Monsieur Jean-Claude BONICHOT, Juge à la Cour de justice de l'Union européenne

Extrait de la Gazette n°50 - Septembre 2022 - Propos recueillis par Marie Guillois et Diane Florent

Jean-Claude BONICHOT

Juge à la Cour de justice de l’Union européenne

« Le réflexe communautaire des avocats est essentiel. »

Monsieur le Juge, pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

J’ai un parcours très simple et très linéaire. J’ai fait mes études de droit à la faculté de Metz. J’y ai rencontré le Professeur Pierre Ferrari, ancien élève du Professeur Eisenmann et du Professeur Boulouis, qui a joué pour moi un rôle tout à fait déterminant et qui m’a suggéré de tenter Sciences Po afin de m’ouvrir l’esprit. J’ai ainsi intégré Sciences Po, ce qui m’a mené à l’ENA, après un premier échec. Finalement, c’était mieux ainsi, car je serais certainement sorti de l’ENA dans un rang moins bien classé si j’avais réussi le concours du premier coup. C’est pourquoi je dis toujours aux jeunes que c’est parfois la chance d’une vie de ne pas avoir réussi trop tôt.

A l’issue de l’ENA, je suis directement entré au Conseil d’État où j’ai d’abord été affecté dans une sous-section [1], qui était présidée par un des grands juristes de l’après-guerre, Michel Rougevin-Baville. Le hasard a ensuite fait que j’ai été nommé Commissaire du gouvernement assez vite, au bout de trois ans. Puis, encore par un hasard de la vie, lors d’une visite à la Cour de justice, à l’époque, des Communautés européennes, Yves Galmot, le juge français, m’a proposé de devenir son référendaire. J’ai occupé cette fonction pendant quatre ans avant de devenir, une nouvelle fois par le plus grand des hasards, directeur du cabinet du ministre du travail et de l’emploi, Jean-Pierre Soisson. Par la suite, j’ai réintégré le Conseil d’État où j’ai continué ma carrière. J’ai notamment été président de la sixième sous-section pendant six ans et, en 2006, je suis devenu juge à la Cour de Justice. Je suis actuellement dans mon troisième mandat, qui se terminera le 6 octobre 2024. Ce sera pour moi le dernier.

Pouvez-vous nous dire comment est née votre appétence pour le droit de l’Union européenne ? Pourquoi avoir « choisi » de devenir juge à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ?

Je dirais d’abord par la géographie. Je suis originaire de Lorraine. Dans cette région, les échanges avec les pays frontaliers sont omniprésents. De plus, dans ma famille, on parlait aussi bien le français que l’allemand. Aussi, dans ces conditions, la réalité européenne est là et fait un peu partie de vous.

Et puis, tout simplement car j’ai trouvé cette matière très intéressante lors de mes études. Je me souviens tout particulièrement d’une visite à la Cour de Justice organisée par le Professeur Ferrari, en 1975, dans le cadre de son cours de droit institutionnel communautaire. J’avais été très impressionné par l’architecture du bâtiment, qui constituait à l’époque l’unique bâtiment de la Cour, sur le plateau du Kirchberg. Je crois que mon appétence pour la Cour est née à cette date.

Par la suite, mon intérêt pour le droit de l’Union que je continue à bien aimer appeler « communautaire » n’a jamais faibli car c’est une matière qui est toujours allée vers l’avant. J’entends par là qu’on a toujours développé l’Union européenne. La question de savoir s’il s’agit d’une bonne décision ou non est évidemment sujette à débat. Néanmoins, je ne peux que constater que l’élargissement du champ de l’Union européenne nous oblige, nous juristes, à travailler et à nous tenir à jour en permanence. Prenons l’exemple du droit pénal : lorsque je faisais mes études et, même lorsque j’étais au Conseil d’État, celui-ci n’était que peu de chose, alors que maintenant il a pris une grande importance.

C’est d’ailleurs pourquoi je pense que réaliser un seul mandat de six ans à la Cour n’est pas suffisant compte tenu de l’évolution de l’Union européenne. Outre s’installer dans ses fonctions et gagner la confiance de ses pairs, il faut également avoir le temps de s’imprégner de la jurisprudence de la Cour, dont l’ampleur est aujourd’hui conséquente. Deux mandats, c’est un minimum selon moi.

