Restaurants collectifs : vers un droit au bio opposable ?

Extrait de la Gazette n°37 - Avril 2019

Le législateur a adopté, le 30 octobre 2018, le projet de loi Agriculture et alimentation, rebaptisé « loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous ». Il y instaure notamment l’obligation pour les personnes publiques de servir des repas cuisinés à partir de 50% de produits écologiques – dont 20% issus de l’agriculture biologique – dans les restaurants collectifs dont ils ont la charge, d’ici le 1er janvier 2022 (1).

Exiger une part de produits provenant de l’alimentation durable dans les cantines n’est pas nouveau. Un premier projet de loi avait été voté en ce sens en 2016, mais retoqué par le Conseil constitutionnel pour vice de procédure (2). Aussi, Emmanuel Macron en avait-il fait une promesse de campagne l’année suivante, en prenant l’engagement de mettre en place plus de 50% de produits bio, écologiques ou issus de circuits courts tant dans les cantines scolaires que les restaurants d’entreprise.

Si c’est dorénavant chose faite, force est de constater que l’on revient de loin ! En effet, le projet initial prévoyait seulement l’obligation pour les personnes publiques d’inclure, dans la composition des repas servis dans les restaurants collectifs dont elles ont la charge, une « part significative de produits acquis en prenant en compte le coût du cycle de vie du produit, ou issus de l’agriculture biologique ». Les débats parlementaires ont fait plusieurs allers-retours successifs sur le fait de donner un chiffre ou non, pour finalement franchir le pas en osant évaluer concrètement cette « part significative ». Chiffrer l’exigence à 50% de produits écologiques, dont 20% issus de l’agriculture biologique, constitue en tous cas une avancée certaine lorsque l’on sait que, sur 7 millions de repas servis chaque jour, rien que dans les établissements scolaires, moins de 3,2 % des aliments possèdent le label bio (3).

L’imposition de quotas entraîne toutefois certaines inquiétudes et interrogations, à commencer de la part du Conseil d’Etat. Ce dernier estime en effet, dans son avis rendu sur le texte, que cette obligation faite aux collectivités est « très contraignante » et d’une « grande complexité ». Il lui aurait semblé « plus approprié de recourir à d’autres méthodes relevant du droit souple et reposant sur la confiance plus que sur la contrainte pour atteindre les objectifs légitimes que le gouvernement s’assigne ». Reste que le nouvel article L. 230-5-1 du code rural semble poser tout de go une obligation positive pour les personnes publiques prenant en charge de restaurants collectifs. L’occasion de s’interroger à ce sujet sur les implications possibles d’une telle loi et – pourquoi pas ? – de s’essayer à quelques réponses.

I/ Une apparente obligation de résultat

L’obligation faite aux communes de mettre en place plus de 50% de produits bios, écologiques ou issus de circuits courts dans les restaurants collectifs pose immédiatement la question de sa réelle portée juridique. Sans réelle surprise, la loi du 30 octobre 2018 semble ainsi mettre en place une obligation de résultat à la charge des communes et de toute autre personne publique responsable d’un restaurant collectif.

Force est toutefois de constater que le texte ne mentionne jamais ce terme d’« obligation ». Il se contente d’affirmer que « les repas servis dans les restaurants collectifs dont les personnes morales de droit public ont la charge comprennent une part au moins égale, en valeur, à 50 % de produits [écologiques], les produits [issus de l’agriculture biologique] devant représenter une part au moins égale, en valeur, à 20 % » – le tout en fixant le 1er janvier 2022 comme date limite pour respecter cet objectif.

L’art nous apparaît subtil. En effet, le législateur évite, en prenant « les repas » pour sujet, de reconnaître, d’une part la présence formelle d’une obligation juridique à l’encontre des personnes publiques concernées et, d’autre part l’existence d’un droit pour les usagers à se prévaloir de ces exigences légales.

Or, en vertu du principe de légalité, les administrés seront toujours à même d’opposer la loi 30 octobre 2018 à l’administration. Ils pourront même a priori engager sa responsabilité dans le cas où elle n’en respecterait pas les dispositions.

