contraint en en donnant une formule précise.

Ainsi, le commissaire du Gouvernement Laurent Touvet, dans ses conclusions prononcées dans le cadre de l’affaire Commune de Venelles [8], a pu expliquer que :

«  La notion de liberté fondamentale inscrite à l’article L. 521-2 du Code est une des plus délicates de celles issues de la loi du 30 juin 2000. Nous n’avons pas l’ambition d’en définir ici l’ensemble des contours, mais seulement de vous proposer de répondre à la question de savoir si le principe de libre administration des collectivités locales en constitue une ».

Le juge administratif, une fois la liberté fondamentale reconnue, doit ensuite identifier une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté.

Ainsi, pour identifier la gravité de l’atteinte, le juge tient compte des effets de cette atteinte au regard de l’exercice de la liberté fondamentale en cause, de l’objet et de la finalité de la mesure en question, en lien notamment avec les limitations prévues par la loi aux fins de permettre l’intervention de la puissance publique [9].

Le juge doit tenir également compte, pour identifier l’illégalité manifeste de cette atteinte, de la temporalité restreinte dans laquelle il lui incombe de se prononcer. Elle doit être flagrante sans que le magistrat n’ait à pousser ses investigations au-delà du délai de quarante-huit heures. Le juge des référés réfutera l’illégalité manifeste si une mesure est prise sur le fondement de dispositions ambiguës et donc, in fine, appelant une interprétation quant à la portée de cette mesure [10].

L’apport le plus important de cette ordonnance, réside alors, à n’en pas douter, dans une double reconnaissance de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Il s’agit d’abord de la consécration inédite du libre exercice de la profession d’avocat, et ensuite du droit pour un administré d’être accompagné par un avocat dans ses démarches, au rang de libertés fondamentales.

En effet, le juge des référés a considéré que :

« D’une part, il est constant que le mandat confié aux avocats par leurs clients implique notamment la possibilité d’accompagner et d’assister ceux-ci devant les administrations. Mme A…, l’Ordre des avocats du Barreau du Val d’Oise et le syndicat des avocats de France ont insisté, lors de leurs observations orales à l’audience, sur l’importance que revêt cette mission de conseil dans un contexte sanitaire où les restrictions rendent l’accès au droit plus difficile, particulièrement pour une catégorie d’usagers souvent peu ou mal informée sur ses droits. Ils ont également indiqué que la distinction opérée discrétionnairement par la préfecture du Val d’Oise, entre les premières demandes de titre de séjour et les autres dossiers, pour décider de l’utilité ou non de la présence d’un avocat lors des démarches effectuées par des administrés, était manifestement illégale dès lors qu’aussi bien des dossiers de renouvellement de titre de séjour que des dossiers de changement de statut peuvent se révéler complexes. Dans ces conditions, le préfet du val d’Oise ne pouvait, sans entraver gravement l’exercice de la profession d’avocat, décider de manière discrétionnaire de l’utilité de la présence d’un avocat en fonction de la complexité supposée du dossier, complexité que ne saurait davantage être définie selon des critères liés à la nature de la demande du titre de séjour en cause ».

Ainsi, la requérante est fondée à soutenir que cette mesure porte une atteinte grave et manifestement illégale au libre exercice de la profession d’avocat et au droit pour un administré d’être accompagné par un avocat dans ses démarches.

En effet, le juge des référés devait se prononcer sur l’atteinte portée au statut de l’avocat et à sa mission essentielle à savoir celle de se mouvoir pour assister et représenter les clients qui font appel à ses services en tout lieu.