À ce propos, j’aimerais m’arrêter un instant sur les conditions de nomination dans ces fonctions, qui font toujours un peu fantasmer. Nous sommes nommés par une décision commune de l’ensemble des gouvernements des États membres, selon un processus communautaire et après avis d’un comité de sept membres qui sont en majorité des membres de cours suprêmes des États membres. En revanche, nous sommes proposés par nos pays respectifs. En France, par le Président de la République. J’ai ainsi été proposé par le Président Chirac pour mon premier mandat, puis par le Président Sarkozy pour mon deuxième mandat et, enfin, par le Président Macron pour mon troisième mandat. J’ai la faiblesse de penser que le Président Hollande m’aurait également proposé s’il en avait eu l’occasion. Ce que je souhaite souligner par cette brève démonstration, c’est qu’il ne s’agit pas d’une décision politique. Par ailleurs, je trouve que le système, qui existe depuis la fin des années 1970, selon lequel le juge français est proposé parmi les membres du Conseil d’État et l’avocat général français parmi les membres de la Cour de cassation, est excellent car il permet une représentation à la Cour de Justice des deux ordres juridictionnels français.

Pouvez-vous nous décrire le fonctionnement interne de la CJUE (allocation des dossiers à une chambre, puis à un cabinet, traitement des dossiers...) ?

Afin de simplifier les choses, je vais me concentrer sur la Cour de Justice, à l’exclusion du Tribunal de l’Union européenne dont le mode de fonctionnement est un peu différent.

S’agissant de la Cour donc, les dossiers sont attribués aux différents juges par le Président de la Cour, lequel publie régulièrement, en toute transparence, une liste de ces attributions. Il s’agit selon moi d’un assez bon système, qui permet d’éviter des automatismes dans l’attribution des dossiers. De même, les dossiers sont attribués aux avocats généraux, selon un procédé similaire, par le premier avocat général.

Une fois le juge-rapporteur désigné pour un dossier, celui-ci est automatiquement affecté à la chambre dont fait partie ce juge. À l’issue de la phase écrite de la procédure, le rapporteur rédige un rapport préalable dans lequel il explique l’affaire, son contexte, le cadre juridique dans lequel elle prend place et il esquisse l’ensemble des problèmes que pose cette affaire, le cas échéant, en faisant plus ou moins apparaître une solution. Il fait également des propositions relatives à la formation de jugement (chambre à trois juges, à cinq juges ou grande chambre) et à la nécessité de prévoir ou non une audience. Enfin, il propose, en accord avec l’avocat général, que l’affaire bénéficie ou non de conclusions, en tenant compte de la spécificité et de la nouveauté des questions qu’elle pose.

Une fois ce stade passé, le rapport préalable est inscrit en réunion générale. Cette réunion est une véritable institution, car elle rassemble chaque semaine les 27 juges et les 11 avocats généraux, en présence du greffier de la Cour. En amont de celle- ci, les rapports préalables inscrits ont été distribués à tous les participants, si bien qu’au cours de la réunion, chaque membre de la Cour peut réagir sur ceux-ci. Une discussion peut donc par exemple s’engager sur la pertinence de confier un dossier à une chambre à trois juges plutôt qu’à cinq juges. La décision prise in fine sur un dossier est une décision collégiale de l’ensemble des 27 juges et des 11 avocats généraux. Ainsi, toutes les affaires sont à un moment ou à un autre examinées par tous les membres de la Cour. Il s’agit là d’un point très important.

Ensuite vient le temps de l’audience. Si aucune audience n’a été prévue, le juge-rapporteur, assisté par ses référendaires, s’attèle à la rédaction d’un projet d’arrêt. Ce projet est rédigé entièrement, depuis les mots clés jusqu’à la dernière ligne du dispositif, car la Cour a un mode de délibération continental, c’est-à-dire qu’elle délibère sur un texte complet. Par ailleurs, il est rédigé en français, qui est la langue de délibéré de la Cour. Il s’agit d’une tradition qui remonte tout à fait au début de la Cour, lorsque le français était encore la langue de la diplomatie. Le Président actuel de la Cour n’hésite pas à affirmer publiquement que l’usage du français à la Cour est un bon exemple de coutume constitutionnelle en droit de l’Union.

