M. Louis LARRET-CHAHINE, co-fondateur de Prédictice

Extrait de la Gazette n°37 - Avril 2019 - Propos recueillis par Gaspard Terray et Martin Charron

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Louis LARRET-CHAHINE

Co-fondateur de Prédictice

Pourriez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs ?

Après un cursus universitaire classique, de la licence de droit jusqu’à l’obtention d’un master 2 en droit public des affaires à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, j’ai intégré l’EFB. Je n’ai pourtant jamais prêté serment. Je ne me suis pas engagé dans l’avocature car j’ai choisi la voie de l’entreprenariat, en créant avec deux associés et amis une première entreprise, THE WALL, qui proposait une galerie de street-art en ligne.

Pourriez-vous nous présenter PREDICTICE ?

A son lancement, très peu de personnes comprenait la pertinence de lier le droit à l’intelligence artificielle.

Concernant ses activités, l’offre de services de PREDICTICE a évoluée. Elle fonctionne avec des algorithmes de compréhension du langage juridique grâce à une technologie permettant de lire plus de 2 millions de décisions de justice par seconde.

Le produit aujourd’hui a deux grandes utilités : la première est son moteur de recherche avec l’utilisation des algorithmes de compréhension des langages naturels.  La seconde, c’est un outil d’analyse du risque. En entrant les mots-clés et d’autres informations, l’outil peut calculer le taux de succès d’un recours, le montant des dommages-intérêts et les arguments de fait ou de droit les plus efficients.

Aujourd’hui, PREDICTICE est utilisé par plus de 2000 avocats, nous avons 17 salariés et une dizaine de postes sont ouverts. L’entreprise se développe rapidement avec des perspectives à l’international. Nos services sont appréciés par les avocats car nous représentons un fort levier de rentabilité pour certains cabinets.

Comptez-vous étendre vos services au-delà du milieu des cabinets d’avocats ?

Outre les avocats, certaines entreprises utilisent beaucoup PREDICTICE. C’est notamment le cas de certaines compagnies d’assurance et de directions juridiques de grandes entreprises comme Orange, Suez ou Bouygues Télécom. L’intérêt de PREDICTICE pour ces entreprises est notamment de leur permettre de maîtriser le risque financier lié à certaines de leurs opérations et à provisionner les sommes en conséquence.

A quel moment l’idée vous est venue de créer cette entreprise ?

La naissance d’une idée ne se fait pas instantanément, il s’agit toujours d’un cheminement. La première envie était celle de travailler avec des amis. Cette envie, je l’avais déjà matérialisée en 2015 en créant THE WALL avec l’un des associés actuels de PREDICTICE.

Ensuite et durant ma formation à l’EFB, nous avons rencontré notre troisième associé, un ingénieur de formation. C’est ensemble que nous avons eu l’idée de proposer un produit lié à l’intelligence artificielle dans le monde juridique. Nous avons alors été contraints de revendre la première société car il aurait été très difficile de pouvoir tout gérer en plus de la formation à l’EFB.

 

Quelles ont été les étapes clés de la création de PREDICTICE ?

La première étape a été l’immatriculation de la société le 6 janvier 2016. C’est un réflexe juridique un peu idiot et je déconseille l’immatriculation de la société dès le début. Il est possible de rester sous un régime de société de fait avant de s’immatriculer.

La seconde étape, c’est le premier euro de chiffre d’affaire généré. Elle est cruciale, car c’est à ce moment que des clients croient dans le produit. Malheureusement, il se peut se passer beaucoup de temps entre la première et la deuxième étape.

La troisième étape a donc été le recrutement du premier salarié, Jimmy, un développeur. Comme étape moins agréable, on peut également citer l’étape du premier licenciement d’un salarié. C’est un passage désagréable mais qui peut être nécessaire.

La quatrième étape que l’on a franchie, c’est la génération de 100 000 euros de chiffre d’affaires par mois. Ce cap est celui de la pérennité, celui à partir duquel la vie de la société n’est plus en danger.

Le logiciel d’aujourd’hui est-il une version finale ou va-t-il encore être modifié ?

L’outil est en évolution continue. Une équipe travaille constamment sur une « version bis » en développement. L’utilisateur ne peut pas vraiment s’en rendre compte, mais il y a une mise en production et un changement toutes les semaines du produit.

Pour être plus précis, l’outil n’a rien à voir aujourd’hui avec sa première version en 2016. L’ergonomie a énormément changé.

Y a-t-il une place pour les juristes dans les acteurs de la legaltech où est-ce un milieu réservé aux ingénieurs et informaticiens ?

Je pense qu’il y a de la place pour tous les types de métiers. Chez PREDICTICE, les juristes sont majoritaires puisque que sur trois associés, deux sont issus d’une formation juridique. En outre, notre équipe de formation est dirigée par une ancienne avocate.

En revanche, les deux tiers de nos salariés sont ingénieurs.

 

Quelle est la position de PREDICTICE sur le marché ?

Nous avons à l’heure actuelle entre cinq et six concurrents sur le marché.

En plus du bénéfice d’être le premier arrivé sur le marché, notre avantage compétitif repose sur notre produit. Cela fait plus de 3 ans que nous travaillons à l’améliorer chaque jour.  

Des nouveaux acteurs commencent à sortir de beaux produits, mais cela nécessite du temps et beaucoup d’argent pour l’améliorer. Les barrières financières et techniques sont nombreuses à l’entrée du marché. Parmi nos concurrents, il y a des sociétés proposant des services proches des nôtres. Par exemple, DOCTRINE a un moteur de recherche proche de celui de PREDICTICE.

