Madame Isabelle de Silva, Présidente de la 6ème chambre de la section du contentieux du Conseil d’État

Extrait de la Gazette n°51 - Septembre 2022 - Propos recueillis par Juliette Kuentz et Diane Florent

Madame Isabelle de Silva

Présidente de la 6ème chambre de la section du contentieux du Conseil d’État

Ancienne Présidente de l’Autorité de la concurrence

« Le droit de l’urbanisme et le droit de l’environnement sont devenus un foyer d’innovations contentieuses qui peuvent, ou non, être transposées dans d’autres domaines par la suite »

Madame la Présidente, pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Mon parcours est initialement celui d’une généraliste puisque pendant mes études, je me suis intéressée à beaucoup de thèmes et sujets différents. J’ai eu quelques hésitations avant de choisir la première étape de ma formation. Je me suis finalement tournée vers une école de commerce. Lors de mes études, j’étais particulièrement intéressée par la vie de l’entreprise, les aspects théoriques de l’économie et les aspects pratiques de la stratégie marketing, mais également par la philosophie.

Pour autant, je me suis orientée vers l’École Nationale d’Administration (ENA) en raison d’un réel intérêt pour les carrières publiques. C’est à cette occasion que j’ai découvert le droit public. De façon un peu paradoxale, alors que j’ai consacré ma carrière au droit, ce n’était pas, à proprement parler, une dominante dans mes études. J’ai eu la chance d’avoir des enseignements excellents qui m’ont tout de suite fait aimer le droit public.

Dès les premiers cours, le droit public m’a, en effet, intéressée parce qu’il s’agit d’un droit très inscrit dans l’Histoire, les développements du Gouvernement et de la République. En outre, je trouve que le droit public a un côté très pratique, incarné par les arrêts qui sont toujours liés à une situation de fait et à une époque. Finalement, cela fait bientôt trente ans que je suis dans le domaine juridique et je trouve que c’est toujours un renouvellement.

J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir avoir cette carrière alternée de juge et de haut fonctionnaire dans l’administration active, puisque c’est ce que je rêvais de faire quand j’étais à l’ENA.

J’ai eu l’opportunité de pouvoir choisir le Conseil d’État à ma sortie de l’ENA. J’avais quand même hésité avec l’Inspection des finances à l’époque. Les deux perspectives étaient intéressantes mais j’ai choisi le Conseil d’État à ce moment car j’étais séduite par l’aspect « institution ». J’aimais l’idée que l’on puisse y dérouler une carrière si on le souhaite ainsi que la diversité des rôles au sein de cette maison.

J’ai aujourd’hui une carrière assez longue et j’ai eu des rôles un peu différents. D’une part, j’ai apprécié pouvoir alterner des rôles qui sont plus dans l’analyse intellectuelle comme ce qu’on peut faire en étant commissaire du Gouvernement, où l’on est réellement dans la pensée jurisprudentielle, où l’on essaye toujours d’inscrire les décisions dans un corpus cohérent. D’autre part, j’ai eu des rôles beaucoup plus incarnés comme lorsque j’étais au ministère de l’Écologie, où l’on est vraiment en prise directe avec le législateur.

Ainsi, la dominante de mon parcours est l’amour du droit et puis des spécialisations qui se sont construites au fil des années comme le droit des étrangers et les libertés publiques, le droit de l’environnement ou encore le droit de la régulation et de la concurrence. Ce sont les hasards des affectations qui ont fait que je me suis intéressée plus particulièrement à ces différents droits.

En quoi la richesse de votre parcours et la diversité des fonctions que vous avez occupées constituent un atout dans l’exercice de vos fonctions de Présidente de chambre au Conseil d’État ?

Je trouve que les fonctions actuelles que j’ai au Conseil d’État sont particulièrement riches.

Parfois, de l’extérieur, ce rôle de président de chambre et ce qu’il implique est mal compris. Nous sommes amenés à exercer toute une palette de compétences.