Enfin, s’agissant du délibéré, celui-ci commence toujours par un échange de notes par lequel chaque membre de la formation de jugement réagit sur le projet. Au terme de cette phase, le juge-rapporteur révise son projet. Un véritable délibéré oral et collégial prend ensuite place.

La meilleure preuve en est que lorsque je donne à mes référendaires un projet qui vient d’être délibéré, il y a systématiquement tout un tas de ratures et de notes. Il nous arrive parfois de chercher pendant un certain temps ensemble la bonne formulation.

Les différentes cultures juridiques des membres de la Cour sont-elles souvent des points bloquants dans le traitement des dossiers, et, le cas échéant, comment parvenez-vous à un accord ?

C’est une des difficultés et aussi un des grands intérêts de la fonction à la Cour. J’apprécie de travailler avec des personnes qui ne pensent pas comme moi, qui arrivent à une même conclusion mais par un autre chemin ou encore qui vont trouver complexe quelque chose qui m’apparaît évident. Que faire de cela ? Je crois qu’il faut admettre ces différences et réfléchir à comment présenter ses propres arguments de telle manière que les autres y soient sensibles.

Lors d’un délibéré, la fonction même implique que l’on soit parfaitement direct les uns avec les autres. Il faut formuler ses idées de manière acceptable pour tous mais toujours les défendre. Par ailleurs, il faut éviter les malentendus, qui peuvent vite arriver dans un contexte international, notamment à cause de la langue. En particulier, pour le français, cela implique d’utiliser non pas un langage compliqué, avec de nombreux sous-entendus comme on le fait parfois en France, mais un langage simple, très ciblé et didactique.

Pour le reste, il peut arriver que la formation juridique des uns et des autres produise des différences d’approches assez sensibles sur certains dossiers. Toutefois, il ne faut pas surestimer ce phénomène, pour la simple raison que nous n’appliquons pas les législations nationales mais la législation de l’Union. Nous travaillons sur des traités, des règlements, des directives avec une matière, des motivations, des explications et des travaux préparatoires. Ainsi, nous parvenons toujours à nous mettre d’accord. D’ailleurs, de mon point de vue, il faut bien reconnaître que, même s’il y a des arrêts plus ou moins clairs ou plus ou moins réussis, globalement, le produit qui sort de la Cour est de très bonne qualité.

Vous occupez les fonctions de juge au sein de la CJUE depuis 2006. Avez-vous observé une évolution de la Cour au cours de ces années ? Selon vous, quels sont ses prochains défis ?

Quand on a des visites, notamment d’étudiants, je donne toujours ce souvenir de l’époque où j’étais référendaire entre 1987 et 1991. À l’époque, un arrêt rendu par la Cour avait défrayé la chronique. Toutes les revues juridiques en parlaient. S’y posait la question de savoir si l’Italie avait pu réserver l’appellation de pâtes alimentaires aux pâtes fabriquées avec du blé dur [2]. Voilà ce qu’était l’arrêt important à l’époque ! Aujourd’hui, nous connaissons du mandat d’arrêt européen, de l’indépendance de la justice en Pologne...

Le travail de la Cour s’est complexifié en raison, d’une part, de l’extension du champ de compétences de l’Union européenne et, d’autre part, de son élargissement à des pays très différents les uns des autres.

Prenons à nouveau l’exemple du droit pénal. C’est un domaine où la souveraineté étatique joue un rôle très important. Les conceptions y sont très différentes d’un État à un autre. Selon les contingences politiques, certains vont insister sur la réinsertion, d’autres sur les peines de substitution, d’autres encore vont privilégier la voie de sanctions administratives à la voie pénale. Ainsi, la Cour se retrouve un peu au centre de ces tensions centrifuges.

