La disparition progressive de la « mesure purement gracieuse »

En 1906, le Sieur Bernard, ex-cavalier au 9ème régiment de hussards, introduisait une requête tendant à l’annulation de la décision par laquelle le ministre de la Guerre avait rejeté sa demande de gratification renouvelable.

En 2007, monsieur Jean A. introduisait une requête tendant à l’annulation de la décision par laquelle la Poste avait supprimé la gratuité de la carte bleue et de l’abonnement téléphonique dont bénéficiaient les fonctionnaires retraités de l’établissement.

Un siècle s’était écoulé entre ces deux recours, et n’avait pas altéré pour autant la jurisprudence du Conseil d’Etat : ces décisions, l’une comme l’autre, constituaient « une mesure purement gracieuse dont ni le refus ni la suppression n’est susceptible d’être déféré à la juridiction contentieuse ».

Notion controversée, la « mesure purement gracieuse » est une catégorie particulière des décisions administratives et peut ici faire l’objet de deux observations : elle relève du pouvoir entièrement discrétionnaire de l’administration et confère un avantage pour l’administré qui en bénéficie.

Si une définition juridique plus précise sera exposée, la nature même de cette mesure se caractérise par ces deux traits, comme en témoignent ses synonymes : « mesure de bienveillance », « mesure de faveur ».

Elle revêt donc le caractère de l’expression d’une générosité temporaire de l’administration qui attribue un avantage. Il s’agit bien plus d’un cadeau, d’un certain privilège momentané, que d’une réponse formalisée encadrée par un texte.

Cette notion de bienveillance doit être gardée à l’esprit car elle conditionne le régime si singulier de cette mesure : favorable, et relevant du pouvoir discrétionnaire de l’autorité généreuse, il semble peu aisé d’imaginer l’exercice d’un recours contentieux contre cette largesse administrative.

En conséquence le Sieur Bernard s’est vu opposé un refus d’accorder sa demande, et monsieur Jean A. devra honorer ses factures téléphoniques : on ne peut forcer l’administration à être généreuse. Le grief causé semble évident mais, pour autant, les exclus de la bienveillance de l’administration seront irrecevables à agir.

Cette irrecevabilité de principe peut, en théorie, conduire à des situations délicates. Ainsi, l’octroi d’une faveur à un administré inciterait son voisin à solliciter la même : mais le refus de l’autorité ne pourra pas faire l’objet d’un recours dirigé contre une potentielle rupture d’égalité.

La diversité de ces mesures, ainsi que leur régime, ont fait l’objet de critiques doctrinales assez importantes. Le professeur Gonod relevait par exemple que seule l’immunité juridictionnelle constitue le point commun de ces mesures, en l’absence d’autres critères pertinents[1]. De même, monsieur Woehrling, regrettait le maintien d’un archaïsme dans la jurisprudence administrative, et appelait à son abandon total[2].

Ces critiques du régime de « l’immunité juridictionnelle » de la mesure de faveur ont mené à une réduction conséquente de son champ de qualification, ce qui a ouvert considérablement le prétoire aux déçus de la générosité administrative.

L’interrogation sur la disparition totale de ce pouvoir discrétionnaire « incontrôlé » de l’administration se pose donc, notamment au regard du mouvement jurisprudentiel initié depuis 2009.

Il s’agira donc d’aborder le régime particulier de ces mesures de bienveillance (I) et des limitations importantes apportées par la jurisprudence de ces dernières années (II).

I - La traditionnelle immunité juridictionnelle des mesures de bienveillance de l’administration.

Alors même que les mesures de faveur de l’administration sont diverses et variées, il est possible de les définir grâce à un ensemble de critères communs (A), ce qui permet de leur appliquer un régime juridique particulier leur assurant une immunité juridictionnelle totale (B).

A – La mesure purement gracieuse, une décision discrétionnaire favorable à l’administré

Bien que très ancienne[3] la définition de la mesure purement gracieuse est controversée. Plusieurs ont, au fil des décisions récurrentes de la juridiction administrative, été dégagées par la doctrine, qui n’a jamais manqué de souligner son incertitude persistante[4].

Cette notion interroge sur l’incertitude de ses contours et des décisions qu’elle recouvre. Ainsi, le Professeur Defoort écrivait que « si l’existence de telles décisions, « qui se caractérisent par leur immunité juridictionnelle », est indéniable en droit positif, il apparaît toutefois difficile d’en saisir l’unité en tant que catégorie »[5].