Mieux encore, il nous semble tout à fait plausible que la loi du 30 octobre 2018 puisse poser les prémisses de la reconnaissance d’une sorte de « droit subjectif à l’alimentation saine ». En effet, l’accès à 50% de produits écologiques dont 20% issus de l’agriculture biologique peut apparaître désormais comme une prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif, qui permet aujourd’hui au titulaire de cette prérogative de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose envers l’administration, dans son propre intérêt ou dans celui d’autrui. Cette conclusion est d’ailleurs d’autant plus sous-entendue que le législateur a fait le choix de poser un seuil chiffré de produits à prendre en compte – même si, remarquons-le, la question resterait la même dans l’hypothèse où la loi exigerait seulement la prise en compte d’« une part significative ».

Il est vrai que le sujet des cantines a toujours été l’objet d’une catharsis en matière de droits et libertés. Les questions de liberté de culte et de laïcité y sont particulièrement prégnantes et souvent très sensibles – surtout pour les cantines scolaires. Toutefois, les termes du débat apparaissent ici renversés. En effet, il n’est pas question a priori d’opposer l’accès à une alimentation saine à une autre considération d’envergure. Il revient au contraire de rajouter une obligation à la charge des personnes publiques et, cela étant, une nouvelle revendication possible de la part des usagers. En d’autres termes, ces derniers semblent, au regard de la loi du 30 octobre 2018, tout à fait à même d’exiger le respect des seuils de 50% et 20% posés par le législateur. Demander le respect de cette exigence légale serait d’ailleurs mieux accueilli que le respect d’un interdit alimentaire au nom de la liberté de culte, dans la mesure où le juge ne pourrait opposer à l’usager le caractère facultatif du service mis en cause. 

Aussi, la loi du 30 octobre 2018 vient-elle seulement parfaire les prescriptions nutritionnelles en matière de composition des repas. Elles seules tiennent lieu d'obligation pour les personnes publiques responsables de restaurants collectifs, qui ont à charge de proposer des repas équilibrés, variés, de bonne qualité et répondant aux besoins de leurs usagers. L’exigence de 50% de produits écologiques dont 20% issus de l’agriculture biologique semble ainsi participer à l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé (4), et plus avant, à l’ensemble des volets de la règle des « cinq S » qui gouverne la restauration collective (satisfaction, service, symbole, santé, sécurité) (5).

Mais au-delà de ces considérations, force est de constater un détail de taille : la loi ne prévoit aucun mécanisme de sanction dans le cas où les personnes publiques responsables ne respecteraient pas cette nouvelle obligation.

 

II/ L’absence d’un mécanisme de sanction

Malgré l’obligation qu’elle met en place, la loi du 30 octobre 2018 n’organise aucun mécanisme de sanction dans l’hypothèse où, au 1er janvier 2022, les parts de produits écologiques et issus de l’agriculture biologique ne seraient pas respectées dans l’intégralité des restaurants collectifs visés par ces dispositions. Pourtant, un tel dispositif appelle nécessairement à une certaine anticipation de cette difficulté.

Il est vrai que l’imposition de quotas n’a pas toujours été une réussite pour le législateur. On pense naturellement à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (loi SRU) (6), qui vise – pour l’essentiel – à recréer un équilibre social dans chaque territoire et à répondre à la pénurie de logements sociaux. Elle fait ainsi l’obligation aux communes remplissant certaines conditions de population de disposer au moins de 25 % de logement social, en regard des résidences principales. Ce seuil est, à l’inverse de la loi du 30 octobre 2018, soumis à un système de pénalités (7), mais n’est pas toujours respecté.

Le même résultat en demi-teinte se constate pour ce qui concerne le droit au logement opposable (8) qui, en théorie, permet aux personnes mal logées, ou ayant attendu en vain un logement social pendant un délai anormalement long, de faire valoir leur droit à un logement décent ou à un hébergement, lorsqu’elles ne peuvent l’obtenir par leurs propres moyens. Le dispositif prévoit en ce sens tout un système de protection sur les plans administratifs et juridictionnels en vue de sanctionner la méconnaissance de ce droit.