Il en va de même avec les droits fondamentaux, qui amènent la Cour à être confrontée à des questions politiques. Nous avons actuellement certains États membres, notamment la Pologne et la Hongrie, qui respectent plus ou moins les valeurs de l’Union et qui n’acceptent pas de rester dans le cadre des traités par certains aspects. À cet égard, la difficulté pour une institution comme la Cour est de savoir jusqu’où elle peut aller. Lorsque l’on pose la question de l’indépendance de la justice en Pologne, eu égard aux conditions de nomination des magistrats, on est sur un terrain glissant. En effet, la Cour est obligée de faire très attention à ne pas percuter des systèmes qui fonctionnent très bien dans certains Etats à cause d’un autre État, tel que la Pologne, dans lequel ils dysfonctionnent pour des raisons variées. Il ne s’agit pas pour la Cour, peut-être sans le vouloir, d’imposer un modèle plutôt qu’un autre. Dans certains États, on peut parfaitement imaginer que les magistrats soient élus par l’assemblée politique par exemple.

Pour conclure sur cette question, et de manière plus générale, je dirais que le rôle de la Cour est de plus en plus important. Il est également de plus en plus connu et reconnu. Il y a une vingtaine d’années, la Cour de justice était une institution sans doute très éloignée de la préoccupation de nos concitoyens. Aujourd’hui, elle est sur le devant de la scène. Il y est fait référence dans les journaux et à la télévision. Elle fait désormais partie du paysage politique et donc, comme toute institution faisant partie du paysage politique, elle fait également partie du paysage médiatique, ce qui rend sa position plus complexe.

Que pouvez-vous nous dire sur le déroulement d’une plaidoirie devant la CJUE ? Quels conseils donneriez-vous à des avocats à cet égard [3] ?

La Cour de justice est une juridiction particulière, c’est une juridiction internationale. Aussi, le premier conseil que je peux donner est de se renseigner en amont sur le déroulement des audiences à la Cour de justice.

Pour ce faire, rien de mieux que de venir en personne assister à une audience sur place [4]. Cela permet de se familiariser avec le cadre et l’atmosphère très particuliers de la Cour. Il faut avoir en tête que les juges, les avocats généraux, les agents de la Commission et certains agents des gouvernements des États membres sont, eux, rompus à l’exercice, ce qui peut être de prime abord très impressionnant. En outre, vous pourrez ainsi déterminer à quel moment ce sera à vous d’intervenir. En effet, les audiences devant la Cour se déroulent toujours selon le même schéma.

Par exemple pour une procédure préjudicielle, la Cour entend les plaidoiries respectives du demandeur au principal, du défendeur au principal, des États membres intervenants et de la Commission. Des questions sont ensuite posées, d’abord par le juge-rapporteur, puis par l’avocat général et, enfin, par les autres membres de la formation de jugement. Ce temps de questions ne s’impute pas sur la plaidoirie.

Pour se préparer, il peut également être utile de consulter les recommandations publiées par la Cour relatives aux procédures devant celle-ci sur son site internet, Curia.

S’agissant de la plaidoirie en tant que telle, la procédure devant la Cour est particulière en ce sens que, déjà, un temps de parole, d’une quinzaine de minutes en moyenne, est donné à l’avocat. Ainsi, cela suppose que l’avocat ne reprenne pas l’ensemble du dossier - il y a eu une procédure écrite - mais qu’il soit sélectif et choisisse judicieusement les éléments oraux qu’il souhaite présenter à la Cour. Par exemple, dans le cadre d’une procédure préjudicielle, un avocat ne doit pas plaider son affaire comme il le ferait devant le juge national. Il doit aborder avant tout les points de droit de l’Union et ne faire référence à l’affaire au principal que pour les éléments qui sont absolument nécessaires à la compréhension, par la Cour, des enjeux de droit de l’Union dans cette affaire.

Par ailleurs, lors de la plaidoirie et du temps de questions, il vaut mieux éviter « les effets », car la Cour est très juridique. Il y a intérêt à bien connaître son dossier ainsi que le contexte de l’affaire (textes de droit communautaire applicables, jurisprudences déjà existantes de la Cour, ...). En effet, les juges et les avocats généraux n’hésitent pas à poser des questions sur les faits, sur les dates, sur des éléments de la procédure nationale afin de mieux comprendre la question qui leur est posée. Ils peuvent également faire référence à des jurisprudences.

Il ne faut pas hésiter, le cas échéant, à avoir avec soi un petit classeur contenant tous les éléments utiles pour répondre aux questions posées - c’est ce que font les Britanniques. Par ailleurs, il est courant de demander quelques minutes de réflexion afin de pouvoir échanger avec ses collaborateurs, ses experts ou avec les représentants des parties lorsque l’on n’est pas tout à fait au clair avec la question posée. Ce temps de question doit être perçu comme un dialogue d’égal à égal entre la Cour et les avocats. Les membres de la Cour s’attendent à ce que les avocats soient totalement transparents et objectifs avec eux. La relation est différente de celle qui existe entre les juges et avocats français.

Que tirez-vous de votre expérience au Conseil d’État pour vos fonctions de juge à la CJUE ?

Ce qui est le plus utile pour un membre de la Cour de justice - qu’il soit juge ou avocat général - est d’avoir exercé, pendant un temps suffisant, des fonctions de nature juridictionnelle. À titre personnel, ce qui m’est le plus utile en tant que juge à la Cour est ce que j’ai appris à l’occasion de mes fonctions au Conseil d’État.

Tout d’abord, l’exercice de telles fonctions amène, au cours des années, à manier beaucoup de matières différentes. En ce qui me concerne, j’ai notamment été amené à connaître au Conseil d’État de dossiers variés en matière de droit des étrangers, droit de l’urbanisme, d’extradition, de droit social, de droit de l’environnement ou encore de professions réglementées. Alors, certes, nous ne devenons pas omniscients, mais nous acquérons une expérience de fond des législations. Aussi, lorsqu’on est confronté à une matière nouvelle par la suite, il est plus aisé de l’appréhender dans la mesure où l’on a l’expérience des autres matières. C’est la même chose à la Cour de justice avec le droit de l’Union.

Ensuite, ces fonctions permettent l’apprentissage de la délibération. Ainsi, on arrive à la Cour de justice avec une expérience de la discussion juridique. Bien sûr, elle est faite dans un contexte différent. En effet, si les membres des juridictions nationales ont des formations similaires et se comprennent implicitement, à l’inverse, à la Cour de justice, les profils sont différents, il faut donc être plus didactique. Cela s’apprend. Néanmoins, le fait d’arriver à la Cour avec une expérience de la délibération facilite cet apprentissage. C’est d’ailleurs pourquoi, il me semble tout à fait pertinent que ce soit pour beaucoup des juges issus des juridictions suprêmes des États membres qui soient nommés à la Cour.

Comment expliqueriez-vous la relation tumultueuse qu’entretient le Conseil d’État avec la CJUE ?

À cet égard, il est possible d’évoquer la condamnation en manquement de la France en 2018, le Conseil d’État s’étant abstenu de saisir la CJUE, à titre préjudiciel dans un contentieux fiscal [5]. De même, peuvent être mentionnées, à titre d’exemple de cette coopération parfois difficile, les décisions du Conseil d’État French Data Network [6] et Société Kermadec [7].

Je ne pense pas du tout que les relations, aujourd’hui, entre le Conseil d’État et la Cour de justice soient tumultueuses. Au contraire, à mon sens, elles sont plutôt harmonieuses.

La condamnation de la France pour manquement à ses obligations lui incombant sur le fondement du droit de l’Union est sans doute un incident de parcours un peu malheureux. Depuis longtemps, le Conseil d’État applique fidèlement le droit de l’Union européenne et la jurisprudence de la Cour, ainsi que le démontrent les décisions sur les directives [8] ou encore la grande décision Arcelor [9].

Le Conseil d’État a même accepté explicitement qu’une interprétation donnée par la Cour, au-delà de la stricte question qui lui est posée dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, s’impose à lui [10].

Aussi, je ne pense pas que l’on puisse faire au Conseil d’État un quelconque reproche de déloyauté vis-à-vis de la Cour, et on peut peut-être regretter que la Cour n’ait pas jugé cette affaire en manquement en grande chambre afin de s’interroger sur les limites exactes des pouvoirs du juge national. Le choix de renvoyer ou non n’était pas évident.

Plus globalement, le bon fonctionnement, du point de vue communautaire, de tel ou tel système national ne peut être jugé au nombre de questions préjudicielles posées. Par exemple, les Allemands, de mon point de vue français, posent trop de questions préjudicielles, mais ils y sont amenés par les caractéristiques de leur système juridique. En Allemagne, il existe une conception du juge légal extrêmement stricte, qui consiste à considérer qu’il existe assez facilement un doute de nature à saisir la Cour. Il ne s’agit pas de la conception française. Toutefois, je ne crois pas que l’orientation qui soit suivie en France, tant par les juridictions judiciaires que par les juridictions administratives, d’appliquer la formule d’Édouard Laferrière « faire naître le doute dans un esprit éclairé », soit une mauvaise chose. Cela dit, il ne faut pas hésiter à poser des questions préjudicielles quand réellement elles se posent. À cet égard, le réflexe communautaire des avocats est essentiel. En effet, le droit communautaire ne se relève pas d’office et il appartient ainsi aux parties de porter le litige sur ce terrain quand cela le mérite.

S’agissant de la décision du Conseil d’État French Data Network, elle illustre simplement le fait que le Conseil, à l’instar des cours suprêmes des autres Etats membres, est confronté à des questions particulièrement difficiles. Il est évident que la question de la rétention des données de connexion et de leur accès par les autorités publiques est à la fois capitale et complexe car il s’agit de réaliser l’équilibre entre assurer la sécurité dans ces différents aspects et assurer le respect de la vie privée, le tout dans une société qui au fur et à mesure devient totalement technologique. Donc, je pense que si la jurisprudence est stabilisée il appartient aux États membres de se saisir du problème et de modifier le Traité si nécessaire. De plus, le Conseil d’État a dit expressément dans cette affaire qu’il n’était pas question de mettre en cause le principe de primauté du droit communautaire ni l’interprétation par la Cour de justice du droit de l’Union. D’ailleurs, il a souligné, en se plaçant dans le cadre de ce qui avait été jugé par la Cour, l’existence d’une situation

tout à fait particulière qui justifiait que, pour l’instant, la France continue à appliquer certaines règles sur la rétention des données.

En ce qui concerne, enfin, la décision Société Kermadec, dans laquelle le Conseil a jugé que la méconnaissance de l’obligation de renvoi préjudiciel ne constituait pas une cause autonome de responsabilité de l’État, il a tout à fait raison à mon avis. Ce qui est de nature, en contentieux administratif de la responsabilité, à créer un dommage ne peut jamais être le fait, même à tort, de ne pas procéder à un renvoi préjudiciel ; il s’agira toujours de la violation d’une norme de fond du droit de l’Union européenne. Il est vrai qu’il peut y avoir un effet d’optique lorsqu’une juridiction nationale prend une position erronée au regard du droit communautaire alors qu’elle aurait dû renvoyer une question préjudicielle à la Cour. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que c’est la violation de la norme de fond qui est à l’origine du dommage et non l’absence de renvoi. Donc du point de vue de la logique juridique, la position du Conseil d’État est parfaitement exacte.

Quel regard portez-vous sur l’ordonnance portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’État, récemment validée par le Conseil d’État [11] ? Que pensez-vous du nouveau mode de nomination des auditeurs et des maîtres des requêtes au regard du principe de non-régression de la protection de la valeur de l’État de droit dégagé par la CJUE [12] ?

Tout d’abord, le Conseil d’État n’a pas, en soi, validé cette réforme. Il a été saisi d’un recours contre cette ordonnance, qu’il a rejeté au motif que les moyens soulevés n’étaient pas fondés. La question de savoir si le Conseil d’État est satisfait ou non de cette réforme est un autre sujet. Cette réforme, voulue par le Président de la République, traduit une conception différente de la fonction publique et de la gestion de l’État, conception qui peut apparaître audacieuse à certains égards. Toutefois, je ne crois pas du tout que dans sa substance, il y ait une régression qui fragiliserait l’impartialité de la fonction publique française ou mettrait en jeu sa compétence.

S’agissant plus précisément des conséquences de cette réforme pour le Conseil d’État, je dois dire que le mode de nomination des auditeurs, qui existait avant la réforme, me paraissait satisfaisant. Il permettait l’entrée au sein du Conseil d’État de jeunes auditeurs, sortants de l’ENA. Or, une institution est faite de l’esprit des personnes qui en sont membres.