La définition la plus communément admise est néanmoins celle dégagée par le Président Odent : il s’agit de la décision qui « tout à la fois est discrétionnaire et accorde une faveur qu’aucun texte ne prévoit, ni n’organise »[6].

Trois critères peuvent donc les caractériser : d’une part, il s’agit d’actes administratifs, d’autre part, ils interviennent en dehors de tout texte les encadrant ; enfin, ils sont favorables à leur bénéficiaire.

En premier lieu donc, et contrairement aux actes préparatoires, aux circulaires interprétatives ou aux recommandations individuelles, les mesures purement gracieuses sont des décisions administratives à part entière.

Cette distinction revêt son importance dans la mesure où elles y sont souvent apparentées. Pourtant, la mesure purement gracieuse modifie l’ordonnancement juridique, puisqu’elle a une portée normatrice, et est adoptée en application de prérogatives de puissance publique de l’autorité administrative.

En second lieu, l’absence d’encadrement textuel revêt ici une importante particulière pour des raisons essentielles de qualification.

La doctrine distingue traditionnellement les mesures dérogatoires prises en conformité avec un texte les prévoyant, dites « simplement gracieuses » et qui constituent des décisions administratives, des mesures « purement gracieuses », prises en dehors de tout texte les encadrant[7].

En ce qui concerne les mesures gracieuses prises en application d’un texte précis, l’exemple le plus explicite est celui de la remise d’impôt. Il s’agit d’une mesure de faveur, que les services fiscaux accordent à un administré en raison de sa situation personnelle et financière. Cette remise, dont la générosité est laissée à l’appréciation discrétionnaire de l’administration, est prévue par différents textes.

Mais tel n’est pas le cas en ce qui concerne les mesures purement gracieuses – objet de cet exposé – dont l’édiction n’est requise, prohibée, ni même évoquée par aucun texte législatif ou règlementaire.

Ces dernières sont diverses, et opérer une taxinomie de leur variété serait vain et fastidieux. Une distinction majeure doit néanmoins être faite en raison de leur bénéficiaire.

Ainsi, le droit administratif a pu connaître de décisions individuelles et personnelles, demandées ou non : l’octroi d’une aide exceptionnelle sollicitée auprès du ministre de l’agriculture[8], la demande d’une inscription dérogatoire permettant d’assister en auditeur libre à l’école nationale de musique[9], l’invitation d’un universitaire à participer à un colloque[10], la mesure de maintien à titre personnel d’un indice fonctionnel antérieur[11] ou encore la demande de relèvement exceptionnelle de la suspension des droits à pension[12].

Par ailleurs – et jusqu’à récemment – la mesure de bienveillance pouvait aussi être générale et impersonnelle. Il s’agit alors de décisions destinées à une catégorie particulière d’administrés à qui l’on accordait un avantage en considération de leur statut particulier.

Cela avait été le cas en ce qui concerne l’octroi (et la suppression) d’avantages accordés par le président de la poste aux fonctionnaires retraités[13], de l’octroi d’une indemnité exceptionnelle à certains architectes[14], d’exonérations indirectes du paiement de loyers prévues par des circulaires[15], d’avantages en matière de congés pour certains fonctionnaires[16] mais aussi de la distribution de cadeaux aux enfants des agents d’une administration[17].

Toutes ces mesures générales de bienveillance se singularisent en ce qu’elles octroient un avantage particulier motivé par la situation spécifique de l’administré visé.

En troisième lieu, et quelle que soit cette mesure, elle est toujours à l’avantage de son bénéficiaire ; en cas contraire, il s’agirait d’une décision administrative défavorable (lorsqu’elle fait suite à une demande), ou d’une sanction.

En réalité, cette observation importe en ce que la mesure de bienveillance se caractérise – pour le juge administratif – comme une décision qui ne peut, en aucun cas, faire grief à l’administré.

Quel que soit leur destinataire, ces décisions relèvent d’un esprit de générosité de l’administration, qui – dans une situation singulière et hors de tout texte – décide d’agréer une demande exceptionnelle et circonstanciée, ou alors, tout aussi discrétionnairement, d’édicter une règle à l’avantage d’une certaine catégorie de ses administrés.

Bien que divers et variés, ces actes souples du quotidien ont dû néanmoins être saisis par le droit, notamment en raison du contentieux qui a pu en résulter. Or, la caractérisation de mesure purement gracieuse implique l’immunité juridictionnelle totale de la décision.

B –L’immunité juridictionnelle de principe de la mesure purement gracieuse en l’absence de l’intérêt à agir des requérants.

L’enjeu de la qualification de cette mesure est certain, puisqu’elle implique un régime juridique singulier qui le distingue fortement d’autres actes de l’administration.

Tout d’abord, de jurisprudence constante, de telles décisions administratives ne créent pas de droit acquis à leur bénéficiaire. Cette caractéristique conditionne tout le régime particulier de ces mesures.

Elle est justifiée par l’absence de texte encadrant l’octroi de cet avantage : le bénéfice accordé par la décision ne peut normalement être prétendu. En l’absence d’une règle précise, la décision exceptionnelle bienveillante est profitable à l’intéressé, mais ne peut aucunement créer un droit.

1. Cette absence de droit acquis implique d’importantes conséquences quant à la vie même de l’acte.

D’une part, le bénéfice de cette mesure purement gracieuse ne peut être invoqué à l’encontre d’une décision administrative contraire ultérieure[18]. D’une manière plus générale, il n’est pas possible pour l’administré de se prévaloir de cette mesure[19] : soit l’administration accorde et exécute d’elle-même la mesure purement gracieuse, soit le bénéficiaire détient une mesure de bienveillance dont il ne peut demander l’application.

D’autre part, et en cohérence avec cette absence de droit créé, l’octroi de tels avantages résultant d’un pouvoir discrétionnaire total de l’autorité administrative, le retrait de la mesure peut également intervenir à tout moment[20].

Par ailleurs, en aucune manière le refus opposé par la personne publique d’accorder une telle mesure ne peut faire l’objet de recours contentieux[21]. En outre, après avoir accordé une mesure de faveur, l’administration ne commet aucune rupture du principe d’égalité lorsqu’elle refuse d’accorder le même avantage à des personnes se trouvant dans une situation identique[22].

Comme le relèvent Jean Lessi et Louis Dutheillet de Lamothe, « cette affirmation est à la fois embarrassante, puisqu’elle signifie qu’il est légal de régulariser l’un et pas l’autre, de remettre l’impôt de l’un et pas de l’autre, à condition de ne pas se justifier par des motifs manifestement erronés, et inévitable tant que ce pouvoir reste une faculté gracieuse de l’administration qui peut toujours refuser de l’exercer et qui ne doit pas être tenue par le précédent administratif »[23].

2. De façon tout aussi importante, l’enjeu de la qualification de cette décision est contentieux, puisque la mesure purement gracieuse bénéficie d’une immunité juridictionnelle totale, qui s’explique par le régime même de l’intérêt à agir contre les décisions administratives.

En effet, comme l’explique madame la présidente de Silva dans ses conclusions[24] sous la décision du 13 juillet 2009[25], « les mesures purement gracieuses ne peuvent en principe être déférées au juge par ceux qui en sont l’objet dès lors qu’elles ont un caractère entièrement discrétionnaire, et parce que le juge, en l’absence de tout critère ou procédure les régissant, n’est pas à même de se prononcer sur leur régularité ».

D’une jurisprudence constante, la recevabilité d’un recours en annulation contre une décision administrative est conditionnée par la réunion de deux critères cumulatifs. D’une part, le caractère décisoire de la décision attaquée, d’autre part la caractérisation d’une mesure faisant grief au requérant.

En ce qui concerne la condition du caractère décisoire, son absence permet au juge d’écarter un certain nombre d’actes pris par les autorités administratives. Tel est le cas des directives[26], devenues lignes directrices, mais également des circulaires non impératives[27].

Cependant, tel n’est pas le cas en ce qui concerne les mesures de bienveillance puisque, comme le relève le Professeur Defoort, elles sont bel et bien décisoires et impératives : « il s’agit dans tous les cas, d’actes de volonté impératifs et fermement arrêtés ».

Ce caractère impératif n’est aujourd’hui pas contesté, ni en doctrine, ni en jurisprudence. Il s’impose à l’administré, bien que – paradoxalement – l’administration ne soit pas pour autant liée par la décision prise.

