Marchés publics de travaux : le risque de déséquilibre lié au décompte général et définitif tacite

Extrait de la Gazette n°42 - Septembre 2020

Entériné par le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics, approuvé par décret le 21 janvier 1976 [1], le décompte général et définitif permet au pouvoir adjudicateur et à son cocontractant d’établir, d’un commun accord, le solde du marché en tenant compte notamment des acomptes mensuels et des éventuelles pénalités. Il représente le dernier acte contractuel d’un marché public de travaux et constitue, de ce fait, un enjeu majeur pour les parties.

Il est aujourd’hui régi par le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics (CCAG Travaux) approuvé par arrêté le 8 septembre 2009 [2]. Si son régime était jusqu’alors nécessairement exprès, depuis l’arrêté du 3 mars 2014 [3], le CCAG Travaux reconnait qu’un décompte général et définitif peut naître de manière tacite en absence de réponse d’un des cocontractants au cours de la procédure d’établissement du décompte général et définitif.

La Cour Administrative d’Appel de Versailles, le 27 février 2020, vient confirmer les règles d’application de ce nouveau régime [4]. A l’occasion d’un référé provision, cette dernière a jugé que l’existence de réserves lors de la réception de l’ouvrage ne fait pas obstacle au déclenchement des délais d’établissement du décompte général et définitif exprès et, à fortiori, du décompte général et définitif tacite.

Cette ordonnance nous donne ainsi l’occasion de nous arrêter sur le régime du décompte général et définitif tacite depuis son insertion dans le Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés de travaux publics.

Le décompte général et définitif répond à un régime spécifique défini avec précision par le Gouvernement, rédacteur du CCAG Travaux (I). Si le décompte général et définitif implicite est un atout pour la partie qui le met en œuvre, il peut être lourd de conséquences pour son cocontractant (II).

I.               Le régime du décompte général et définitif

Pour comprendre la mise en œuvre du décompte général et définitif tacite (B), il convient de revenir sur la mise en œuvre du décompte général et définitif exprès (A).

A.    Un décompte général et définitif en principe expressément accepté par les parties au marché

Les marchés publics de travaux, de manière générale, impliquent le paiement de sommes importantes. Ils font donc l’objet d’une attention toute particulière aussi bien de la part du pouvoir adjudicateur, souhaitant s’assurer qu’il ne paiera pas plus que les travaux réellement exécutés, que de la part du titulaire du marché, qui souhaite s’assurer du paiement des prestations réalisées. C’est la raison pour laquelle les articles 13.3 et 13.4 du CCAG Travaux encadrent avec précisions les étapes permettant d’établir le coût final des travaux.

Tout d’abord, le titulaire du marché doit transmettre son projet de décompte final, simultanément au maître d’œuvre et au pouvoir adjudicateur, dans un délai de trente jours suivant la date de notification de la décision de réception (article 13.3.2 du CCAG Travaux). Le maitre d’œuvre l’accepte ou le rectifie. Le projet devient alors le décompte final (article 13.3.3 du CCAG Travaux).

Ensuite, selon l’article 13.4.1 du CCAG Travaux, le maître d’œuvre établit un projet de décompte général sur la base du :

  • décompte final, établi sur proposition du titulaire du marché ;

  • l’état du solde, établi à partir du décompte final et du dernier décompte mensuel ;

  • la récapitulation des acomptes mensuels et du solde.

Ce projet de décompte général est alors transmis par le maître d’œuvre au pouvoir adjudicateur dans un délai permettant au pouvoir adjudicateur de notifier le document au titulaire dans les temps.

Puis, selon l’article 13.4.2 du CCAG Travaux, le pouvoir adjudicateur signe le projet de décompte qui est alors appelé « décompte général ».

Enfin, selon les articles 13.4.2 et 13.4.3 du CCAG Travaux, pour acquérir la qualité de décompte général et définitif, le décompte général doit ensuite :

1.     Être notifié par le pouvoir adjudicateur au titulaire du marché dans les 30 jours suivant la date la plus tardive entre :

  • la réception par le maître d’œuvre de la demande de paiement finale telle que transmise par le titulaire du marché ;

  • la réception par le pouvoir adjudicateur de ladite demande de paiement.