Il est donc capital de conserver de jeunes membres au sein de celle-ci, afin de lui permettre d’évoluer avec la société.

D’autant plus que le Conseil d’État a non seulement un rôle juridictionnel mais qu’il est le conseiller du Gouvernement et dans une certaine mesure du Parlement en matière réglementaire et législative.

Néanmoins, la modification du mode de nomination des auditeurs ne bouscule pas cet équilibre, elle ne fait que retarder l’entrée des jeunes et permet au Conseil d’État de les choisir. Avant la réforme, les auditeurs ne restaient souvent que quelques années au Conseil d’État avant de rejoindre l’administration active. Aujourd’hui, ils le feront avant, ce qui ne change en définitive pas grand-chose. L’important reste, comme je le disais, que des jeunes continuent à intégrer le Conseil d’État. Ainsi, ce qui permet au Conseil d’État de rester complètement en prise avec l’évolution sociale n’est pas remis en cause par cette réforme.

En ce qui concerne la composition « politique » de la commission d’intégration paritaire chargée de proposer la nomination au grade de maître des requêtes des auditeurs et son éventuelle conséquence sur l’indépendance des juges, j’ai toujours pensé que le mode de nomination de quelqu’un n’était pas déterminant pour son indépendance. Ce qui compte, c’est le statut une fois nommé. Celui-ci permet-il que l’on soit remis en cause ? À titre d’exemple, John Roberts a été nommé par les Républicains président de la Cour suprême des Etats-Unis. Or, il a voté en faveur de l’Obama Care qui était pourtant terriblement critiquée par ces mêmes Républicains, et cela, grâce à son statut de juge à vie.

Pour conclure, je dirais qu’il ne faut toutefois pas oublier que cette réforme n’a rien de définitif. Je ne dis pas qu’il faudra nécessairement revenir dessus, mais que le Gouvernement doit être assez intelligent pour, à un moment ou à un autre, en collaboration avec le Conseil d’État, et pourquoi pas une commission parlementaire, faire le bilan, regarder si ce qui a été fait a fonctionné ou non, et en tirer des conséquences de façon pragmatique.

Lorsque je suis entré au Conseil d’État, mon mentor, Pierre Ferrari m’avait donné un livre intitulé « Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque » (sous la direction de L. Fougère). On y voit que depuis l’an VIII, le Conseil d’État a fait l’objet de réformes bien plus radicales aux différentes époques de son histoire (1848, 1872 notamment).

Et pourtant, l’institution est toujours là, tout simplement parce qu’elle est une nécessité dans la République française. Le Conseil d’État n’a jamais été remis en cause, marginalisé ou dénaturé. Comme l’histoire nous l’a montré, il saura s’adapter et il est déjà en train de mettre en œuvre de façon très loyale et transparente cette réforme.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de fonder le Bulletin de jurisprudence de droit de l’urbanisme (BJDU) dont vous présidez actuellement le comité de rédaction ? Quelles évolutions du droit de l’urbanisme avez-vous notées depuis la création de cette revue ?

Le BJDU vient d’une initiative commune avec Laurent Touvet, ancien Commissaire du gouvernement et maintenant Préfet. Un de nos amis qui éditait des livres et des revues cherchait un sujet. À l’époque, nous traitions de dossiers en droit de l’urbanisme dans nos sous-sections respectives et nous avons fait le constat que, s’il existait déjà des revues juridiques dans plusieurs domaines (fiscal...), il n’y en avait pas en droit de l’urbanisme strict. Nous avons donc décidé, en 1994, de créer cette revue ex-nihilo et ça a très vite fonctionné. Aujourd’hui, nous avons cette satisfaction d’une revue juridique qui vit par elle-même, grâce à ses fidèles abonnés, sans bénéficier d’une quelconque subvention. Pour moi, c’est un réel contentement de voir que nous avons créé quelque chose qui répondait à un besoin.