La recevabilité du recours contre les mesures purement gracieuses se heurte à la question bien plus délicate de la seconde condition : par nature, la mesure de bienveillance ne peut faire grief.

En effet, comme il a été dit plus haut, elle est favorable, et prise en dehors de tout texte. De nature favorable et une fois le caractère de bienveillance constaté, elle ne peut jamais faire grief à son bénéficiaire qui ne peut donc invoquer un préjudice.

Prise en dehors de tout texte, le requérant ne peut être recevable à s’en prévaloir, dans la mesure où elle relève du pur « bon-vouloir » de l’autorité administrative. Ce même raisonnement explique également le rejet des recours dirigés contre les refus de prendre une mesure purement gracieuse, aucun texte ne liant l’administration[28].

Sur quel fondement le requérant pourrait-il contester une décision que, par nature, aucun texte n’obligeait l’administration à prendre et qui, par nature toujours, lui est favorable ? Ce constat forcé de la gratitude imposée à l’administré amène « à considérer que de telles décisions seraient par nature non susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation »[29].

Cette « immunité juridictionnelle » s’applique à n’importe laquelle des actions portées devant les juridictions administratives, y compris lorsque l’objet du recours est celui de l’engagement de la responsabilité de la personne publique[30].

Cette politique jurisprudentielle peut s’expliquer également, selon le professeur Defoort, « par des considérations qui tiennent, dans la plupart des cas, au souci du juge de ne pas encombrer les juridictions de recours dont les chances de succès sont fort minces »[31].

Cette immunité juridictionnelle a fait l’objet de critiques doctrinales, puis a ensuite été progressivement réduite par le juge administratif. Cette limitation s’est effectuée, non sur le principe, mais davantage sur le champ de qualification des mesures de bienveillance.

II - La disparition progressive de la mesure purement gracieuse résultant de l’extension du contrôle jurisprudentiel

Depuis quelques années, le juge administratif est venu réduire progressivement le champ de qualification de ces mesures purement gracieuses. En effet, par étapes successives, l’intérêt à agir contre de telles mesures s’est étendu.

Ces revirements font suite aux critiques doctrinales, qui ont été notamment dirigées contre l’arrêt « Denance » de 2007[32]. Cette décision avait conduit le juge – en application de cette immunité juridictionnelle – à rejeter le recours qui était alors dirigé contre la suppression d’une telle mesure (octrois d’avantages aux fonctionnaires de la poste).

Monsieur Woehrling avait alors regretté « le maintien d’un archaïsme »[33] en réfutant les différents critères de définition des mesures purement gracieuses et en particulier celui de « mesure favorable » : « si des recours sont entrepris contre des mesures de bienveillance, c’est en règle générale que celles-ci ne donnent que partiellement satisfaction au demandeur ».

Il estimait qu’il s’agissait à l’évidence « d’un sophisme juridique peut convaincant que de qualifier comme favorable le refus ou le retrait d’une mesure de bienveillance ».

Cette critique de la fermeture du prétoire aux déçus ou exclus de la mesure de faveur ont été partiellement entendues par le juge qui a opéré une réduction du champ d’application. Trois arrêts majeurs doivent être ici évoqués, dont le dernier de mars dernier, qui sont venus redélimiter les mesures purement gracieuses.

Désormais, ces dernières :

  • Ne peuvent être des mesures « contra legem » ;

  • Peuvent faire l’objet de recours par les tiers qui justifient d’un grief ;

  • Ne peuvent être des décisions règlementaires.

A – L’exclusion des décisions « contra legem » du champ de qualification des mesures purement gracieuses

Ce mouvement jurisprudentiel a tout d’abord conduit le juge administratif à requalifier les mesures gracieuses « contra legem » en décision administrative susceptible de recours, dans une décision du 17 juillet 2009[34].

En effet, empruntant une voie partiellement différente de celle dégagée par les conclusions de son rapporteur public, le Conseil d’Etat a exclu les décisions prises par l’autorité administrative, en dérogation d’un régime législatif, du régime des mesures purement gracieuses.

Comme expliqué précédemment, la doctrine distingue les mesures dérogatoires prises par l’administration en conformité avec un texte, dites « simplement gracieuses » et qui constituent des décisions administratives, des mesures « purement gracieuses », prises en dehors de tout texte les encadrant[35].