Pour rappel, il faut évoquer les dispositions statutaires de la profession d’avocat prévues par la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 :

Aux termes de l’article 3 bis, 1er alinéa :

« L’avocat peut librement se déplacer pour exercer ses fonctions. »

Aux termes de l’article 4 :

« Nul ne peut, s’il n’est avocat, assister ou représenter les parties, postuler et plaider devant les juridictions et les organismes juridictionnels ou disciplinaires de quelque nature que ce soit, sous réserve des dispositions régissant les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation »

Enfin, l’article 6 prévoit expressément que :

« Les avocats peuvent assister et représenter autrui devant les administrations publiques sous réserves des dispositions législatives et réglementaires ».

De son côté, le juge constitutionnel rappelle que la garantie des droits proclamés par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique notamment le droit à l’assistance effective de l’avocat [11].

L’assise était donc forte pour que le juge des référés puisse élever le libre exercice de la profession d’avocat au rang de liberté fondamentale. On ne pourra dès lors que saluer l’impact de cette décision dans le renforcement du panel de libertés relatives aux droits de la défense et leur invocabilité en matière de référé-liberté. Plus encore est le symbole fort envoyé par le juge administratif vers la reconnaissance de l’importance de l’avocat dans une société démocratique et dans le contexte sanitaire actuel.

Ainsi, pour résumer cette avancée, on peut citer la formule de Maitre Patrick Lingibé, avocat au Barreau de Cayenne qui a commenté cette décision [12] : « l’avocat est un marqueur de l’effectivité́ de l’État de droit dans une société démocratique : le niveau de la liberté d’action et de parole qui lui est reconnue et la protection dont il bénéficie pour exercer sa mission sont des garanties pour les libertés publiques et individuelles ».

Cette reconnaissance fait écho tout récemment à la décision du Conseil d’Etat du mercredi 3 mars 2021. En effet, le juge des référés du Conseil d'Etat a tranché :

« l’absence de toute dérogation spécifique pour consulter un professionnel du droit au-delà de 18 heures est de nature à rendre difficile voire, dans certains cas, impossible en pratique, l’accès à un avocat dans des conditions conformes aux exigences du respect des droits de la défense ».

II. … à l’échec de la mesure restrictive des libertés au test de proportionnalité.

La décision commentée a pour mérite de faire évoluer le champ matériel des libertés invocables devant le juge des référés-libertés dont la mission est de procéder au contrôle de proportionnalité de la mesure poursuivie avec les libertés invoquées.

En l’espèce, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, a créé un régime d’état d’urgence supplémentaire, lequel s’ajoute à l’état d’urgence sécuritaire créé par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 modifiée. Désormais inscrit dans le Code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire permet au premier ministre de prendre des mesures restrictives de libertés [13]. Le ministre de la santé peut, quant à lui, prescrire des mesures tant réglementaires qu’individuelles et enfin, l’autorité préfectorale est habilitée par cet état d’urgence sanitaire à prendre toute mesure générale ou individuelle au niveau de la circonscription départementale.

Si l’état d’urgence sanitaire a pris fin le 10 juillet 2020 [14], face à la nouvelle progression de l’épidémie au cours des mois de septembre et d’octobre, il a été rétabli sur l’ensemble du territorial national à compter du 17 octobre par décret du 14 octobre 2020. En effet, ce décret en son article 29 prévoit que :

« Le préfet de département est habilité à interdire, à restreindre ou à réglementer, par des mesures réglementaires ou individuelles, les activités qui ne sont pas interdites en vertu du présent titre.

Lorsque les circonstances locales l'exigent, le préfet de département peut en outre fermer provisoirement une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunions, ou y réglementer l'accueil du public.

Le préfet de département peut, par arrêté pris après mise en demeure restée sans suite, ordonner la fermeture des établissements recevant du public qui ne mettent pas en œuvre les obligations qui leur sont applicables en application du présent décret ».

C’est sur ce fondement réglementaire que le Préfet du Val-d’Oise a entendu interdire l’accès de Mme A., en qualité d’avocate, aux locaux de la préfecture afin d’accompagner ses clients venus pour déposer un dossier d’obtention de titre de séjour.