Pour répondre à votre seconde question, le droit de l’urbanisme est un domaine très intéressant et très porteur. Je regrette toutefois les évolutions intervenues, particulièrement dans le domaine du contentieux de l’urbanisme. En effet, si j’étais assez favorable à quelques aménagements de ce contentieux, compte-tenu de sa spécificité, je pense que nous sommes allés trop loin, en voulant toujours créer plus de règles particulières, notamment sous la pression des lobbies, pour limiter les recours. De même, s’agissant de la régularisation des autorisations d’urbanisme, c’est la 6ème sous-section du Conseil d’État [13], lorsque j’y siégeais, qui a créé ce système parce qu’il s’agissait d’une question de bon sens. Pour nous, c’était très simple : une opération pour laquelle il y a eu une méconnaissance des règles d’urbanisme et qui ne nécessite qu’une simple action afin d’être régulière doit être régularisée, parce que le droit de construire existe. Mais aujourd’hui, c’est devenu une usine à gaz.

Quels conseils donneriez-vous à des avocats publicistes en devenir, notamment s’agissant de la prise en compte du droit de l’Union européenne dans leur future pratique ?

S’agissant de conseils généraux pour de futurs avocats publicistes, je retiendrais deux choses. En premier lieu, je leur conseillerais de faire attention à ne pas tomber dans le juridisme, qui est la plaie des juristes. Les jeunes avocats doivent voir la réalité des choses, voir le droit comme un phénomène social du point de vue du bon sens. Il ne faut pas s’en tenir à la forme mais aller au fond des choses. En second lieu, il faut éviter, à mon sens, de s’enfermer dans une matière et de vouloir en être un « hyperspécialiste ». Ce qui importe c’est d’être un bon généraliste. Ainsi, selon moi, un bon avocat publiciste doit notamment connaître les bases du droit civil. Il est nécessaire de conserver une vue d’ensemble du droit. J’ai conscience de la discipline que cela implique, car il faut systématiquement se tenir au courant au-delà des matières que l’on pratique quotidiennement, mais cela est essentiel.

S’agissant plus précisément du droit de l’Union, il ne faut ni le méconnaître, ni vouloir être trop ambitieux. Il est évident que l’avocat, dans sa pratique, rencontre de temps à autre des questions communautaires, mais ce n’est pas quelque chose de quotidien. L’essentiel est donc d’en connaître les bases et d’en savoir suffisamment pour avoir le « réflexe communautaire ». Ce réflexe doit conduire les avocats, s’ils perçoivent qu’une question de droit de l’Union se pose dans une affaire, à explorer cette piste afin de déterminer s’il y a matière ou non à aller sur ce terrain. Il n’est cependant pas nécessaire de devenir un expert en droit communautaire parce que cela est impossible et parce que ce serait inutile. Il faut trouver le bon équilibre.

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[1] Les sous-sections correspondent aujourd’hui à des chambres.

[2] CJCE, 14 juillet 1988, 3 Glocken et Kritzinger, aff. C-407/85.

[3] Monsieur le Juge nous a signalé avoir donné une conférence à la délégation des Barreaux de France en 2013 sur le rôle des parties au principal dans la procédure préjudicielle, où il abordait cette question de la plaidoirie devant la Cour. Cette conférence a été publiée dans la Gazette du Palais : « Le rôle des parties au principal dans le traitement des questions préjudicielles », Gaz. Pal. 4-5 octobre 2013, n°s 277-278.

[4] La CJUE s’est récemment engagée à mettre en place un système de retransmission en différé des audiences de plaidoiries des affaires attribuées à la grande chambre.

[5] CJUE, 4 octobre 2018, Commission c. France, aff. C-416/17.

[6] CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network, req. n° 393099.

[7] CE, 1er avril 2022, Société Kermadec, req. n° 443882.

[8] CE, 30 octobre 2009, Dame Perreux, req. n° 298348.

[9] CE, 3 juin 2009, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, req. n° 287110.

[10] CE, 11 décembre 2006, Société De Groot en Slot Allium B.V, req. n° 234560.

[11] CE, 19 juillet 2022, Association pour l’égal accès aux emplois publics et la défense de la méritocratie républicaine et autres, req. n° 453971.

[12] CJUE, 20 avril 2021, Repubblika c. II-Prim Ministru, aff. C-896/19, §63-64.

[13] CE, 2 février 2004, SCI La Fontaine de Villiers, req. n° 238315.