Au sein de cette dernière catégorie, certains auteurs sous-distinguaient deux autres catégories de mesures. Tel est le cas de Madame Anne Foubert qui caractérisait les mesures extra legem et les mesures contra legem[36] : d’une part, les mesures prises en dehors de tout texte encadrant la décision ; d’autre part les mesures prises en contradiction d’un texte n’encadrant pas cette dérogation.

Tel avait été alors le cas en l’espèce. Il était question d’une demande d’inscription au tableau de l’ordre des architectes déposée hors délai, mais que le ministre avait gracieusement autorisée, en contradiction avec le régime juridique en vigueur.

Saisi d’un recours, le Conseil d’Etat a ouvert le contentieux à l’encontre des décisions favorables dérogatoires à la législation en considérant que les décisions par lesquelles une autorité administrative ouvre un droit en contradiction d’une disposition législative explicite, sont des décisions administratives créatrices de droit.

Ce faisant, le juge est venu limiter le régime des mesures purement gracieuses aux mesures extra legem, c’est-à-dire aux mesures gracieuses prises en dehors de tout régime juridique encadrant le pouvoir discrétionnaire de l’administration.

B – L’ouverture du prétoire aux tiers justifiant d’un grief subi par la mesure purement gracieuse

Le deuxième épisode de ce mouvement de réduction du champ d’application est celui de l’arrêt du 21 mars 2016[37], par lequel le Conseil d’Etat a consacré la possibilité pour un tiers de contester une mesure purement gracieuse.

En l’espèce, il s’agissait d’une décision par laquelle le ministre de l’intérieur autorisait l’inhumation d’un Archevêque émérite de Tours dans la cathédrale de cette ville. Un habitant a contesté cette décision devant les juridictions administratives.

Le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel qui avait considéré – en application du principe d’immunité juridictionnelle – que le recours était irrecevable en raison du défaut d’intérêt à agir.

Au contraire, le juge administratif a considéré qu’un tiers était recevable à contester une telle mesure lorsqu’il justifie « égard à l’atteinte que cette décision porte à sa situation, d’un intérêt lui donnant qualité pour agir ».

Il s’agit donc d’un important assouplissement de ce régime particulier.

On peut ici reconnaître le contrôle de la qualification juridique des faits utilisée par le juge administratif pour apprécier de l’intérêt à agir[38]. Cela lui permet de qualifier de décision administrative certaines mesures d’ordre intérieur dans les prisons[39] mais aussi en fonction publique[40]. Ce même critère avait été celui mis en œuvre pour considérer que les avis, recommandations, mises en garde et prises de position pouvaient avoir des conséquences sur les requérants et ainsi leur accorder un intérêt à agir[41].

Plus précisément, le juge va rechercher et contrôler les effets directs d’une décision sur la situation juridique du requérant : il s’agit de caractériser, ou non, une atteinte aux droits faisant alors grief à l’administré, et lui donnant donc qualité pour agir.

Une observation peut ici être apportée, témoignant de la difficulté théorique que pose ce régime : le tiers est désormais recevable à contester une mesure, dont le bénéficiaire ne peut invoquer l’application puisqu’elle ne crée pas de droit acquis à son maintien.

C – L’exclusion des décisions règlementaires du champ d’application des mesures purement gracieuses

Enfin, en reprenant ce contrôle de la qualification juridique des faits, le Conseil d’Etat est venu exclure les mesures générales et impersonnelles du champ d’application des mesures de bienveillance dans un arrêt du 20 mars 2019[42].

En l’espèce, deux ministres avaient adopté conjointement une décision qui instituait une indemnité différentielle au bénéfice d’anciens ouvriers d’un établissement public qui choisissaient le statut d’agent contractuel à durée indéterminée dans un autre établissement.

L’objectif était d’éviter une baisse de rémunération trop importante, cette indemnité venant s’ajouter à la rémunération prévue par le nouveau contrat. Elle encadrait également les modalités de ces indemnités différentielles, sans qu’aucun texte n’encadre ni ne prévoit une telle possibilité.

Les requérants, d’anciens ouvriers réunis en association, ont demandé au ministre l’abrogation de la décision, et un recours a été introduit contre le refus.

