La sanction du favoritisme par le juge administratif du contrat

Extrait de la Gazette n°45 - Juin 2021

« Le mouvement législatif général de criminalisation du droit » [1] n’a pas épargné le droit de la commande publique au sein duquel le délit de favoritisme constitue le « vecteur privilégié de pénalisation » [2]. La révélation récente de l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet national financier pour soupçon d’octroi d’un avantage injustifié dans la passation du contrat d’hébergement et de maintenance pour l’application StopCovid, devenue TousAntiCovid, est une illustration frappante de ce risque pénal pesant sur l’achat public. 

Défini à l’article 432-14 du Code pénal, le délit de favoritisme réprime le fait, pour les décideurs publics, de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les contrats de la commande publique. Il est puni de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction. Non visées par le texte d’incrimination, les entreprises cocontractantes peuvent, quant à elles, être poursuivies, le cas échéant, pour recel [3] ou complicité [4] de délit de favoritisme. 

Si la doctrine se concentre essentiellement sur le risque de répression pour les personnes concernées par ce délit, celle-ci s’intéresse moins aux répercussions du favoritisme sur la survie du contrat. 

Or, bien que la sanction pénale se noue devant le juge répressif, les conséquences du favoritisme sur les conventions se jouent devant le juge administratif. En ce sens, malgré que cela ne soit pas sanctuarisé dans la réserve de compétence constitutionnellement garantie au profit de la juridiction administrative [5], cette dernière est toujours compétente, conformément à la loi des 16 et 24 août 1790 et au décret du 16 fructidor An III, pour connaître du contentieux des contrats administratifs [6], au titre desquels figurent, par qualification législative directe, les contrats de la commande publique [7] – marchés publics et concessions. Partant, le juge administratif est seul autorisé à statuer sur le contentieux de la validité d’un contrat administratif qu’il soit intenté par une partie au contrat [8] ou par un tiers à celui-ci [9]. Autrement dit, le juge pénal, constatant un délit de favoritisme, ne peut jamais annuler un contrat administratif à titre de sanction. Ce serait d’ailleurs contraire au principe de légalité criminelle [10] puisque l’article 432-14 du Code pénal ne prévoit pas, pour la peine applicable au délit de favoritisme, la nulité du contrat sujet à l’octroi d’un avantage injustifié. 

Penser les conséquences du favoritisme sur la continuité des conventions oblige, donc, à rechercher comment le juge administratif, dans le contentieux de la validité des contrats, intercepte le problème du favoritisme et le traduit sur le sort de l’accord de volonté qui lui est présenté. 

Malgré la relégation de l’annulation au rang de sanction exceptionnelle depuis la réforme du contentieux contractuel [11], le juge du plein contentieux s’est organisé pour obtenir les moyens de prononcer la nullité des contrats dont la passation a été investie par le favoritisme. Toutefois, en tant qu’il est libre dans son appréciation par rapport au juge pénal et gardien de l’intérêt général, il se préserve la possibilité de ne pas anéantir rétroactivement une convention dont la passation a pourtant été gravement noircie par l’octroi d’un avantage injustifié. On comprend alors que la jurisprudence administrative a systématisé une concordance entre favoritisme et annulation du contrat (I) tout en n’écartant pas des cas résiduels d’asymétrie (II).  

I – Une concordance systématisée entre favoritisme et annulation du contrat 

S’extirpant de sa position de principe selon laquelle un manquement aux règles gouvernant la passation ne peut entraîner l’annulation d’un contrat (A), le juge administratif s’est attaché à construire une jurisprudence sur-mesure pour instituer un rapport d’automaticité entre constatation du favoritisme et annulation corrélative du contrat (B).

A. L’obstacle des exigences de loyauté et de stabilité des relations contractuelles écarté

La mutation substantielle du contentieux contractuel, animée par la volonté du Conseil d’État d’« endiguer la nullité » [12] des conventions, a conduit la jurisprudence administrative à refuser, par principe, d’annuler un contrat de la commande publique pour une violation des règles de mise en concurrence et de publicité [13].