Notre spécificité est de permettre de rechercher par sens de décision. Sur cet aspect analytique, CASE LAW ANALYTICS est un concurrent historique même si l’équipe est encore plus restreinte.

Dans les prochaines années, plusieurs éditeurs juridiques ont déclaré qu’ils souhaitaient investir également le marché de l’intelligence artificielle.

 

Pourquoi le marché de la justice prédictive n’a pas été pénétré par des acteurs étrangers, notamment américain déjà bien implantés ?

Je pense que nous sommes allés plus vite qu’eux tout simplement. Le marché des Etats-Unis est déjà tellement vaste à conquérir que les grosses sociétés, comme LexisNexis, qui ont racheté des start-up aux Etats Unis, n’ont pas encore eu le temps de venir contester le marché français.  Et puis beaucoup d’opérateurs américains sont encore en cours de développement et d’assimilation. Mais, inévitablement, un jour la concurrence frontale va se poser avec eux.

 

Concrètement, comment prédire le sens d’une décision de justice ?

Le terme de « prédiction » est souvent mal employé.  A ce sujet, le terme « justice prédictive » est impropre, l’expression anglaise « predictive justice » se traduisant par « justice prévisible », ce qui n’a pas la même signification.

En pratique, après avoir entré des mots-clés, l’outil va formuler des statistiques en s’appuyant sur des décisions. C’est par extrapolation de ces statistiques que l’on peut établir des probabilités sur le sens d’une décision. Mais ce ne sont évidemment que des statistiques, il n’est techniquement pas possible de prédire une décision de justice.

 

Que pensez-vous des critiques sur la justice prédictive, et en particulier sur l’effet performatif des outils de justice prédictive ? N’y a-t-il pas un risque de « fossilisation du droit » (Matthias Guyomar) ?

L’effet performatif est une bonne chose, cela va homogénéiser la façon de faire du droit. C’est une vision élitiste et très parisienne de constater un risque de « fossilisation du droit ».

Le justiciable a besoin de prévisibilité. La justice ne doit pas être une « loterie nationale », entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, un magistrat ou un autre, etc. Il ne faut pas laisser à penser que les résultats de justice sont aléatoires.

Aujourd’hui, dans une affaire présentant des faits analogues, les dommages-intérêts peuvent s’élever à 100 000 € à Rennes et à 700 000 € à Douai.

Notre outil permettra plus d’homogénéisation dans l’application du droit. L’homogénéisation est d’ailleurs souhaitée par les pouvoirs publics avec les barèmes dans les dommages-intérêts en droit du travail.  De plus, la loi pour une République numérique de 2016 permet certes l’accès à l’intégralité des décisions de justice, mais a aussi un objectif d’homogénéisation par une meilleure connaissance.

En ce qui concerne la « fossilisation », je fais confiance aux avocats, juristes et magistrats pour innover.

 

Selon vous, la disparition de la profession d’avocat : mythe ou réalité ?

J’ai la chance aujourd’hui d’intervenir dans les universités et les écoles d’avocat et je constate une angoisse sincère des étudiants sur l’avenir des professions juridiques. Les modèles qui ont inspirés notre génération sur les avocats sont en train de mourir.

Mais je crois pourtant que la profession d’avocat a de beaux jours devant elle, car le monde se judiciarise avec une augmentation toujours croissante des contentieux.

Le métier doit simplement se réinventer et évoluer. « Soit vous prenez le changement soit il vous attrape par la gorge ».

L’avocat doit s’approprier ces nouveaux outils qui permettent d’accroitre sa valeur ajoutée. Le déplacement de la valeur ajoutée est une réalité, on le voit dans la composition et le fonctionnement des cabinets. Le modèle des cabinets d’avocats pyramidaux où des armés d’avocats juniors sont affectés à des tâches très répétitives est petit à petit remis en cause, grâce notamment à ces outils. La pyramide se transforme en obélisque, il y a une verticalisation par domaine de compétences, avec des hyperspécialisations.

 

PREDICTICE peut-il être utile pour les avocats publicistes ?

Il est vrai que c’est plus compliqué pour les avocats publicistes car une grande partie du contentieux est un contentieux de la légalité des actes administratifs, que l’outil ne saurait anticiper. Il y a également moins de chefs de demandes donc moins de possibilités d’analyse.

Néanmoins, nous avons actuellement beaucoup d’échange avec des praticiens du droit public – magistrats et avocats – pour développer l’outil en faveur du droit public.

D’ailleurs, même si l’outil est moins démocratisé que dans le monde judiciaire, certains cabinets d’avocats spécialisés en droit public, ainsi que des entreprises publiques, sont déjà des clients de notre outil.

 

Quelles sont les opportunités de la legaltech auprès du grand public ?

Pour le moment, nos destinataires principaux sont les experts du droit. Les résultats ne peuvent être interprétés que par des professionnels du droit.

Récemment, un sondage indiquait que 70% des personnes estimaient qu’un avocat devait détenir un outil de justice prédictive. Le grand public commence à être sensibilisé à l’existence et l’efficacité de ces outils.

En bref, dans l’esprit du grand public, recourir à un avocat c’est également lui demander d’utiliser tous les outils à disposition pour son activité. Personne ne comprendrait qu’un dentiste n’utilise pas les outils modernes, tels que des radios.

Auriez-vous des conseils à destination de la promotion de l’IDPA ?

Mon premier conseil serait de choisir le domaine le plus compliqué possible et d’en devenir un spécialiste reconnu sur la question. L’ère de l’avocat généraliste s’essouffle considérablement.

Ensuite, n’hésitez pas à changer de vie. Il faut faire ce qu’il vous plaît et ne jamais avoir peur de changer.