Alors que le ministre excipait du caractère favorable et de l’absence de texte prévoyant une telle mesure, le juge a rejeté le moyen après avoir relevé qu’elle présentait un caractère règlementaire et ne « saurait dès lors, contrairement à ce que soutient également le ministre, revêtir le caractère d'une mesure purement gracieuse dont les modalités seraient, pour ce motif, insusceptibles de recours. ».

Ce faisant, et en évitant de motiver davantage cette position, il est venu affirmer le principe de l’incompatibilité des mesures purement gracieuses avec les mesures règlementaires.

La juridiction avait alors suivi les conclusions de Madame Sophie-Justine Lieber qui proposait de « juger expressément qu’une mesure règlementaire ne (puisse) être regardée comme une mesure purement gracieuse – et par voie de conséquence qu’elle ne (puisse) bénéficier de l’immunité juridictionnelle dont jouissent les mesures purement gracieuses à caractère individuel »[43].

Reprenant ce contrôle de la qualification juridique des faits appliqué dans les arrêts de 2009 et de 2016, le juge constate ici la nature de la mesure purement gracieuse, mais dépasse également cette observation pour analyser ses effets sur les différents administrés.

Cette observation a nécessairement conduit le juge à requalifier les mesures générales et impersonnelles en décision administrative règlementaire susceptible de recours : de part sa nature, une telle mesure influe directement sur les tiers à cette décision. Comme l’explique madame Lieber, « un tel acte, même à visée favorable, nous paraît par nature plus susceptible de léser l’intérêt de ses potentiels bénéficiaires, ne serait-ce que par les modalités qu’il prévoit »[44].

Une telle considération tient donc à la caractéristique d’une décision générale qui, par sa portée « universelle », n’instaure pas une relation privilégiée avec un seul administré.

Cette distinction entre la mesure purement gracieuse individuelle, qui par définition est favorable à son bénéficiaire, et la mesure impersonnelle qui ne peut l’être à l’égard de tous, explique la différence contentieuse de l’intérêt à agir.

A la lecture confirmative des conclusions du rapporteur public, il est par conséquent désormais possible d’affirmer qu’une mesure purement gracieuse ne peut être qu’individuelle ou, tout du moins, non-règlementaire (ce qui pose la problématique des actes mixtes, sur lesquels il semble que la juridiction administrative n’ait pas eu à se prononcer). Tout un « pan » des mesures de faveur a donc été écarté.

Conclusion

Force est de constater que ces actuelles évolutions s’inscrivent dans un mouvement jurisprudentiel plus général ; précisément celui qui a conduit le juge à ouvrir le prétoire à certaines mesures d’ordre intérieur, circulaires, communiqués de presse et prises de position, réduisant ainsi de plus en plus le pouvoir discrétionnaire de l’administration.

Il est possible d’observer également que le juge ne s’est pas prononcé sur le sort des mesures purement gracieuses individuelles extra legem, ce qui aurait pu être envisageable s’il avait considéré que toutes les mesures de bienveillance pouvaient faire grief. Les conclusions de Madame Lieber sont néanmoins éclairantes en ce que, relevant l’appel de certains auteurs à « l’abandon général » de cette théorie, elle ne « propose pas » une telle solution et rappelle que les mesures purement gracieuses à caractère individuel sont « par construction, toujours favorables à leur bénéficiaire ».

Cette prise de position répondrait alors à l’interrogation du professeur Seiller, qui soulignait que « dans la mesure où cette recevabilité est reconnue quand la mesure porte atteinte à la situation du tiers, il serait concevable qu'il en aille de même lorsque le refus d'octroi d'une mesure gracieuse porte atteinte à la situation de celui qui l'avait sollicitée »[45].

L’interrogation semble néanmoins ouverte : peut-être le juge, saisi d’un recours contestant le refus d’une mesure purement gracieuse individuelle, constatera-t-il le grief causé au bénéficiaire et qualifiera une décision administrative.

Il s’agirait alors de l’achèvement de la jurisprudence centenaire des mesures purement gracieuses, d’une réduction encore un peu plus importante du pouvoir discrétionnaire de l’administration et de la disparition du devoir de « gratitude » des bénéficiaires de la décision de bienveillance.

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Gabriel de CHAMPEAUX

[1] Professeur Pascale Gonod « Les mesures gracieuses dans la jurisprudence du Conseil d'Etat », RD publ. 1993 p. 1351

[2] Monsieur Jean-Marie Woehrling, « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme : à propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 juin 2007, Denance » - Droit administratif n°11, Novembre 2007, étude 17.

[3] CE, Sieur Bernard, 27 juillet 1906, Lebon 698.

[4] Voir par exemple : Jean-Marie Woerhling - « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme », Droit administratif n°11, novembre 2007, étude 17

[5] Professeur Defoort, « La décision administrative », LGDJ – Lextenso éditions, 2015

[6] P. R Odent, « Contentieux administratif » Tome I, Editions Dalloz 2007, réimp., p.777

[7] Voir notamment : Professeur Odent, Contentieux administratif (précité) ; Madame Isabelle de Silva, Rapporteur public, « Réduction du champ de la « mesure purement gracieuse » », AJDA 2009, p.2364

[8] CAA Lyon, 20 octobre 1993, n° 91LY00330

[9] CE, 27 mars 1987, n° 41468

[10] CAA Versailles, 12 juillet 2006, n° 04VE03509

[11] CE, 10 mai 1996, n° 128157

[12] CE, 21 mai 2003, n° 229664

[13] CE, 17 juin 2007, n° 285441

[14] CE, 29 février 1956, T. Lebon p.633

[15] CE, 24 juillet 1981, n° 23110

[16] CE, 16 mai 1980, n° 12670

[17] CE, 4 novembre 1992, n° 132962

[18] CE, 24 juillet 1981, n° 23110 ; CE, 23 novembre 1994, n° 100862 ; CAA Lyon, 20 octobre 1993, n° 91LY00330

[19] voir par exemple : CE, 4 novembre 1992, n°132962 ; CE, 27 mars 1987, n° 41468

[20] CAA Versailles, 12 juillet 2006, n°04VE03509 ; CE, 10 mai 1996, n° 128157.

[21] CE, 29 octobre 1971, n°81625 ; CE, 21 mai 2003, n° 229664

[22] CE, 10 février 2014, n° 361424

[23] L'obligation, le choix, la grâce – Jean Lessi et Louis Dutheillet de Lamothe – AJDA 2015. 443

[24] Madame Isabelle de Silva, Rapporteur public, « Réduction du champ de la « mesure purement gracieuse » », AJDA 2009, p.2364

[25] CE, 13 juillet 2009, n° 303874

[26] a contrario : CE, 11 décembre 1970, n° 78880

[27] a contrario : CE, 18 décembre 2002, n° 233618

[28] CE, 29 octobre 1971, n°81625 ; CE, 21 mai 2003, n° 229664

[29] Professeur Defoort « La décision administrative », précité.

[30] CE, 23 juillet 1974, n°88236 ; CE, 17 juillet 2009, n° 303874

[31] Professeur Defoort, « La décision administrative », précité.

[32] CE, 15 juin 2007, n° 285441

[33] Monsieur Jean-Marie Woehrling, « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme : à propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 juin 2007, Denance » - précité

[34] CE, 17 juillet 2009, n° 303874

[35] Voir notamment : Professeur Odent, Contentieux administratif (précité) ; Isabelle de Silva, conclusions sous l’arrêt de 2009 (précité)

[36] Madame Anne Foubert « Les mesures purement gracieuses » in « Le don au droit public », LGDJ - Presses de l’Université Toulouse Capitole 1, sous la direction de Madame Nathalie Jacquinot

[37] CE, 21 novembre 2016, n° 392560

[38] CE, 30 juill. 1997 n° 157313

[39] CE, 17 février 1995, n° 97754 ; CE, 14 décembre 2007, n° 306432, 290730, 290420

[40] CE, 25 septembre 2015, n° 372624

[41] Voir par exemple : CE, 21 mars 2016, n° 390023

[42] CE, 20 mars 2019, n° 404405 « Sang d’encre ».

[43] Mme Lieber, Rapporteur public, conclusions sous l’arrêt « Sang d’encre » CE, 20 mars 2019, n° 404405,

[44] Madame Lieber, Rapporteur public, conclusions sous l’arrêt commenté (déjà cité).

[45] Professeur Seiller - La contestabilité du refus d'une mesure gracieuse, Gaz. Pal. 2017. 22.