Tel est le cas dans le contentieux de la validité entre les parties où s’applique l’exigence de bonne foi. Le Conseil d’État, dans son arrêt Manoukian, a précisé que, lorsque le juge est saisi d’un litige entre cocontractants, le principe de loyauté des relations contractuelles implique que ces derniers « ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d'office, aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige » [14]. Si cette solution a été énoncée dans le contentieux de l’exécution, au cours duquel est soulevée une exception d’invalidité par une partie, elle est identique s’agissant des manquements susceptibles d’entrainer l’annulation du contrat dans le contentieux de la validité par voie d’action [15]. Les exemples d’application de ce filtre de recevabilité des moyens ne manquent pas. Les parties ne peuvent notamment pas rechercher à écarter ou annuler les conventions dont la passation a méconnu les principes fondamentaux de la commande publique [16], a été lancée en suivant une procédure adaptée alors que les circonstances commandaient la tenue d’une procédure formalisée [17] ou a été irrégulièrement conduite en conséquence d’une erreur dans l’appréciation des offres ayant entraîné l’attribution du contrat à un candidat qui n’était pas le mieux classé [18]. La rigidité de cette jurisprudence s’étend même aux cas d’absence totale de mise en concurrence dans des situations qui l’imposent pourtant [19]. L’objectif poursuivi par le Conseil d’État vise à refuser aux parties cocontractantes l’invocation de moyens tenant à des irrégularités dont elles sont responsables – ce qui n’est rien d’autre qu’une déclinaison de l’adage « nemo auditur propriam turpitudinem allegans » [20] – et/ou dont elles ont bénéficié. 
Tel est également le cas dans le contentieux de la validité intenté par les tiers où s’épanouit l’objectif de stabilité des relations contractuelles. Ne se fondant, certes, pas sur l’exigence de loyauté des relations contractuelles – inopérante dans le contentieux des tiers –, le juge administratif s’est, tout de même, aligné sur la solution retenue dans le contentieux de la validité entre les parties. Protecteur du contrat, ce dernier fait prévaloir la sécurité juridique sur la stricte légalité en refusant également, par principe, d’annuler un contrat pour un simple manquement aux règles de passation, ce que confirme, avec constance, l’état du droit positif [21].

En définitive, bien que fondée sur des logiques distinctes – le filtre de la bonne foi dans un cas ; le paradigme de la stabilité des relations contractuelles dans l’autre –, cette position jurisprudentielle consacre une identité des irrégularités susceptibles d’entraîner l’annulation d’un contrat, que le recours émane d'une partie ou d'un tiers [22]. Force est de constater que les manquements aux règles de passation n’en font pas partie.

Or, le délit de favoritisme visant précisément à sanctionner les manquements aux règles de passation des contrats de la commande publique, il ne paraît a priori pas possible de traiter juridictionnellement une situation de favoritisme par l’annulation du contrat. 

C’est ici qu’intervient une exception au principe sus énoncé qui cristallise tout l’intérêt du sujet. Il est des cas où, « eu égard d'une part à la gravité de l'illégalité [impactant la procédure de passation] et d'autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise » [23], le contrat doit être écarté. Le Conseil d’État va s’engouffrer dans cette brèche pour justifier l’annulation des conventions couvertes par le délit de favoritisme autour de la notion de « volonté de favoriser », en recours Béziers I comme en recours Tarn-et-Garonne

B. La construction d’une jurisprudence sur-mesure pour le favoritisme 

Le juge administratif a créé, à dessein, une passerelle entre favoritisme et annulation du contrat. Il l’a érigée pour le contentieux de la validité intenté par les parties [24], le contentieux de la validité actionné par les tiers [25] et le contentieux des conséquences de l’annulation d’un acte détachable sur la survie du contrat [26].

Pour la Haute juridiction administrative, le juge du plein contentieux peut, d’office ou à la demande d’une partie au litige, annuler un contrat de la commande publique, pour une violation des règles gouvernant sa passation, si deux conditions sont réunies [27] : un manquement d’une certaine gravité et la volonté de favoriser un candidat du fait de ce manquement. Ces conditions étant intimement liées, la gravité de la violation des règles de passation est révélée et renforcée par la volonté de favoriser qui, créant une situation « susceptible d'entraîner une qualification pénale » [28], impose l’annulation des contrats dont la conclusion a été jonchée de manquements « choquants » [29]. C’est ainsi qu’après avoir constaté plusieurs méconnaissances d’une particulière gravité aux règles entourant la publicité et la mise en concurrence des contrats associées à la volonté d’une commune de favoriser un candidat au détriment des autres, le Conseil d’État a pour la première fois, dans son arrêt Société anonyme gardéenne d'économie mixte, annulé une concession d’aménagement [30]. 

Or, il est flagrant que les conditions posées par cette jurisprudence sont « équivalentes » [31] aux éléments constitutifs du délit de favoritisme, les premières épousant les seconds. Il est donc permis de penser que cette solution a été adoptée précisément pour tenir compte des situations de favoritisme afin de permettre au juge d’infliger, au contrat dont la passation est concernée par cette infraction, la sanction la plus lourde de l’arsenal dont il dispose, à savoir l’anéantissement rétroactif. 

Plusieurs indices confortent cette approche. 

D’une part, la doctrine des rapporteurs publics du Conseil d’État l’affirme explicitement. Pour Gilles Pellissier, quand la Haute juridiction administrative vise, dans sa jurisprudence, les circonstances particulières révélant notamment la volonté d’une personne publique de favoriser un candidat, « c’est jusqu'à présent toujours l'hypothèse du [délit de] favoritisme que [le Conseil d’État] [a] en vue » [32]. 

D’autre part, la doctrine universitaire abonde également en ce sens. Entre autres exemples, le professeur Jean-François Brisson explique que « les manquements constitutifs d'un délit de favoritisme constituent un vice d'une suffisante gravité entraînant la nullité du contrat » [33].

Enfin, et surtout, la jurisprudence des juges du fond a entériné l’existence d’un lien d’évidence entre le délit de favoritisme et l’annulation subséquente du contrat. C’est ainsi que la cour administrative d’appel de Nancy, dans un arrêt du 18 novembre 2020, relie « existence d'un délit de favoritisme » et  « vice d'une particulière gravité » affectant les circonstances dans lesquelles les parties ont donné leur consentement [34], ce qui justifie, selon le type de recours, que le contrat soit écarté ou annulé. 

Remarquons que si cette position est opportune dans le contentieux de la validité intenté par les tiers, elle est plus critiquable pour celui orchestré par les parties. En effet, une telle solution est « paradoxal[e] » [35] au regard de l’esprit de la jurisprudence Béziers I puisqu’elle autorise les cocontractants, la plupart du temps à l’initiative et/ou bénéficiaires du délit de favoritisme, de se défaire du contrat, en contradiction avec le principe de loyauté des relations contractuelles. Sans doute serait-il opportun de ne permettre de rechercher l’annulation d’un contrat en cas de favoritisme qu’aux tiers, notamment aux concurrents évincés, qui, eux, sont victimes du favoritisme ou à une partie si, et seulement si, elle démontre que son consentement a été vicié par l’infraction. 

De plus, cette jurisprudence n’impose pas que le délit de favoritisme soit préalablement constaté par le juge répressif pour que le juge du contrat retienne l’annulation. Elle implique uniquement que la situation revête une « dimension quasi-pénale » [36] révélée par la volonté de favoriser que le juge administratif doit relever. Autrement dit, c’est parce que plane sur l’espèce le spectre du délit de favoritisme, qui « dévalue suffisamment le contrat » [37], que le juge administratif, sur le fondement des conditions propres au droit administratif qu’il a lui-même dégagées, l’annule. Bien que confinant au droit pénal, cette jurisprudence n’a pas, fort heureusement, la prétention de substituer au juge répressif le juge administratif. Elle tend, seulement mais sûrement, à « préserver un ordre public minimum, aux frontières du pénal » [38]. 

Ainsi, cette position jurisprudentielle célèbre le couple favoritisme-annulation par une parfaite symétrie de principe entre les éléments constitutifs du délit d’octroi d’un avantage injustifié et les conditions posées par la jurisprudence administrative pour l’annulation d’un contrat. Toutefois, elle n’exclut pas des hypothèses de discordance tenant à l’office du juge du contrat.


II – Une asymétrie résiduelle entre favoritisme et annulation du contrat 

Une situation de favoritisme peut, certaines fois, ne pas conduire à l’annulation du contrat. C’est le cas, d’une part, lorsque le juge administratif n’annule pas un contrat dont la conclusion a été sujette à un délit de favoritisme constaté par une juridiction répressive. C’est, d’autre part, l’hypothèse dans laquelle le juge administratif, bien que constatant lui-même un manquement d’une particulière gravité aux règles de passation conjugué à une volonté de favoriser, n’anéantit pas rétroactivement le contrat. Ces situations s’expliquent, respectivement, compte tenu de la liberté d’appréciation (A) et du rôle de gardien de l’intérêt général (B) du juge du contrat.

A. La liberté d’appréciation du juge du contrat préservée en cas de qualification pénale de favoritisme

Longtemps réticent à l’admettre, au regard du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires issu de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III [39], le Conseil d’État a fini par consacrer l’autorité de la chose jugée au pénal sur le juge administratif [40]. Cependant, cette reconnaissance s’est faite en préservant l’autonomie du juge administratif [41]. En effet, sous réserve de l’exception tirée de la jurisprudence Desamis [42] – qui ne s’applique pas à la matière contractuelle [43] –, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’attache qu’aux faits matériellement établis par le juge répressif qui sont le support nécessaire du dispositif de son jugement [44] statuant sur le fond de l’action publique [45]. Elle ne s’étend pas à la qualification de ceux-ci [46]. Cela détonne, d’ailleurs, avec l’autorité de la chose jugée au pénal s’imposant au juge civil qui, pour sa part, englobe la qualification juridique des faits [47]. 

Cette liberté d’appréciation étant garantie au profit du juge administratif, la voie est ouverte à des disparités de jurisprudence, en matière de favoritisme, entre le juge pénal et le juge administratif pour l’interprétation de mêmes faits. 

D’une part, ainsi que nous l’avons vu, le juge administratif n’annule un contrat que si le manquement grave aux règles de passation relevé est accompagné de la volonté de la personne publique de favoriser un candidat du fait de ce manquement. Cette seconde condition se confond avec l’élément moral du délit de favoritisme que doit nécessairement caractériser le juge pénal pour entrer en voie de condamnation. Or, la liberté respective du juge pénal et du juge administratif pour qualifier cette intention de favoriser donne libre cours à un contrôle d’intensité variable selon l’ordre juridictionnel. Pour cause, jusqu’à présent, la Cour de cassation se contente de constater un dol général pour retenir l’intention coupable dans le cadre du délit de favoritisme [48]. Le juge du contrat, quant à lui, paraît plus regardant que son homologue dans la caractérisation de la volonté de favoriser [49], bien qu’il lui arrive aussi, parfois, de déduire celle-ci d’un manquement particulièrement grave aux règles de passation commis en connaissance de cause [50]. Dans une même situation, le juge pénal pourrait donc retenir le délit de favoritisme tandis que le juge administratif se refuserait d’annuler le contrat, faute d’avoir constaté une quelconque volonté de favoriser.

D’autre part, pour prononcer l’annulation du contrat, le juge administratif ne retient, au titre de la condition tenant à la caractérisation d’un vice d’une particulière gravité, que les manquements les plus sévères aux règles de passation [51]. Or, au sens de l’article 432-14 du Code pénal, est réprimé tout « acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession » et non, seulement, les irrégularités les plus importantes. Aussi, il n’est pas à exclure des situations dans lesquelles le juge répressif retiendrait la consommation du délit de favoritisme pour une irrégularité mineure mais où, de son côté, le juge administratif écarterait l’annulation du contrat estimant que le manquement, bien qu’ayant été commis pour avantager un candidat, n’est pas d’une gravité suffisante. Cette hypothèse doit, toutefois, être relativisée au regard, notamment, de la tendance jurisprudentielle récente de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Par un arrêt du 6 janvier 2021, celle-ci semble esquisser un revirement en ne retenant, au titre de l’élément matériel du délit de favoritisme, plus toute violation aux règles de passation des contrats de la commande publique mais seulement les plus significatives [52].

Dans ces deux premiers cas, si l’annulation n’est pas retenue, le contrat ne perdurera sans doute pas pour autant puisque le juge le résiliera très certainement [53], avec ou sans effet différé [54], la résiliation juridictionnelle n’étant pas écartée par principe, à la différence de l’annulation, en cas de manquements aux règles de passation [55]. 

Enfin, au sens de l’article 121-4 du Code pénal, la tentative d’un délit est punie si un texte de loi le prévoit. Or, l’article 432-14 du même code prohibe le fait de procurer ou « tenter de procurer » à autrui un avantage injustifié. Partant, le juge pénal peut entrer en voie de condamnation alors même qu’il n’y a pas eu, matériellement, de manquement aux règles de passation, ce qui n’est pas le cas du juge administratif qui doit constater, effectivement, un tel manquement

Reste l’hypothèse où, malgré l’infraction de favoritisme consommée, le juge du contrat se refuserait d’anéantir rétroactivement une convention pour préserver l’intérêt général. S’il s’agit également d’un exemple de divergence entre les jurisprudences pénale et administrative, celui-ci diffère des cas précédents en ce qu’ici le juge répressif et le juge du plein contentieux interprètent les faits de la même manière. Ils constatent tous deux un manquement aux règles de passation et une intention de favoriser. Seulement, l’annulation est écartée pour les conséquences qu’elle fait peser sur l’intérêt général. Aussi, résultant de la spécificité de l’office du juge du plein contentieux en matière contractuelle, cette hypothèse impose des développements propres. 

B. La réserve d’intérêt général justifiant la survie du contrat 

L’argument le plus marquant légitimant que le juge du contrat rompe le lien d’automaticité entre favoritisme et annulation du contrat réside dans la réserve d’intérêt général qu’il peut mobiliser pour écarter l’anéantissement rétroactif. Au sens des jurisprudences Béziers I et Tarn-et-Garonne, l’annulation ne peut être retenue par le juge administratif que si ce dernier a, préalablement, « vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général » [56].

Constituent des motifs d’intérêt général justifiant la poursuite du contrat la durée importante de la mise en place hypothétique de solutions de remplacement [57], un enjeu majeur de santé publique [58], le bon fonctionnement de la justice pénale [59], l’intérêt de l’exécution d’une convention pour les besoins du service public [60] ou encore, s’il est démontré, l’« effet domino » qu’engendre l’annulation d’un contrat sur la survie des actes juridiques passés pour son application [61]. 

Cette injonction faite au juge du contrat appelle plusieurs remarques. 

L’invocation de l’intérêt général ne conduit pas, en toute hypothèse, à sauver le contrat puisque le juge ne peut se fonder que sur les atteintes qui lui sont excessives, ce qui exclut, a contrario, les entorses légères. La balance penche plutôt en faveur d’une certaine tolérance. En effet, la jurisprudence administrative semble contenir les cas où l’intérêt général impose la poursuite d’un contrat afin de ne pas laisser subsister, dans le paysage juridique, des situations contractuelles grevées d’une irrégularité importante. A titre d’exemple, il a été jugé que le fait qu’un contrat ait été entièrement exécuté ne fait pas obstacle à son annulation [62], pas plus que la fin imminente de l’exécution de celui-ci [63]. 

Ensuite, la possibilité pour le juge du contrat de prononcer l’annulation avec effet différé lui permet de trouver un plus juste équilibre en conciliant l’ardente nécessité d’annuler un contrat dont la passation a fait l’objet d’une grave illicéité, telle que le favoritisme, et la prise en compte des « effets pervers » [64] d’une annulation subite, notamment au regard du principe de continuité du service public [65].

Enfin, bien que le Conseil d’État ne l’ait pas encore jugé, il n’est pas déraisonnable de penser que, dans la situation particulière du favoritisme, la réserve d’intérêt général ne peut faire barrage à la disparition rétroactive d’un contrat puisque, précisément, la présence du délit d’octroi d’un avantage injustifié constaté [66] ou constatable [67] dans le sillon du contrat impacte, en toute hypothèse, excessivement l’intérêt général sans que l’invocation d’aucune autre composante de celui-ci ne puisse contrebalancer ce bilan. Comme le précise le professeur Olivier Guézou, « l’intérêt général lui-même commande la suppression de l’acte illégal et il ne faut pas seulement prendre en compte le contrat en cause, mais aussi l’effet perversement incitatif que pourrait avoir un courant jurisprudentiel qui ferait trop largement prévaloir la survie du contrat sur la sanction de son illégalité » [68], a fortiori quand l’illégalité en question revêt une dimension pénale d’atteinte à la probité, distendant toujours plus le lien de confiance entre l’administré et l’administration. Si un tel raisonnement venait à prospérer à l’avenir, le principe de légalité, trop souvent sacrifié sur l’autel de la sécurité juridique, en sortirait vainqueur. Surtout, on ne voit pas bien quelle autre solution serait plus satisfaisante puisque si l’intérêt général tend vers la continuité du contrat, cela empêche également toute résiliation de celui-ci [69], alors que, par ailleurs, aucune régularisation n’est envisageable lorsque le vice invoqué est un manquement aux règles de passation [70]. Cela n’est guère acceptable dès lors que se cache derrière la naissance du contrat la présence maline du favoritisme.

Par Gaël TROUILLER

Références : 

[1] Th. Dal Farra, « Un aspect du risque pénal dans la passation de la commande publique : le délit de favoritisme », Gaz. Pal., 10 février 2000, p. 2.

[2] S. Braconnier, « Dépénaliser le droit des marchés publics et concessions ? », Revue Contrats Publics, n° 187, mai 2018.

[3] C. pén., art. 321-1, al. 2 ; Cass. crim., 5 mai 2004, pourvoi n° 03-85.503 ; Cass. crim., 15 mars 2017, pourvoi n° 16-83.838.

[4] H. Matsopoulou, « Marchés Publics. Liberté d'accès et égalité des candidats », J.-Cl. Pénal Code, fasc. 20, 2020 ; Cass. crim., 6 octobre 2010, pourvoi n° 10-82.839.

[5] Cons. const., déc. n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence.

[6] V. pour un exemple récent : TC, 8 février 2021, Société Entropia Conseil, n° C4201.

[7] CCP, art. L. 6.

[8] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.

[9] CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994.

[10] C. pén., art. 111-3, al. 2 : « Nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi, si l'infraction est un crime ou un délit ».

[11] S. Braconnier, « Contentieux des contrats : le choc de sécurisation ? », AJDA, 2014, p. 945.

[12] D. Pouyaud, « L'office du juge du contrat », RFDA, 2010, p. 519.

[13] V. par ex. : CE, 10 février 2010, Société Prest'action, req. n° 301116.

[14] CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551.

[15] CE, 10 février 2010, Société Prest'action, req. n° 301116, préc. ; CE, 4 octobre 2019, Syndicat mixte du développement durable de l'Est Var, req. n° 419312 ; CAA Lyon, 3 novembre 2011, Société AECP, req. n° 10LY01120 ; O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 270 : « Afin d’assurer la cohérence de ses décisions, le juge administratif semble retenir la même notion de loyauté, que la validité du contrat soit l’objet direct du recours ou que la question ne se pose qu’à l’occasion d’un litige relatif à son exécution. […] Le juge administratif semble appliquer la même grille de lecture. ». 

[16] CAA Nantes, 11 avril 2014, Établissement public Agrocampus Ouest, req. n° 12NT00053.

[17] CAA Lyon, 3 novembre 2011, Société AECP, req. n° 10LY01120, préc.

[18] CAA Paris, 6 décembre 2012, Société Aévolis, req. n° 10PA02811.

[19] V. par ex. : CE, 19 janvier 2011, Syndicat mixte pour le traitement des résidus urbains, req. n° 332330.

[20] « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. »

[21] V. par ex. : CAA Lyon, 25 septembre 2014, SARL Laboratoires Paul Hartmann, req. n° 13LY02368 ; CAA Marseille, 2 mars 2015, Société Philip Frères, req. n° 13MA04478 ; CAA Marseille, 18 avril 2016, Société Twin Audiolive, req. n° 15MA03482 ; CAA Nantes, 17 juillet 2020, SELARL Huissiers Partner Conseils, req. n° 18NT04492.

[22] D. Pouyaud, « La résiliation pour irrégularité d'un contrat administratif », RFDA, 2021, p. 275 ; G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616.

[23] CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551, préc.

[24] CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahault, req. n° 340647 ; CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463.

[25] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d’économie mixte, req. n° 413584 ; CAA Lyon, 25 septembre 2014, SARL Laboratoires Paul Hartmann, req. n° 13LY02368, préc. ; CAA Marseille, 18 avril 2016, Société Twin Audiolive, req. n° 15MA03482, préc.

[26] CE, 10 décembre 2012, Société Lyonnaise des Eaux, req. n° 355127.

[27] V. par ex. : CE, 10 février 2016, Société ACS Production, req. n° 382148 ; v. pour une application récente par les juges du fond : TA Cergy-Pontoise, 5 mai 2019, Préfet des Hauts-de-Seine, req. n° 1808765 ; CAA Douai, 2 avril 2020, Société Cabre, req. n° 18DA00867.

[28] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[29] N. Boulouis, concl. sur CE, 12 janvier 2011, Manoukian, req. n° 338551.

[30] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc.

[31] F. Lichère, « Élections / Élus - La déontologie et l'attribution des contrats publics », JCP A, n° 47, 23 novembre 2020, p. 2304.

[32] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[33] J.-F. Brisson, « Responsabilité en matière contractuelle et quasi-contractuelle », J.-Cl. Administratif, fasc. 854, 2016 ; v. également en ce sens : M. Ubaud-Bergeron, « L'illégalité d'une clause de tacite reconduction et l'office du juge du contrat », Contrats et Marchés publics, n° 7, juillet 2015, comm. 172 ; F. Linditch, « Principe de loyauté contractuelle, l'absence de mise en concurrence n'y fait pas obstacle », JCP A, n° 27, 9 juillet 2012, p. 2238 ; O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 200, préc.

[34] CAA Nancy, 18 novembre 2020, SCI Victor Hugo, req. n° 20NC02103 ; v. également en ce sens : CAA Bordeaux, 10 novembre 2014, Communauté intercommunale des villes solidaires, req. n° 13BX00260, Contrats et Marchés publics, 2015, comm. n° 22, note M. Ubaud-Bergeron.

[35] D. Moreau, « Cinq ans d'application du principe de loyauté des relations contractuelles devant le juge administratif », RJEP, n° 723, octobre 2014, étude 7.

[36] G. Pellissier, concl. sur CE, 21 octobre 2019, Commune de Chaumont, req. n° 416616, préc.

[37] E. Felmy, concl. sur CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463.

[38] D. Moreau, « Cinq ans d'application du principe de loyauté des relations contractuelles devant le juge administratif », RJEP, n° 723, octobre 2014, étude 7, préc.

[39] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault et Cie, 1re édition, t. I, 1887, p. 456 : « L'indépendance réciproque des autorités judiciaire et administrative exige que cette appréciation puisse être faite de part et d'autre avec une entière indépendance. L'une des juridictions ne saurait donc être liée par celle qui a statué la première. ».

[40] CE, sect., 12 juillet 1929, Vasin : Rec. p. 716.

[41] Mélina Douchy-Oudot, « Autorité de la chose jugée. Autorité de la chose judiciairement jugée à l'égard des autorités et des juridictions administratives », J.-Cl. Procédure civile, fasc. 900-35, 2018.

[42] CE, ass., 8 janvier 1971, Ministre de l’Intérieur c/ Dame Desamis, req. n° 77800 : « si, en principe, l'autorité de la chose jugée au pénal ne s'impose aux autorités et juridictions administratives qu'en ce qui concerne les constatations de fait que les juges répressifs ont retenues et qui sont le support nécessaire de leurs décisions, il en est autrement lorsque la légalité d'une décision administrative est subordonnée à la condition que les faits qui servent de fondement à cette décision constituent une infraction pénale ; que dans cette dernière hypothèse, l'autorité de la chose jugée s'étend exceptionnellement à la qualification juridique donnée aux faits par le juge pénal » ; solution constamment rappelée, notamment par CE, 10 octobre 2003, Commune de Soisy-sous-Montmorency, req. n° 242373.

[43] Malgré une jurisprudence isolée d’une cour administrative d’appel qui étend l’autorité de la chose jugée à la qualification juridique retenue par le juge pénal (CAA Bordeaux, 10 novembre 2014, Communauté intercommunale des villes solidaires, req. n° 13BX00260). Cette solution, non réaffirmée par ailleurs, est contraire à celle d’autres arrêts de juges du fond (v. en ce sens : CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.) et ne peut valablement se rattacher à l’exception Desamis, la légalité d’un contrat de la commande publique n’étant jamais subordonnée à ce que les faits qui le fondent constituent une infraction pénale.  

[44] CE, sect., 6 janvier 1995, Nucci, req. n° 145898 ; CE, 29 novembre 1999, Wach, req. n° 179624 ; CE, sect., 28 juillet 2000, Diagola, req. n° 210367.

[45] CE, ass., 5 mai 1976, Lerquemain, req. n° 98276.

[46] V. par ex. : CE, ass., 12 avril 2002, Papon, n° 238689.

[47] Cass. 2e civ., 14 décembre 2000, pourvoi n° 99-14.221 ; Cass. 1re civ., 24 octobre 2012, pourvoi n° 11-20.442.

[48] Cass. crim., 5 décembre 2012, pourvoi n° 11-88.245 : « l'élément intentionnel du délit de favoritisme est caractérisé par le seul accomplissement, en connaissance de cause, […] [d’]actes contraires aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics » ; v. également en ce sens : Cass. crim., 14 janvier 2004, pourvoi n° 03-83.396 ; Cass. crim., 19 octobre 2005, pourvoi n° 04-87.312 ; J.-D. Dreyfus, « Portée du délit de favoritisme : dura lex sed lex », AJDA, 2007, p. 853.

[49] V. par ex. : CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc ; CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.

[50] CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahault, req. n° 340647, préc. 

[51] V. par ex. : CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc.

[52] Cass. crim., 6 janvier 2021, pourvoi n° 20-80.508 ; Ch. Claverie-Rousset, « Violation des règles de passation des marchés publics et favoritisme », Droit pénal, n° 3, mars 2021, comm. 43.

[53] F. Lichère, « Élections / Élus - La déontologie et l'attribution des contrats publics », JCP A, n° 47, 23 novembre 2020, p. 2304, préc.

[54] V. par ex. : CAA Douai, 10 mai 2016, Syndicat intercommunal de création et de gestion de la fourrière pour animaux errants de Lille et ses environs, req. n° 13DA00047 (résiliation avec effet différé) ; CAA Paris, 8 juillet 2016, Société Espace surveillance, req. n° 15PA01630 (résiliation sans effet différé).

[55] V. par ex : CAA Nancy, 26 septembre 2017, Société Schiocchet Excursions, req. n° 16NC00080.

[56] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. 304802, préc. ; CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994, préc.

[57] CE, 21 février 2011, Société Veolia Propreté, req. n° 335306.

[58] CE, 9 novembre 2018, Société Cerba et autres, req. n° 420654.

[59] CAA Paris, 17 mars 2014, Société Elektron, req. n° 12PA00199.

[60] CAA Nancy, 17 décembre 2012, Société Bancel, req. n° 11NC00416 confirmé par CE, 3 décembre 2014, req. n° 366153.

[61] CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d’économie mixte, req. n° 413584, BJCP 2019, n° 124, p. 189, concl. O. Henrard.

[62] V. par ex. : CAA Marseille, 10 octobre 2011, Département de la Corse du sud, req. n° 09MA04637.

[63] CAA Douai, 4 octobre 2012, Agence Nathalie A., req. n° 11DA01878.

[64] O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 198, préc.

[65] CAA Marseille, 26 juin 2017, Préfet des Alpes-Maritimes, req. n° 16MA02341.

[66] V. par ex. : CAA Marseille, 23 décembre 2013, Association Boitaclous, req. n° 11MA02463, préc.

[67] V. par ex. : CAA Bordeaux, 14 mai 2013, SARL FD2F, req. n° 11BX02368.

[68] O. Guézou, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2e édition, 2018, p. 193, préc.

[69] CE, ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. 304802, préc. ; CE, ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994, préc.

[70] CE, 6 novembre 2013, Commune de Marsanay-la-Côte, req. n° 365079 ; CE, 15 mars 2019, Société anonyme gardéenne d'économie mixte, req. n° 413584, préc. ; W. Gremaud, La régularisation en droit administratif, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, vol. 205, 2021, p. 124.

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Gaël TROUILLER