2.     Être signé par le titulaire puis envoyé au pouvoir adjudicateur, copie au maître d’œuvre, dans les 30 jours suivant sa réception.

Le décompte acquière alors un caractère définitif. Il lie le pouvoir adjudicateur et le titulaire du marché sur les sommes à payer, exceptions faites de la révision de prix ainsi que des intérêts moratoires afférents au paiement du solde [5].

Le caractère définitif du décompte est affirmé par le Conseil d’Etat depuis sa décision de principe le 8 décembre 1961 [6], Société Nouvelle de Compagnie générale de travaux.

Au regard des articles précités du CCAG Travaux, il est aisé de constater que le décompte général et définitif acquière normalement cette qualité en recueillant l’accord des parties présentes au contrat. Il est établi sur la base de multiples échanges et contrôles entre le pouvoir adjudicateur, le maître d’œuvre et l’opérateur économique, titulaire du marché.

Si la règle est l’établissement d’un décompte général et définitif exprès, il est désormais possible, depuis l’ajout fait à l’article 13.4.4 et 13.4.5 du CCAG Travaux en 2014 qu’un décompte général et définitif naisse sans obtenir l’accord explicite d’une des parties au marché public.

B.    L’établissement d’un décompte général et définitif par défaut

Le décompte général et définitif implicite nait de deux manières :

  • Soit lorsque le représentant du pouvoir adjudicateur ne notifie pas le décompte général au titulaire du marché dans un délai de 40 jours à compter de la demande de paiement finale transmise par le titulaire (a) ;

  • Soit lorsque le titulaire n’a pas renvoyé le décompte général signé au pouvoir adjudicateur dans les 30 jours prévus par le CCAG Travaux (b).

a.     En cas de défaillance du pouvoir adjudicateur

L’établissement du décompte général et définitif à l’initiative du titulaire du marché se décompose en trois étapes (article 13.4.4 du CCAG Travaux) :

1.     Le pouvoir adjudicateur ne notifie pas au titulaire le décompte général dans les 30 jours suivant la date de réception la plus tardive entre la réception par le maître d’œuvre et par le pouvoir adjudicateur de la demande de paiement finale du titulaire du marché.

2.     Le titulaire notifie alors au pouvoir adjudicateur un projet de décompte signé et composé du projet de décompte final et du projet d’état du solde hors révision de prix définitive.

3.     Le pouvoir adjudicateur bénéficie alors d’un délai de 10 jours à compter de la réception de projet de décompte pour notifier au titulaire du marché un décompte général. A défaut, le projet de décompte général devient le décompte général et définitif.

b.     En cas de défaillance du titulaire du marché

L’établissement du décompte général et définitif à l’initiative du pouvoir adjudicateur se décompose en deux étapes (article 13.4.5 du CCAG Travaux) :

1.     Le titulaire du marché de travaux n’a pas renvoyé le décompte général signé au pouvoir adjudicateur dans les délais, n’a pas motivé son refus ou n’a pas exposé en détail le motif de ses réserves conformément à l’article 50.1.1 du CCAG Travaux ;

2.     Le décompte général notifié par le pouvoir adjudicateur est alors considéré comme tacitement accepté par le titulaire du marché.

Dans les deux cas de figures, le décompte général et définitif – considéré comme tacitement accepté par le pouvoir adjudicateur ou par le titulaire du marché – acquière les mêmes caractéristiques qu’un décompte général et définitif explicitement accepté. Il revêt un caractère indivisible et intangible et ne peut être remis en cause par l’une des parties au contrat.

Bien que ce décompte général et définitif tacite ait été créé pour pallier le manque de diligence d’une des parties au contrat, il peut être une réelle source de préjudices pour la partie réputée l’avoir tacitement acceptée.

II.            Les risques consécutifs à la naissance d’un décompte général et définitif implicite

Comme constaté précédemment, le décompte général et définitif peut être imposé au cocontractant faisant preuve de négligence. Si ce dernier se retrouve alors exposé à des risques financiers (A), ils peuvent néanmoins être limités (B).

