Monsieur Jean-Pierre Darrieutort- Médiateur diplômé, consultant et ancien président de tribunal administratif

Extrait de la Gazette n°49 - Juin 2022 - Propos recueillis par Chloé Mifsud et Robin Hindes

Jean-Pierre DARRIEUTORT

Médiateur diplômé, consultant et ancien président de tribunal administratif

« A propos de la manière d’aborder un dossier à soumettre au juge, il est important que l’avocat se pose les mêmes questions que se pose le juge »

Monsieur Darrieutort, pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Je suis un ancien étudiant de la faculté de droit de Bordeaux. Mes études se situent dans la période des années 65-68. A la faculté de droit, les étudiants apprenaient à découvrir le Doyen Léon Duguit qui avait été, au début du siècle, le chef de file de « l’école du service public » et le précurseur d'une théorie juridique de l'État et du droit.

J’y ai suivi notamment les enseignements en droit administratif du Doyen Jean-Marie Auby. J’ai le souvenir que son enseignement était excellent. Peut-être cela a-t-il été déterminant dans mes préférences professionnelles. Après avoir intégré l’École nationale des impôts de Clermont Ferrand, j’ai obtenu une licence, mention droit public.

Par la suite, j’ai exercé les fonctions d’inspecteur des impôts pendant dix ans, durant lesquels je me suis consacré pour l’essentiel à la rédaction de mémoires contentieux. J’occupais les fonctions de rédacteur au contentieux, qui a la mission de défendre la position

de l’administration fiscale devant le juge de l’impôt, en l’occurrence le Tribunal administratif de Paris.

Parallèlement, à compter de 1975, j’ai suivi les enseignements de droit fiscal du DEA (Diplôme d’Études Approfondies) de Paris XII, puis soutenu une thèse de doctorat sous la direction du professeur Gilbert Tixier. J’apprends alors l’existence du concours de recrutement complémentaire pour les tribunaux administratifs. En 1980, je suis admis dans le corps des conseillers et nommé au Tribunal administratif de Dijon.

A l’Université de Bourgogne, j’ai eu le plaisir de rencontrer le professeur Maurice Cozian, reconnu pour avoir rénové l’enseignement de la fiscalité. Les étudiants adoraient la manière nouvelle d’enseigner la fiscalité.

Maurice Cozian savait convoquer Lafontaine et ses fables pour illustrer ici un arrêt du Conseil d’État, là, un mécanisme du droit fiscal plutôt austère à exposer. A Dijon, j’ai, avec beaucoup de satisfaction, collaboré pendant près de 40 années aux enseignements de 3ème cycle.

Quel était le paysage de la juridiction administrative pendant vos années d’exercice auprès de celle -ci (1980-2014) ?

A part quelques tribunaux administratifs, dont celui de Paris, les tribunaux au début des années 1980 n’étaient pas organisés en chambres spécialisées : les magistrats jugeaient de toutes les catégories du contentieux. Les instruments de travail étaient bien évidemment différents de ceux dont disposent aujourd’hui les juges administratifs. Il n’y avait ni informatique, ni dématérialisation des dossiers. Nous utilisions les « feuilles blanches », le recueil Lebon, ses tables décennales, et bien évidemment le Jurisclasseur, ainsi que le cours du Président Odent. Les cours administratives d’appel n'avaient pas encore été créées, la voie de recours était ouverte devant le Conseil d'Etat. Ce n’était pas un recours de cassation mais la voie de l’appel.

Au fil de toutes ces années, la juridiction administra- tive a vu émerger de nouveaux domaines du droit matériel, et principalement le droit communautaire puis le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. En outre, des questions totalement nouvelles se sont posées au juge, notamment celles relevant de l’éthique sociale. Pour ne citer que quelques exemples, on repense au lancer de nain, avec l’arrêt Morsang sur Orge (Conseil d’Etat, As- semblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang sur Orge, n° 136727), plus tard à l’affaire Lambert, ou encore à la question de savoir si le fait de mettre au monde un enfant, à la suite de l’échec d’une IVG, constituait un préjudice. En outre, la perte de chance vient compléter la liste des préjudices indemnisables.

Il y a également eu de nombreuses évolutions procédurales, telles que celle du juge statuant seul, les référés d’urgence en juin 2000, les injonctions d’exécution, la demande d’avis au Conseil d’Etat, les questions préjudicielles à la Cour de Luxembourg, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil d’Etat est devenu juge de cassation, et le contrôle des motifs exercé par le juge du recours pour excès de pouvoir de plus en plus méticuleux.