Il est vrai, à titre comparatif, que la question des cantines concerne un tout autre domaine de la sphère politique et, partant, de la volonté d’action des élus. En effet, elle est susceptible de représenter, à la différence des impératifs de mixité sociale, une attente peut-être plus populaire ou plus attrayante auprès des administrés. Aussi, la question de l’alimentation constitue un enjeu politique incontournable, touchant tant à l’économie qu’à la santé ou au social. Elle peut ainsi plus facilement faire office de cheval de bataille dans un cadre électoral, et donc susciter nettement plus de considération et d’attention de la part des politiques. À charge donc pour les personnes publiques d’investir, tant pour leur image que la santé de leurs populations.

Partant, la mise en place de sanctions juridiques n’est peut-être pas – tout compte fait – la bonne solution à retenir en la matière. C’est d’ailleurs le parti que semble avoir adopté le législateur dans la mesure où, s’il n’organise pas un système de sanction, il met en place plusieurs dispositifs de contrôle, codifiés aux articles L. 230-5-3 à L. 230-5-5 du code rural.

C’est ainsi que la loi fait une première obligation aux personnes morales en charge de restaurants collectifs d’informer, « une fois par an, par voie d’affichage et par communication électronique, les usagers des restaurants collectifs dont elles ont la charge de la part des produits entrant dans la composition des repas servis ». De la même façon, elles informeront les usagers « des démarches qu’elles ont entreprises pour développer l’acquisition de produits issus du commerce équitable ». Ces obligations sont donc une nouvelle preuve que le premier agent de contrôle de l’administration sera l’usager lui-même, ainsi informé de l’action publique par les mesures de publicité mises en œuvre.

De plus, la loi du 30 octobre 2018 oblige les gestionnaires des restaurants collectifs concernés et servant plus de deux cents couverts par jour en moyenne sur l’année à « présenter à leurs structures dirigeantes un plan pluriannuel de diversification de protéines incluant des alternatives à base de protéines végétales dans les repas qu’ils proposent ». Le contrôle apparaît donc comme vertical, et viendra d’en haut (par la collectivité responsable) comme d’en bas (par l’usager).

Enfin, la loi met également en place des « comités régionaux pour l’alimentation », présidés par les préfets de région, qui seront chargés des concertations pour la mise en œuvre au niveau régional du programme national pour l’alimentation et, notamment, en ce qui concerne l’approvisionnement des différents restaurants collectifs en produits écologiques et issus de l’agriculture biologique. Les seuils de 50% et 20% feront donc l’objet a minima d’un contrôle tricéphale : de l’usager tout d’abord, de la collectivité bien sûr, et de l’Etat ensuite.

Partant, il ne reste plus pour les collectivités qu’à procéder à un achat public responsable – si elles ne le font pas déjà. Le droit de la commande publique offre en tous cas nombre de possibilités en la matière, en autorisant notamment les pouvoirs adjudicateurs à exiger un label particulier pour prouver que le service demandé correspond à leurs besoins et à faire de cette exigence une spécification technique, un critère d’attribution du marché ou une condition de son exécution (voir articles R. 2111-12 à R. 2111-17 du nouveau code de la commande publique).  

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Renaud SOUCHE

(1) Cette exigence est codifiée à l’article L. 230-5-1 du code rural et de la pêche maritime.

(2) Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017.

(3) Chiffres donnés par l’Agence pour le développement de l’agriculture biologique.

(4) Cons. Const., 16 mai 2012, déc. n°2012-248 QPC, consid. 6.

(5) P. LIGNIERES et J.-P. LEVY, La restauration collective dans les collectivités territoriales, Le Moniteur, 2003, p. 29.

(6) Article L. 302-5 du code de la construction et de l’habitation.

(7) Article L. 302-7 du code de la construction et de l’habitation.

(8) Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale.