Comment déterminer le coût réel d’un marché après son exécution ? L’évaluation du préjudice des pratiques anticoncurrentielles

Extrait de la Gazette n°41 - Juin 2020

Commentaire des arrêts CE 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸ req. n° 420491, CE 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, req. n° 421758 et CE 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne req. n° 421833

Lorsque les entreprises cessent de rivaliser sur les marchés dans le but d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, par le biais d’accords ou de pratiques concertées, elles sont regardées comme formant une entente. Bien que sanctionnée tant par le droit français [1] que par le droit européen [2], cette pratique demeure fréquente.

Les ententes sont un enjeu pour l’ordre public économique, y compris pour la commande publique. En effet, certaines entreprises concluent des ententes dans le but de se répartir les marchés publics à des prix supérieurs à ceux qui résulteraient de la libre concurrence. Pratique qui est ainsi préjudiciable aux personnes publiques. De fait, afin de lutter contre la banalisation de telles ententes, l’article L. 2141‑9 du code de la commande publique prévoit la possibilité pour l’acheteur d’exclure des appels d’offres les soumissionnaires participant à un cartel [3]. Cependant, il doit pouvoir se fonder sur des éléments suffisamment probants ou constituant un faisceau d’indices graves, sérieux et concordants.

Or, détecter et apporter la preuve de l’entente au stade de la passation, compte tenu des délais restreints des appels d’offres, est rarement possible. Les personnes publiques se retrouvent alors exposées à ces pratiques anticoncurrentielles.

Ce n’est donc généralement qu’une fois le contrat en cours d’exécution ou exécuté que les personnes publiques sont à même de réagir. Si l’entente est révélée alors que le contrat est toujours en cours d’exécution, les personnes publiques ont le choix entre l’action en contestation de la validité du contrat et demander la réparation des préjudices causés par cette entente [4]. A noter que les deux possibilités sont exclusives l’une de l’autre.

Lorsque l’entente est révélée une fois le contrat exécuté, l’action en contestation de validité n’est plus envisageable et seule reste l’action en responsabilité quasi-délictuelle pour les  manœuvres dolosives issues de pratiques anticoncurrentielles [5].

La complexité de l’apport de la preuve et les actions de l’Autorité de la concurrence réduisent les hypothèses de recours juridictionnels des personnes publiques victimes d'entente [6], de sorte que le juge administratif a rarement l’occasion de se pencher sur le régime de cette action [7].

Ce recours en réparation pour dommages concurrentiels ne cesse de soulever de nouvelles problématiques juridiques, parmi lesquelles celles de la preuve, de la compétence, de la recevabilité et de l’évaluation du préjudice occupent une place toute particulière [8].

Amené à se prononcer sur des affaires relatives aux conséquences d’une entente, le Conseil d’État a rendu des décisions pédagogiques à bien des égards. En ce qui concerne l’évaluation du préjudice subi par les personnes publiques, soit le surcoût induit par l’entente, le Conseil d’État, statuant au contentieux, a procédé en deux temps, en arrêtant d’abord une méthode d’évaluation du coût réel du marché pour ensuite apprécier les éléments factuels retenus par les experts [9].

Dans les affaires soumises au Conseil d’État, les départements de la Manche et de l’Orne ont été victimes des agissements du cartel de la signalisation routière. Les sociétés membres s’étaient entendues sur la répartition et le prix des marchés publics à l’échelle nationale entre 1997 et 2006 [10]. Or, les départements avaient tous deux conclus des marchés à bons de commande avec la société Signalisation France pour l’acquisition et l’installation de panneaux de signalisation.

L’Autorité de la concurrence a été la première à se saisir d’office de l'affaire sur le fondement des dispositions du III de l’article L. 462-5 du code de commerce. Après perquisition et instruction, l’Autorité de la concurrence a infligé une sanction pécuniaire de 52,7 millions d’euros aux membres de l’entente [11].

La justice administrative a, à son tour, sanctionné les membres de l’entente. Le tribunal administratif de Caen et la cour administrative d’appel de Nantes ont condamné la société Signalisation France et ses complices à verser aux départements de la Manche et de l’Orne les sommes respectives de 2 235 742 euros et de 2 239 819 euros en réparation des préjudices subis du fait des pratiques anticoncurrentielles.

Conformément aux dispositions du a) du 1 de l’article L. 481-3 du code de commerce, les préjudices subis par les départements représentent le montant des surcoûts générés par les pratiques anticoncurrentielles. La juste réparation consiste donc à déterminer le surcoût pour faire la différence entre le marché faussé et son coût réel.

Il s’agira ici d’appréhender successivement la méthode retenue par le Conseil d’État pour évaluer le surcoût et, donc, le coût réel du marché (I), puis les éléments factuels qui peuvent être pris en compte pour cette méthode de calcul (II).

I. La méthode de comparaison dans le temps pour déterminer le coût réel d’un marché

Le Conseil d’État a dû se prononcer sur la méthode permettant d’appréhender le montant d’un marché faussé par une entente, quinze ans après sa signature et son exécution.

En l’espèce, les sociétés requérantes contestaient les opérations d’expertise, qui ont conduit à une évaluation des préjudices supérieure à deux millions d’euros. Elles faisaient valoir à ce titre que la méthode retenue par les experts ne prenait pas en compte la diminution des prix postérieurement à la chute du cartel. Or, le taux du marché a été évalué comme ayant connu une baisse de 5 à 10 %.

Jusqu’à présent, le Conseil d’État s’était prononcé sur la compétence et la responsabilité mais jamais sur cette question de l’évaluation du préjudice subi du fait de pratiques anticoncurrentielles.

À l’occasion de la décision Société Campenon-Bernard de 2007 qui opposait la SNCF aux membres d’une entente de travaux ferroviaires pour la réalisation des lignes à grande vitesse¸ la cour d’appel avait été saisie d'un jugement avant-dire droit par lequel le tribunal administratif avait réservé la question de l'évaluation du préjudice ; de fait, le Conseil d’État n’avait pu arrêter de méthode d’évaluation du surcoût.

Le professeur Franck Moderne soulignait toutefois, en marge de l’arrêt, que le préjudice tiré de l’entente qui avait conduit la SNCF à conclure des marchés à des prix prohibitifs avait fait l’objet d’une évaluation approximative par la Cour des comptes. Selon lui, les experts s’étaient alors cantonné à mesurer la différence entre les prix faussés et les prix qui auraient résulté d'une saine concurrence [12].

La méthode de la comparaison dans le temps, aussi appelée analyse contrefactuelle, que le Conseil d’État met en place à l’occasion des arrêts commentés, diffère légèrement de cette appliquée à l’occasion de la jurisprudence société Campenon-Bernard.

La méthode ici retenue repose sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant en compte les éléments extérieurs susceptibles d’avoir une influence sur le prix. Ainsi, la comparaison des prix est pondérée en fonction des facteurs exogènes tels que la chute du prix des matières premières.

La méthode contrefactuelle avait déjà été éprouvée par la cour administrative d’appel de Douai, mais c’est la première fois qu’elle arrive au stade de la cassation [13]. Le Conseil d’État avait le choix entre entériner son application ou choisir une autre solution, la Commission européenne ayant défini six grandes méthodes d’évaluation des surcoûts issus des pratiques anticoncurrentielles [14].

Les juges du Palais-Royal, conformément aux préconisations de la rapporteure publique, ont choisi d’entériner la méthode de la comparaison dans le temps. Ils ont ainsi écarté les moyens visant à la prise en compte du surprix global tel qu’évalué par l’Autorité de la concurrence, qui correspond à l’impact de l’entente sur l’ordre public économique. Selon la rapporteure publique, ce surcoût n’a pas sa place dans le contentieux de la réparation qui vise à dédommager les conséquences personnelles de l’entente.

Une fois la méthode arrêtée, le Conseil d’État va analyser les éléments factuels qui peuvent entrer dans le calcul, et notamment les facteurs exogènes susceptibles d’influencer le prix et donc d’affecter la comparaison.

II. L’appréciation souveraine des juges du fond pour les éléments entrant dans la détermination du coût réel du marché

La contestation des expertises ordonnées sur le fondement des articles R. 621-1 et suivants du code de justice administrative relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Le Conseil d’État est amené à en connaître seulement par le biais de la dénaturation, moyen de cassation à l’encontre des éléments d’appréciation retenus par la cour administrative d’appel [15].

Dans les affaires soumises au Conseil d’État, le surcoût dû à l’entente doit être évalué par expertise. Le Conseil d’État juge donc tout naturellement que les éléments factuels, et notamment les facteurs extérieurs, pris en compte par les experts pour déterminer le montant réel du marché relèvent de l’appréciation souveraine des juges du fond.

En l’espèce, les sociétés membres de l’entente soutenaient que l’existence et le montant du préjudice, c’est-à-dire du surcoût, n’étaient pas établis, moyen que le Conseil d’État écarte au motif que l’appréciation portée par la cour était exempte de dénaturation. Il est regrettable que le Conseil d’État n’ait pas développé sa motivation sur ce point ; le juge administratif suprême ne donne ainsi aucune précision sur les critères d’appréciation du préjudice. Il convient donc de se tourner vers les arrêts de la cour administrative d’appel de Nantes pour étudier le contenu de l’expertise [16].

En l’occurrence, l’expertise, qui prend en compte les prix observés, ne s’est pas bornée à étudier les seules conséquences immédiates de l’entente. Les experts ont également analysé, non sans difficulté, les causes extérieures à l’entente expliquant le niveau des prix.

Après avoir réalisé cette étude des causes extérieures à l’entente, ils n’ont retenu que la fluctuation du coût des matières premières. Ils ont rejeté tout élément reposant sur la baisse des marges des membres de l’entente et sur les prix pratiqués par les sociétés concurrentes non-membres de l’entente, car insuffisant pour prouver, en eux même, la pratique d’un surcoût concerté.

La faible argumentation du juge administratif, qui s’explique notamment par ses connaissances rudimentaires en matière économique, empêche de dessiner une tendance générale des éléments susceptibles d’établir un surcoût. Toutefois, l’évolution du prix des matières premières semble pouvoir être invoquée indifféremment, car transposable à nombre d’espèce.

En conclusion, et au regard de l’appréciation souveraine des juges du fond pour la détermination des éléments à même de fixer le coût réel d’un marché public, il convient de se saisir, dès les premières phases de l’instance de tout élément de nature à remettre en cause les expertises.

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Laetitia DOMENECH



[1] Article L. 420-1 et suivants du code du commerce.

[2] Articles 81§1, 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[3] Article L. 2141-9 code de la commande publique.

[4] CE 19 mars 2008, Société Dumez, req. n° 269134.

[5] CE 19 décembre 2007, Campenon-Bernard, req. n° 268918.

[6] Mme M. Le Corre, rapporteure public, conclusions sous les arrêts CE, 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸ n° 421758, CE, 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, n° 420491 et CE, 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne n° 421833.

[7] J. Adda, R. Amaro et J-F Laborde, Réparation du dommage causé par les ententes devant le juge administratif¸ enseignements théoriques et pratiques tirés de l’étude du contentieux, AJDA 2019, p 320.

[8] A. Louvaris et E. Claudel, Action en réparation des dommages concurrentiels subis par une collectivité publique : quel tribunal compétent ?, AJCA 2016.30.

[9] CE 27 mars 2020, Société Signalisation France c/ Département de la Manche¸n° 421758, CE 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, n° 420491 et CE 27 mars 2020, Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne.

[10] Autorité de la concurrence, communiqué de presse sous la décision 10-D-39 du 22 décembre 2010.

[11] Autorité de la concurrence, décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale.

[12] F. Moderne, Une illustration exemplaire de la théorie du dol dans le contentieux des contrats administratifs à propos de l'arrêt du Conseil d’État du 19 décembre 2007, Société Campenon-Bernard et autres¸ RFDA 2008 p.109.

[13] CE 19 décembre 2007, Campenon-Bernard, req. n° 268918, précité.

[14] CAA Douai 22 févr. 2018, Département de l'Eure c/ Société Signalisation France, req. n° 17DA00537.

[15] Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondés sur des infractions à l’article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[16] CE 10 octobre 2018, req n° 402975.

[17] CAA Nantes 27 avril 2018, req n° 17NT0179, n° 17NT01740, n° 17NT01741 et n° 17NT01770.