Pour contrôler l’équilibre entre les impératifs liés à la sécurité et à la santé publique et l’exercice des libertés, le juge administratif et le Conseil d’Etat ont mis en place une grille de contrôle s’agissant des mesures de police depuis la décision « Benjamin » du 18 mai 1933, n° 17413 et n° 17520. Si « la liberté est la règle, la restriction l’exception [15] », le juge doit concilier les intérêts publics et privés précités.

Ainsi, le juge doit se plier au désormais classique triple test de proportionnalité des mesures de police qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA [16]. Le juge des référés du tribunal administratif de Cergy l’a appliqué à l’arrêté litigieux. Ce test se base sur les trois critères suivants : la mesure doit être adaptée à la situation donnée, nécessaire au règlement de cette situation et enfin proportionnée à l’ordre public qu’elle a vocation à assurer.

Le juge relève d’une part, s’agissant de la liberté fondamentale du libre exercice de la profession d’avocat, « que le mandat confié aux avocats par leurs clients implique notamment la possibilité d’accompagner et d’assister ceux-ci devant les administrations ».

De plus, il est illégal pour le préfet de décider de manière discrétionnaire de l’utilité de la présence d’un avocat en fonction de la complexité supposée de tel ou tel dossier. Le juge souligne en l’espèce que la complexité ne « saurait davantage être définie selon des critères liés à la nature de la demande du titre de séjour en cause ».

D’autre part, la mesure déférée restreignant l’accès aux locaux des services de la délivrance des titres de séjour posait, pour le juge des référés, un problème au regard des trois critères de proportionnalité́. En effet, le préfet du Val-d’Oise ne justifiait pas de l’impossibilité́ avérée d’assurer le respect des règles de distanciation physique lors des dépôts de demande de titre de séjour ni avoir mis en œuvre d’autres méthodes, telles que le réaménagement des conditions et des horaires d’accueil pour réguler le flux des usagers.

Par ailleurs, les autres préfectures parisiennes, pourtant soumises aux mêmes contraintes sanitaires, parvenaient à organiser l’accueil dans leurs locaux des usagers accompagnés de leurs avocats, quelle que soit la nature de leurs demandes.

En conséquence, échouant au test, l’interdiction édictée par le préfet du Val-d’Oise ne remplissait pas les exigences de proportionnalité́. Cette mesure n’était ni adaptée à la situation donnée, ni nécessaire au règlement aux buts poursuivis de préservation de la santé publique et ni proportionnée à l’ordre public au vu de la crise sanitaire qu’elle a vocation à assurer. Elle portait ainsi une atteinte manifestement grave à une liberté fondamentale.

Par Adrien Villena

Références :

[1] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives

[2] Article R. 411-1 du Code de justice administrative

[3] CE, réf., 28 février 2003, Commune de Pertuis, n° 254411

[4] CE, ordonnance du 23 janvier 2004, n° 257106

 [5] CE, ordo. 23 novembre 2015, Ministre de l’Intérieur et commune de Calais, n° 394540

[6] CE, ordonnance du 29 juillet 2003, n° 258900

[7] CE, ordonnance du 25 novembre 2003, n° 261913

[8] CE Section, 18 janvier 2001, n° 229247

[9] CE, 12 novembre 2001, Commune de Montreuil-Bellay, n° 239840

[10] CE, 18 mars 2002, GIE Sport Libre et autres., n° 244081

[11] Cons. const. 30 juill. 2010, n° 2010, QPC

[12] Mtre. Patrick Lingibe, « Le libre exercice de la profession d’avocat, une liberté fondamentale », du 17 décembre 2020, Dalloz actualité.

[13] L. 3131-15 du Code de la santé publique

[14] Décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire

[15] Conclusions de M. le commissaire du gouvernement, M. Michel sous la décision « Benjamin »

[16] CE, ass., 26 oct. 2011, n° 317827, Association pour la promotion de l’image

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Adrien VILLENA