A.    Des risques financiers avérés

Le décompte général et définitif tacite est soumis aux mêmes principes que le décompte général et définitif expressément approuvés par le pouvoir adjudicateur et son cocontractant. Il ne peut donc être remis en cause par l’une des parties au contrat au regard du principe d’indivisibilité et d’intangibilité reconnu au décompte général et définitif.

Cette position a été confirmé récemment par le Conseil d’Etat qui a reconnu que « la collectivité territoriale ne saurait se prévaloir ni de la méconnaissance du principe de loyauté dans les relations contractuelles ni du principe selon lequel une personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu'elle ne doit pas pour soutenir que la créance de la société est sérieusement contestable » [7]. En d’autres termes, la Haute Juridiction reconnait le caractère intangible du décompte général et définitif tacite et condamne le pouvoir adjudicateur à payer la somme prévue au décompte général et définitif quand bien même cette dernière ne serait pas représentative des travaux réellement exécutés. Le Conseil d’Etat fait donc abstraction de la jurisprudence Sieur Mergui reconnaissant comme d’ordre public le principe selon lequel « les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas » [8].

Par son arrêt Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon, il calque le régime du décompte général et définitif tacite sur celui, déjà connu, du décompte général et définitif accepté expressément [9].

Toutefois, à la différence du décompte général et définitif exprès, le décompte général et définitif tacite ne permet pas de respecter une sorte de « principe du contradictoire » permettant aux parties d’échanger tout au long de l’établissement du décompte, d’avoir la possibilité d’émettre des réserves et de se mettre d’accord.

Appliquer le principe d’intangibilité au décompte tacite est un aboutissement contraire à la logique contractuelle. En effet, à l’inverse du décompte général et définitif exprès, le contractant ayant tacitement accepté le décompte général et définitif risque de se retrouver lésé sans avoir eu la possibilité de le contester.

Le juge administratif a choisi de faire une application littérale du CCAG Travaux. En effet, la Cour d’Appel de Versailles a récemment reconnu, par son ordonnance en date du 27 février 2020 [10], qu’est sans effet à la naissance du décompte général et définitif tacite :

  • d’une part, l'existence de réserves lors de la réception des travaux ;

  • d’autre part, le rejet de ce décompte par courriers et l’envoi par la commune d’un décompte général au titulaire postérieurement à la naissance du décompte général et définitif tacite.

Dans le cas du titulaire du marché public, le risque est que ce dernier ne soit pas payé pour des sommes qu’il a réellement engagées en exécutant les travaux mais aussi qu’il se voit appliquer des pénalités ou encore des réserves qui n’ont pas lieu d’être.

A l’inverse, le pouvoir adjudicateur risque de devoir payer des prestations qui n’ont pas été réalisées mais également de ne pas avoir pu déduire des travaux de réserve ou des pénalités au montant des travaux.

Ce risque serait d’autant plus important lorsque le titulaire du marché annexe au projet de décompte, un mémoire en complément de rémunération ou encore un mémoire en complément d’indemnisation. Dans le cas où le pouvoir adjudicateur ne conteste pas ce dernier dans les dix jours suivant sa notification, le décompte général et définitif serait tacitement accepté dans son entièreté, mémoire en complément de rémunération ou d’indemnisation compris.

Si la volonté du Gouvernement au travers du CCAG Travaux a été de responsabiliser les cocontractants et de les obliger à éviter tout manquement à leur obligation, une telle sanction peut couter cher à la personne ayant fait preuve de négligence.

Le cocontractant doit donc respecter des délais très courts pour éviter de se placer dans une situation qui lui est défavorable. Le régime du décompte général et définitif tacite ne tient de toute évidence pas compte des problématiques pratiques déjà bien connues concernant les marchés publics, notamment la lenteur administrative, la complexité du marché public, le manque de moyens humains ou encore le manque de connaissance du CCAG Travaux par l’un des cocontractants.

Il est ainsi fortement possible de s’interroger sur la proportionnalité entre les avantages et les inconvénients d’une telle sanction.