Tout d’abord, nous avons un objectif qui est de juger les dossiers dans le meilleur délai possible et de la meilleure façon « juridictionnelle » possible. Il s’agit d’un rôle important, d’une exigence juridique. Le président de chambre est un organisateur, il donne des priorités et essaye d’insuffler une certaine vision. Il y a ainsi également une dimension jurisprudentielle : si le président de chambre ne fait jamais à lui seul la jurisprudence, il est en charge de son domaine spécifique, donc en ce qui me concerne, de l’environnement, de l’urbanisme, des contentieux « justice » et des contentieux financiers.

Ensuite, il y a toute une dimension de ressources humaines et d’animation de l’équipe qui est moins visible de l’extérieur mais qui est intéressante. En tant que Présidente, j’accueille dans la chambre des juges qui ont des profils très différents : certains sont en début de carrière (un jeune auditeur vient d’arriver de l’Institut national du service public - INSP), d’autres ont été nommés après une longue carrière administrative. De même, j’ai d’un côté des profils de juristes très pointus de par leur formation et, de l’autre, des personnes qui découvrent le contentieux et qu’il faut donc accompagner dans cette découverte.

Il s’agit d’un aspect très intéressant sur le plan humain et je peux mettre à profit ce que j’ai acquis dans mes fonctions antérieures d’encadrement sur des structures qui étaient parfois plus importantes.

Par ailleurs, un autre rôle auquel je suis réellement attachée est la participation collégiale à la réflexion du Conseil d’État sur chaque affaire. La collégialité au Conseil d’État a plusieurs incarnations.

Tout d’abord, les débats au sein de la chambre permettent de procéder à l’instruction des dossiers. Ensuite, lorsque nous statuons en chambres réunies, qui est la formation de base pour la plupart des affaires importantes, il y a des débats avec les membres de l’autre chambre. Enfin, lorsque nous statuons en formation de Section pour traiter des affaires les plus importantes et les plus difficiles, il y a cet échange entre les présidents de chambre, le Président de la section du contentieux et les Présidents adjoints.

Ainsi, on échange en permanence avec plusieurs collègues qui ont des profils plus ou moins spécialisés et on se sent comme un élément du Conseil d’État dans sa globalité. C’est quelque chose qui est très enrichissant, y compris lorsque parfois on réfléchit aux problématiques plus juridictionnelles d’organisation des compétences et de traitement des contentieux. Il y a beaucoup de sujets très différents qui remontent à moi. C’est une fonction que je trouve très satisfaisante.

Enfin, un autre aspect de la fonction de président qui est moins connu est la conduite de l’instruction. Le président de chambre prend beaucoup de décisions d’instruction sur les dossiers : clôture de l’instruction, communication de la procédure à l’administration compétente, etc. Il y a donc un aspect un peu technique mais qui peut avoir une incidence importante sur la vie du dossier et la durée de l’instruction. Finalement, toutes ces décisions d’instruction sont importantes.

Avez-vous un souvenir marquant de votre carrière que vous souhaiteriez partager avec nos lecteurs ?

Il y a un souvenir de ma carrière de commissaire du Gouvernement qui est encore très vif. J’ai eu à conclure, en section du contentieux, sur une affaire qui mettait en cause le classement du championnat de Ligue 1 de football [1]. C’était une affaire passionnante mais très atypique.

Le sujet était intéressant puisqu’il s’agissait de décider des conséquences de l’utilisation, par certains joueurs du championnat, de faux passeports afin de se présenter comme européens.

En outre, le délai que nous avions pour juger l’affaire participe à son caractère atypique. J’ai eu quatre jours pour préparer l’affaire : nous l’avions reçue le mardi et nous l’avons examinée, qui plus est en section du contentieux, le samedi. C’est la seule fois, à ma connaissance, que nous avons siégé un samedi matin puisqu’il fallait décider très vite au vu des conséquences de l’issue de l’affaire sur le classement du championnat de l’année suivante.

L’audience a donc eu lieu le samedi avec tous les représentants des clubs de football qui sont venus plaider leur cause, certains en attaque, d’autres en défense. Des journalistes du journal L’Équipe sont également venus assister à l’audience. Il y avait ainsi des journalistes qui ne sont pas ceux que l’on voit le plus souvent au Conseil d’État.

J’ai gardé un bon souvenir de cette affaire qui démontre que, déjà à l’époque et y compris au Conseil d’État, on pouvait juger très vite les affaires et prendre en compte ces éléments d’urgence.

Par ailleurs, le droit du sport est un sujet qui m’intéresse tout particulièrement. Lorsque j’étais commissaire du Gouvernement à la deuxième sous-section du contentieux, j’ai eu à connaître de nombreux contentieux en matière sportive. J’ai fait quelques interventions en droit du sport et ai notamment participé à la préparation du Code du sport.

Vous avez été membre puis Présidente de l’Autorité de la concurrence entre 2014 et 2022. Que pouvez-vous nous dire sur cette Autorité ?

Ce que je trouve intéressant dans cette Autorité c’est qu’elle a des pouvoirs extrêmement forts et qu’elle a la capacité de prendre des décisions qui ont une influence sur la vie économique, en autorisant ou en refusant les concentrations et en sanctionnant les pratiques anticoncurrentielles. Les missions de l’Autorité ont une coloration particulière puisqu’elles sont quasi-pénales dès lors qu’elle inflige des sanctions. Ces sanctions ont d’ailleurs atteint des montants très importants dans les dernières années. On trouve ainsi un aspect quasi-juridictionnel dans le fonctionnement de l’Autorité, qui s’inscrit dans un environnement qui m’était familier lorsque je l’ai intégrée, eu égard à mes précédentes fonctions de juge, parce que les délibérations sont collégiales et en présence des avocats.

En outre, l’Autorité intervient dans tous les domaines de l’économie. C’est quelque chose que l’on trouve peu souvent dans l’Administration, qui raisonne souvent par secteur, y compris les régulateurs sectoriels. Elle a, par ailleurs, un positionnement très spécifique en comparaison avec les autres autorités administratives indépendantes en général, puisqu’aucune de ces dernières n’a un rôle de sanction aussi affirmé ni ne rend autant de décisions et de sanctions que l’Autorité.

Pour autant, l’Autorité a une également dimension « régulation » et reste une autorité administrative. Elle peut mener une forme de politique de concurrence à son échelle qui donne à son intervention dans l’économie une certaine autonomie que n’a pas une juridiction qui tranche les dossiers dont elle est saisie.

Il me semble que j’ai incarné, avec les équipes de l’Autorité, cet aspect régulation, particulièrement sur les sujets numériques, en utilisant les outils spécifiques dont elle dispose, tels que les enquêtes sectorielles et les avis.

Ainsi, à côté des décisions de sanction, l’Autorité a pu développer une vision, une expertise, mais également indiquer aux acteurs économiques et au Gouvernement quels sont les terrains prioritaires qu’ils devraient aller prospecter. Par exemple, lors de notre étude sur les algorithmes, nous avons pu envoyer un certain nombre de messages aux entreprises, notamment sur les préoccupations de compliance.

Je trouve que c’est une institution qui a vraiment pris une place assez unique dans le paysage institutionnel et qui reste un bel outil à la disposition des pouvoirs publics.

Sur la question de la similarité entre le droit de la concurrence et le droit public, je pense que le droit de la concurrence est fondamentalement un droit public et qu’il continue de l’être même si une partie du contentieux est confiée à la cour d’appel de Paris et à la Cour de cassation. En effet, selon moi, dans les raisonnements, dans le contrôle de légalité, c’est entièrement du droit public. D’ailleurs, dans les mémoires que nous présentions devant la cour d’appel de Paris, nous mobilisions très souvent des jurisprudences administratives. Les décisions de l’Autorité sont des décisions administratives.

Le législateur a choisi de les confier à la cour d’appel de Paris mais cela n’a pas modifié leur nature au fond. Ce choix se comprend très bien par rapport au lien avec le droit de la concurrence privé et le droit des contrats. C’est ce qui avait motivé ce choix à l’époque.

Je pense d’ailleurs sincèrement que les juristes avec une formation de publiciste sont souvent excellents en droit de la concurrence et qu’ils ont une plus-value à apporter. En effet, dans l’application du contentieux, il y a certes des aspects du contentieux qui relèvent plus du droit pénal, mais on est dans un environnement de droit public. Le contentieux des concentrations est par ailleurs resté au Conseil d’État.

Vous avez, lors de votre discours de fin de mandat à l’Autorité de la concurrence, indiqué que vous préfériez le terme « d’arbitre de la concurrence » à celui de « gendarme de la concurrence » qui lui est généralement attribué. Qu’implique une telle distinction selon vous ?

Ma réponse va s’inscrire dans la continuité de la précédente.

Je pense que le terme gendarme -qui est connu et qui a l’avantage d’être connu- met l’accent sur l’aspect application des règles et des sanctions. C’est un point réellement important et je me suis d’ailleurs inscrite, pendant mon mandat, dans le fil de l’évolution qui avait été menée par mon prédécesseur Bruno Lasserre, en considérant que les sanctions doivent être dissuasives et que les agissements graves doivent être punis à la hauteur de l’incidence sur le fonctionnement concurrentiel.

En revanche, je trouve que le terme est un peu réducteur. Selon moi, la vraie notion renvoie à une politique de concurrence active et globale. Le terme d’« arbitre » donne l’idée que l’intérêt du droit de la concurrence n’est pas uniquement de sanctionner des manquements mais également de rétablir l’équilibre sur le marché et de mettre un terme à ce qui le perturbe. Je pense d’ailleurs qu’il y a de plus en plus d’outils alternatifs à celui de la sanction, tels que les outils de compliance, auxquels je me suis beaucoup intéressée.

Je crois aussi que l’Autorité peut, et c’est sa mission, donner des outils aux entreprises pour éviter les infractions de concurrence, y compris avec un droit qui est parfois difficile à comprendre et à anticiper. Nous avons conscience, à l’Autorité de la concurrence, qu’il n’est pas toujours évident de ne pas fauter. C’est pour cela que je trouve important qu’elle consacre une partie de ses moyens à ces outils. À titre d’exemple, l’Autorité a pu lancer une série d’études thématiques, notamment sur la pratique des remises fidélisantes [2] et le commerce en ligne [3]. Ce n’est pas quelque chose qui est prévu par la loi, rien n’impose en effet à l’Autorité de produire ces études, mais je pense sincèrement que c’est essentiel. D’ailleurs, la plupart des autorités de concurrence essayent d’investir ces champs qui sont des décryptages, parfois de soft law, et qui sont un moyen particulièrement utile d’œuvrer pour le respect du droit de la concurrence.

Quels sont, selon vous, les prochains défis que l’Autorité de la concurrence devra relever ?

Les prochains défis de l’Autorité sont entre les mains de mon successeur, Benoît Cœuré. Je pense que les sujets qui ont été défrichés au cours de mon mandat vont rester d’actualité pendant quelques temps. Particulièrement, je pense que le sujet du numérique restera au premier plan et que le nouveau Président partage le constat que c’est essentiel.

Je crois aussi beaucoup à ce qui est en train de se poursuivre en matière de coopération entre les différentes autorités. J’aimais bien mettre en avant l’idée d’une « interrégulation » qui ne passe pas, à mon sens, par un cadre législatif. Il y a eu une expérience de collège partagé comme celui qui existe entre l’ARCEP [4] et l’ARCOM [5]. La démarche volontaire des autorités de régulation est très pertinente et très active en la matière. En tout cas, lors de mon mandat, j’avais beaucoup agi pour que ce cadre que nous avons créé informellement entre autorités de régulation perdure. Pour continuer à agir, nous avons mené des études en commun, par exemple sur les objets connectés, et initié des réflexions sur le développement durable.

Ces façons de faire sont les plus pertinentes, notamment pour le numérique, dans la mesure où aucune autorité n’en a le monopole. Il est donc nécessaire de traiter ce sujet transversal avec l’ensemble des autorités concernées.

Vous avez intégré le Conseil d’État pour la première fois en 1994. Quelles sont, selon vous, les évolutions qui ont marqué la trentaine d’années qui s’est écoulée ? Quel bilan pouvez-vous faire de cette institution ?

La réforme majeure, selon moi, a été celle des procédures d’urgence ainsi que toute l’action menée sur les délais de recours contentieux. Je crois sincèrement que la loi du 30 juin 2000 [6] était absolument essentielle et que cela a été un pari gagné pour la justice administrative de mettre en place un référé qui fonctionne. Une vingtaine d’années après, on a pu voir, notamment avec la crise du Covid, à quel point le système avait fonctionné. Pour moi, c’est la réforme majeure qui continue d’être au cœur des évolutions du Conseil d’État puisque pendant le Covid, compte tenu du nombre de dossiers qui arrivaient au sein de la juridiction, il a fallu mettre en place des mécanismes particuliers, d’autant qu’il y avait le confinement.

C’est une réelle satisfaction parce que j’ai pu, à ma mesure et avec les autres membres du Conseil d’État, participer à la mise en œuvre de cette réforme, par les décisions que nous avons rendues en matière de référé dans les années 2000. On voit notamment, lorsque l’on fait des comparaisons internationales, que le système français offre une couverture particulière au requérant, me semble-t-il, en tant que la juridiction suprême est aussi une juridiction qui statue en urgence sur un grand nombre de dossiers, parfois en quelques heures ou quelques jours.

À côté de cette réforme majeure, il y a une grande constance dans les valeurs du Conseil d’État. Il y a eu des modifications des méthodes de travail, notamment avec l’utilisation des outils informatiques. Ce sont des améliorations qui sont très précieuses mais qui ne changent pas l’essentiel. Selon moi, lorsque l’on regarde vraiment l’identité d’un membre du Conseil d’État, c’est la réflexion juridique qui en ressort, le débat collégial et cette ambiance particulière de compagnonnage, d’accompagnement de ceux qui arrivent et qui se forment sur place.

En conclusion, je retrouve tout à fait en 2022 ce que j’ai connu en 1994. Je trouve que l’institution, qui a changé par certains aspects, est toujours en bonne forme.

La 6ème chambre du Conseil d’État, que vous présidez, détient une compétence exclusive en matière d’environnement et, par conséquent, en matière d’éolien. Que pensez-vous de l’évolution du contentieux éolien et notamment depuis 2018, s’agissant des voies et délais de recours en la matière ?

Le sujet éolien est un sujet juridiquement et politiquement sensible depuis maintenant une quinzaine d’années. Le législateur a beaucoup expérimenté sur ce sujet, tenté différentes solutions, autant sur le type de contentieux applicable que sur la compétence au sein de la juridiction administrative. C’est sans doute l’un des domaines dans lequel le droit a le plus évolué, avec d’ailleurs parfois des mouvements dans des sens contraires sur ces différents sujets.

Cela montre que la place de l’éolien dans les politiques et la société française reste sujet à débat. Il y a actuellement une loi en discussion sur ces sujets [7].

Ce que l’on constate aussi, c’est la montée en puissance du nombre de projets sur le territoire, et cela se traduit quantitativement pour la sixième chambre puisqu’aujourd’hui, la part du contentieux éolien est particulièrement forte et représente environ quarante pour cent des dossiers de la chambre.

Sur le plan de l’effectivité globale des réformes, il ne me revient pas d’y porter une appréciation. Je pense qu’il s’agit de l’un des éléments qui a été pris en compte dans les réflexions sur l’actuel projet de loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables. On voit bien qu’il peut y avoir des exigences contradictoires qui sont toutes les deux nourries par des préoccupations environnementales. D’une part, tout ce qui concerne l’impact foncier sur les habitats, les espèces protégées et le cadre urbain avoisinant, lesquels donnent lieu à des appréciations pointues en matière de droit de l’environnement et de droit de l’urbanisme.

D’autre part, la volonté, qui se traduit par la politique de l’énergie, de développer la part des renouvelables. Un dernier élément doit être ajouté dans la balance : les positions des maires qui sont parfois réservés sur l’accueil d’éoliennes sur leur territoire.

On se situe donc aujourd’hui dans une sorte de quadrature du cercle. Et le juge, face à ce cadre législatif, l’applique sans qu’il ait à prendre partie sur ce dernier en tant que tel.

S’agissant ensuite des préoccupations tenant à l’accélération du contentieux ou des projets éoliens, on voit bien que dans certains cas, l’intégration de la norme juridique environnementale va nécessairement limiter l’instruction des dossiers. Par exemple, lorsqu’il faut mettre en œuvre des procédures de « dérogation espèces protégées » ou d’enquête publique, tout cela prend du temps. Je crois donc que l’idée d’en faire plus sur le territoire peut avoir une traduction concrète par des travaux de zonage ou de planification. Pour autant, la réalisation même des projets a également un temps qui semble difficilement compressible compte tenu de ces contraintes procédurales.

Sur le plan de la compétence juridictionnelle, nous nous situons, à mon sens, dans des formes d’expérimentation, à l’image de ce que l’on a pu voir en contentieux de l’urbanisme, avec la diminution des voies de recours en vue d’essayer d’accélérer la réalisation des projets. C’est un travail continu qui va sans doute évoluer à nouveau avec le projet de loi sur l’accélération de la production d’énergies renouvelables.

Le droit de l’urbanisme et le droit de l’environnement sont devenus un foyer d’innovations contentieuses qui peuvent, ou non, être transposées dans d’autres domaines par la suite. On peut citer, par exemple, la compétence donnée en premier et dernier ressort aux cours administratives d’appel, la diminution des voies et délais de recours ou encore la cristallisation des moyens en matière d’urbanisme.

Le 17 octobre dernier, le Conseil d’État a une nouvelle fois constaté que les mesures prises par l’État étaient insuffisantes pour se conformer aux normes en matière de qualité de l’air et l’a condamné au versement de l’astreinte provisoire qu’il a prononcée en 2020 [8]. Quelle issue voyez-vous à ce contentieux et plus généralement à l’ensemble des contentieux de « justice climatique » ?

C’est une question à laquelle je peux difficilement répondre parce que je suis saisie des contentieux encore en cours. Le Vice-Président du Conseil d’État, Didier-Roland Tabuteau, a récemment accordé une interview au journal Le Monde sur ce sujet [9].

On peut dire que les pouvoirs d’injonction et d’exécution des décisions de justice ne sont pas nouveaux. Ils ont été appliqués avec un relief tout particulier dans les décisions Association les amis de la terre et Commune de Grande Synthe [10].

Toutefois, il n’y a pas eu d’innovation à cet égard. Il y a beaucoup de contentieux aujourd’hui dans lesquels le Conseil d’État est saisi, par exemple, d’un refus de prendre des mesures réglementaires ou un texte dans des domaines variés. S’il annule ce refus, il pourra être amené à enjoindre à l’autorité compétente de prendre les mesures nécessaires et sera amené, ultérieurement, à porter une appréciation sur le caractère suffisant des mesures prises.

Il s’agit d’un exercice qui m’est assez familier. Ce qui est particulier avec les deux affaires que j’ai mentionnées est que l’on est sur une matière et des objectifs qui sont particulièrement techniques et difficiles à apprécier. En effet, les objectifs sont multifactoriels et reposent parfois sur des appréciations scientifiques assez complexes.

Pour autant, si ces décisions ont vraiment attiré l’attention, c’est en raison de l’importance des enjeux et du montant de l’astreinte (dix millions d’euros). Mais il me semble que le point déterminant dans ces dossiers est que le juge a appliqué une norme juridique qui était le choix du législateur. En contentieux administratif, la constante est que le juge applique la loi telle qu’elle a été votée par le législateur. Dans les deux affaires Association les amis de la terre et Commune de Grande Synthe étaient en cause, respectivement, la loi européenne et la loi française transposant les engagements de l’Accord de Paris.

Ces dossiers illustrent finalement parfaitement la permanence du rôle du juge administratif qui ne crée pas la loi mais qui l’applique, et qui doit parfois confronter les actions et les décisions du Gouvernement, soit positives, soit négatives lorsqu’il y a abstention, à cette norme de référence. Le respect de la loi nous guide dans notre rôle de juge administratif et est toujours l’élément principal dans notre appréciation.

Quant au débat sur l’effectivité de l’astreinte, il existe, mais on peut le mener sur toutes les décisions en matière d’astreinte puisqu’il n’est pas spécifique à ces contentieux. Il est également intéressant de voir que c’est la « justice climatique », comme on qualifie parfois ces décisions, qui a vu dans les dernières années des décisions importantes de plusieurs juridictions suprêmes en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Irlande. Ainsi, d’une certaine façon, avec des raisonnements juridiques différents, les juridictions suprêmes ont été conduites à se positionner sur ces enjeux parce qu’il y a eu des saisines par des particuliers ou par des communes. C’est intéressant de voir que le droit se construit en la matière à partir de traditions juridiques si différentes mais qu’il y a une forme d’harmonie dans les raisonnements portés.

Pour terminer, quels conseils donneriez-vous à des avocats publicistes en devenir ?

Le premier conseil que je peux donner est d’avoir toujours en tête les principes essentiels de la jurisprudence. Il faut garder à l’esprit cette vision large du droit, même si cela peut être vraiment utile de se spécialiser. On voit de plus en plus d’avocats spécialisés, par exemple dans les contentieux environnementaux ou d’urbanisme, qui sont des contentieux très techniques.

Toutefois, on voit que le droit public n’est jamais compartimenté, qu’il y a véritablement des évolutions dans un certain nombre de domaines qui vont essaimer le reste du droit. L’intérêt du droit public réside dans cette unité profonde et son renouvellement permanent, comme on a pu l’illustrer aujourd’hui en matière environnementale. Je trouve que c’est un type de carrière qui offre de belles perspectives.

Ensuite, il peut être intéressant, dans la carrière d’un publiciste, de faire des détours pour aller en entreprise ou en administration. Il est particulièrement facile en droit public d’avoir ces doubles carrières, ce qui enrichit, assurément, le regard de l’avocat.

[1] CE, Sect., 25 juin 2001, Société à objet sportif « Toulouse Football Club », req. n° 234363.

[2] Autorité de la concurrence, Les remises fidélisantes, La Documentation française, « Les Essentiels », juin 2018, accessible ici.

[3] Autorité de la concurrence, Concurrence et commerce en ligne, « Les Essentiels », juin 2020, accessible ici.

[4] Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.

[5] Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (issue de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel et d’Hadopi).

[6] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, JORF n° 151 du 1er juillet 2000.

[7] Projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables.

[8] CE, 17 octobre 2022, Association les amis de la terre, req. n° 428409.

[9] « C’est le rôle du Conseil d’État de faire respecter les objectifs de l’accord de Paris sur le climat », Le Monde, 18 novembre 2022, accessible ici sur abonnement.

[10] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande Synthe c/ Premier ministre, req. n° 427301.