Vous avez été président de chambre en cour administrative d’appel et en tribunal administratif. Quel est le rôle d’un président de chambre ?

Le président de chambre s'occupe d'abord de son greffe, qui est essentiel au bon fonctionnement de la chambre, et, par là même, de la juridiction. En effet, le greffe doit veiller à ce que les différents actes de la procédure juridictionnelle soient accomplis dans de bonnes conditions, veiller au respect des délais de réponse, convoquer les parties à l'audience, notifier les jugements, etc.

Le président de chambre est aussi, bien entendu, responsable de la fonction de juger. A ce titre, il se charge de l’attribution des dossiers aux rapporteurs qui vont en suivre l'instruction. Le rapporteur rédige une note et un projet de jugement, et présente le dossier à une séance d'instruction.

Un des aspects tout à fait intéressant du travail juridictionnel consiste pour le président de chambre à assurer la révision des affaires, c’est-à-dire de réviser le travail du rapporteur, son analyse des questions posées et son avis sur ces questions. La révision intervient après que le rapporteur a déposé son dossier en vue de l’enrôlement. Le président donne son sentiment sur la façon dont le rapporteur a abordé le dossier, il peut exprimer son accord, soit son désaccord ou ses réserves qu’il accompagne de considérations tirées de la jurisprudence, voire des principes généraux. Ceci est intéressant pour la discussion future, qui aura lieu d’abord à la séance d’instruction puis au délibéré qui suivra l’audience.

Vous exercez aujourd’hui comme médiateur. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste ce métier, et nous parler du processus de médiation ?

Le médiateur exerce une profession indépendante, et ne doit pas être confondu avec le médiateur de la consommation, par exemple, qui relève de la médiation institutionnelle.

Les parties peuvent convenir, dans un contrat, de passer par la médiation avant de saisir le juge : c’est la médiation conventionnelle. Par ailleurs, la médiation peut être décidée par le juge, auquel cas il désigne un médiateur. Les juridictions administratives ont constitué un vivier de médiateurs. De leur côté, les médiateurs devant les juridictions judiciaires doivent être inscrits sur les listes établies par chaque cour d’appel.

La médiation ne requiert pas nécessairement d’être juriste. Il faut soit attester d'une formation solide à la médiation, soit d'une expérience professionnelle de la médiation. Pour ma part, j’ai suivi la formation sur deux années proposée par l’Institut Catholique de Paris (IFOMENE). Cette formation est conduite en partenariat avec le Barreau de Paris. Cela témoigne de l’intérêt de la profession pour la médiation.

La médiation s’inscrit dans une posture totalement différente de celle du procès. Le médiateur vise à établir un climat de confiance, et l'attention est portée non pas sur les prétentions des parties comme dans le procès, mais sur les besoins et les intérêts des parties. Dans un climat d'empathie et de confiance, la médiation vise à ce que les parties expriment leurs besoins et intérêts au regard du litige qu'elles ont soumis au juge.

La première question que le médiateur pose est la suivante : « Pourquoi êtes-vous là aujourd'hui autour de cette table ? ». Le point de bascule intervient lorsque les parties sont en mesure de comprendre les besoins de l’autre ; elles auront ainsi fait un pas considérable vers une solution qui pourra alors être mise en forme par leurs avocats. Je souligne que la solution adoptée est celle des parties, non celle du médiateur qui, dans le processus de médiation, a un rôle « d’accoucheur » de solution.

La participation des avocats est tout à fait indispensable dans le processus de médiation, notamment parce qu’ils conseillent et apportent leur soutien à leur client. Ils assurent également la parfaite correction juridique de l’accord, formalisé sous forme d’une transaction au sens du Code civil.

Enfin, on peut demander que le juge homologue l’accord de médiation, ce pour des raisons tenant à la garantie de sa bonne exécution. Les juridictions, en homologuant l’accord, vérifient uniquement que celui-ci ne contient pas de dispositions qui seraient contraires à l’ordre public juridique.

Quelles différences feriez-vous entre un recours administratif préalable et une médiation ?

Ce sont des procédures qui relèvent de démarches différentes.

Former un recours administratif consiste à s’adresser à nouveau à l’administration qui a pris la décision. L’administré entend ici que le service procède à un second examen de sa situation. Cet examen ne change pas de nature. Il consiste à examiner les droits de la personne au regard des règles juridiques qui lui sont applicables.

Dans le processus de médiation, l’administration et la partie privée ont décidé de confier l’examen du différend à une personne indépendante, qui leur est extérieure. En outre, la médiation n’a pas pour objectif premier de trouver une solution fondée en droit, même si tout accord de médiation ne peut contenir d’arrangements qui seraient contraires à l’ordre public juridique. La médiation vise à ce que chaque partie voie ses intérêts et ses besoins satisfaits. En cela elle conduit les médiés à un changement de posture dans la mesure où elle permet d’entrevoir un arrangement – désiré et équilibré – qui sera alors préféré à la poursuite de l’affrontement juridictionnel. Dans la médiation, il n’y a en réalité ni vainqueur ni vaincu. Il est intéressant de souligner que 75% des médiations aboutissent à un accord et que dans 100% des cas, il est estimé que la médiation a fait « bouger les lignes ».

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l'activité de consultant en droit fiscal et droit public ?

L’activité de consultant consiste à donner des avis juridiques à ceux qui les demandent, personne physique ou personne morale, ce en toute indépendance mais avec un périmètre d'action limité par le champ d'activité de la profession d'avocat. Ce n’est pas une profession organisée. Elle est traditionnellement l’apanage des professeurs des facultés de droit. Après avoir été professeur associé à Aix-Marseille Université et achevé la carrière de magistrat, je ne souhaitais pas débuter une carrière d’avocat. Ce qui m’intéressait était de rendre des avis juridiques. Cette activité peut consister simplement à conseiller le client sur les voies de recours envisageables dans telle ou telle situation, à évaluer l’opportunité d’un appel ou d’un recours en cassation.

Avez-vous un souvenir marquant de votre carrière que vous souhaiteriez partager avec nos lecteurs ?

Mes années d'apprentissage du métier de magistrat sont celles qui me laissent les souvenirs les plus prégnants. Notamment quand j'étais jeune magistrat exerçant les fonctions de commissaire du gouvernement. Au Tribunal administratif de Dijon, j’ai fait la connaissance d’Olivier Fouquet, qui deviendra président de la section des finances du Conseil d’Etat. Alors qu’il exerçait la mission d’inspecter le Tribunal, il m’a prodigué des conseils très utiles sur la méthode de traitement des dossiers. Son aide et son soutien, qui relevaient d’un véritable compagnonnage, demeurent un excellent souvenir.

Un autre souvenir marquant est l'émergence du droit communautaire dans les affaires à juger. Dans les années 60, l’enseignement du droit communautaire était tout simplement absent dans les facultés de droit. Les institutions communautaires existaient évidemment mais elles n’avaient pas pris l'ampleur qu’elles ont aujourd’hui. Dans les années 1980/1982, je suis le rapporteur d’une affaire dans laquelle l’avocat demande que le tribunal transmette à la Cour de Luxembourg une question préjudicielle mettant en cause un acte du droit dérivé du Traité. Ma situation était inconfortable en raison de mon ignorance de ces questions. Toutefois, après consultation de la littérature juridique, j’ai pu faire le point et proposer à mes collègues une solution.

Quels conseils donneriez-vous aux futurs avocats ?

En premier lieu, je ne peux que conseiller aux élèves -avocats d’effectuer, dans la mesure du possible, un stage en juridiction. Je conseille aussi aux élèves-avocats de consacrer du temps à l’examen de la décision attaquée. On doit privilégier d’abord l’analyse des textes dont l’administration a fait application pour prendre la décision attaquée. Les interrogations peuvent alors être les suivantes :

  • Le décret qui sert de fondement à la décision constitue-t-il une mesure d’application correcte de la loi ? Un décret, cette fois-ci pris comme mesure de transposition d’une directive de l’Union, transpose-t-il correctement la directive ?

  • Une démarche similaire consiste à s’interroger cette fois-ci sur la loi qui a servi de fondement à la décision.

La première démarche relève de l’exception d’illégalité ; la seconde permet d’envisager une éventuelle QPC. Il est de l’intérêt de tous de se poser ce type de questions, surtout au niveau des affaires soumises au juge administratif en première instance.

En outre, il me semble intéressant que l’avocat parvienne à se couler dans le vocabulaire du juge. Cette proximité n’est pas que formelle.

Enfin, dans un autre ordre d’idée et à propos de la manière d’aborder un dossier à soumettre au juge, il est important que l’avocat se pose les mêmes questions que se pose le juge. En effet, il est des questions qui ne se soulèvent pas d’office. L’initiative de les soumettre au juge revient alors au seul avocat.