Bien que probablement disproportionnée la reconnaissance d’un décompte général et définitif tacite n’en reste pas moins encadrée.

B.    Des risques circonstanciés

Si la création du décompte général et définitif tacite par le Gouvernent semble démontrer d’une véritable volonté de responsabiliser l’acheteur et son titulaire, ce ne peut pas être à n’importe quel prix. C’est pourquoi les rédacteurs du CCAG Travaux, tout comme le juge administratif, ont su mettre en place des mécanismes encadrant la naissance du décompte tacite.

D’une part, et bien que les délais choisis puissent être contestables, le CCAG Travaux conditionne l’établissement de ce décompte par une série d’étapes et de délais, énoncés plus haut, et devant être strictement respectés.

D’autre part, le juge administratif fait une lecture stricte des règles imposées par le CCAG Travaux comme le souligne la décision Société Merceron Travaux Public rendue le 25 juin 2018 par le Conseil d’Etat [11].

En l’espèce, le titulaire du marché avait notifié, le 31 juillet 2015, au maître d’ouvrage son projet de décompte final, auquel était annexé un mémoire complémentaire en réclamation. Ce dernier resté sans réponse, le titulaire a considéré qu’il lui était possible de réclamer le paiement du décompte général et définitif tacite né de ce silence.

Le Conseil d’Etat a, à cette occasion, rappelé qu’un décompte général et définitif tacite ne peut exister si le titulaire du marché n’a pas adressé au maître d’ouvrage et au maître d’œuvre son projet de décompte final conformément aux articles 13.3.2 et 13.4.2 du CCAG Travaux.

Au-delà des protections apportées par le Gouvernement et le juge administratif, le CCAG Travaux étant un document facultatif [12], l’acheteur peut prévenir des préjudices causés par la naissance d’un décompte général et définitif tacite en dérogeant expressément au CCAG Travaux dans les pièces du marché.

L’une des solutions permettant de limiter les risques pesant sur l’acheteur pourrait donc être de déroger expressément à l’article 13 du CCAG Travaux dans les pièces du marché. Une telle dérogation peut se comprendre car l’acceptation forcée d’un décompte général et définitif peut être lourd de conséquences pour un acheteur.

L’acheteur qui peut ainsi décider soit :

  • D’établir une clause similaire, par exemple en prévoyant simplement des délais plus longs,

  • De rédiger entièrement une nouvelle clause,

  • De déroger à la clause purement et simplement, sans la substituer.

L’acheteur pourrait même envisager une dérogation supprimant le décompte général et définitif en cas de négligence de l’acheteur public et maintenant ce dernier en cas de négligence du titulaire. Cependant, une telle clause pourrait faire hésiter un candidat à présenter une offre.

L’acheteur, contrairement au titulaire, bénéficie de plusieurs mécanismes permettant de limiter le risque de l’établissement d’un décompte général et définitif tacite intervenant en sa défaveur.

[1] Décret n°76-87 du 21 janvier 1976 approuvant le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF du 30 janvier 1976, p. 758.

[2] Arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF n° 0227 du 1er octobre 2009, p. 15907.

[3] Arrêté du 3 mars 2014 modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux publié au JORF n° 0059 du 11 mars 2014, p. 5051.

[4] CAA Versailles, 27 février 2020, Société Ateliers Bois, req. n°19VE01401.

[5] Article 13.4.3 du CCAG Travaux.

[6] CE, 8 décembre 1961, Société Nouvelle Compagnie générale des travaux, req. n°44994.

[7] CE, 25 janvier 2019, Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon, req. n°423331.

[8] CE, 19 mars 1971, Sieur Mergui, req. n°79962.

[9] CE, 14 décembre 1998, SARL Levaux, req. n°171861.

[10] CAA Versailles, 27 février 2020, Société Ateliers Bois, req. n°19VE01401, précité.

[11] CE, 25 juin 2018, Société Merceron Travaux Publics, req. n° 417738.

[12] Réponse parlementaire, JO AN, 30 mars 2004, p.2576.

Auriane BENDER

Auriane BENDER