Maître Delphine JAAFAR, Avocate associée - Cabinet VATIER

Extrait de la Gazette n°39 - Septembre 2019 - Propos recueillis par Olga Buamulungu et Victoria Giesbert

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Delphine JAAFAR

Avocate associée, cabinet VATIER

Maître Jaafar, pourriez-vous exposer à nos lecteurs quel a été votre parcours ?

J’ai commencé mes études à la Faculté de droit de l’Université de Nantes, la ville dont je suis originaire. Après être partie à l’étranger, dans le cadre de mon parcours universitaire, je suis revenue à Nantes aux fins de réaliser un DEA de droit public et de droit de l’environnement. J’ai achevé mon parcours universitaire à Paris dans le cadre d’un DESS de contentieux de droit public à Paris 1 La Sorbonne. J’ai immédiatement intégré, à la suite de ce DESS, l’École du Barreau de Paris et l’Institut de Droit Public des Affaires avec la petite fierté à l’époque, en qualité de publiciste, d’avoir été major et de l’IDPA et de l’EFB. J’ai débuté mon activité professionnelle en 2004 au sein du cabinet Peisse, Dupichot, Zirah & Associés tout en étant en partie « détachée » auprès d’une émanation du Ministère de la santé (le CNEH, Centre National de l’Expertise Hospitalière), ce qui m’a permis d’initier le développement mon activité dans le secteur de la santé. C’est donc par la porte du droit public que je suis entrée « dans le droit de la santé » pour ne plus jamais en sortir jusqu’au aujourd’hui et étendre mon domaine de compétences à l’ensemble des aspects de cette matière (aussi bien en droit public qu’en droit privé). J’ai rejoint en 2009, en qualité d’associé - sur la base de la clientèle construite jusqu’alors - une structure dédiée au droit public et par la suite une structure multi-services en animant à chaque fois les activités d’un département Santé au sein du Cabinet VATIER. Convaincue de l’importance d’ouvrir mes compétences et de construire des réseaux solides, j’a présenté le concours de la Conférence du Barreau dès mon entrée dans la profession pour être Secrétaire de la Conférence du Barreau de Paris en 2006. Je me suis investie dès 2007 au sein de la Conférence Internationale des Barreaux de tradition juridique commune (CIB) dont je suis aujourd’hui la Déléguée exécutive. J’ai intégré en 2014 l’Union Internationale des Avocats (UIA) pour siéger aujourd’hui au sein de son Comité de Direction. J’ai participé en 2015 au Cycle des Hautes Etudes pour le Développement Economique (CHEDE) sous l’égide de Bercy. 

Votre département a créé et mis en place un partenariat dédié au droit de la santé avec plusieurs cabinets basés en Afrique. Pouvez-vous nous exposer les enjeux et les perspectives du droit de la santé sur ce continent ?

Je suis investie depuis près de dix ans au sein de la Conférence Internationale des Barreaux de tradition juridique commune (CIB). Cette organisation a été créée il y a plus de trente ans à l’initiative du bâtonnier Mario Stasi dans le but de réunir l’ensemble des barreaux pratiquant le droit continental et de défendre des valeurs communes dont celle de l’indépendance des barreaux. Mon investissement au sein de cette organisation m’a permis de nouer des relations avec de nombreux confrères issus de Barreaux africains. Ce sont des échanges avec ces derniers, relativement surpris par mon domaine d’activité consacré au droit de la santé, qu’est née l’idée de la mise en place d’une plateforme dédiée au droit de la santé en Afrique, dans la mesure où les besoins y sont importants mais que la matière est peu développée. L’idée m’est donc venue de créer des partenariats avec des cabinets en Afrique intéressés pour développer ce type d’activité, l’objectif étant d’avoir une offre dédiée au droit de la santé sur le continent africain.

Il s’agit donc d’accompagnement légistique pour un certain nombre d’États en vue de la mise en place de législations dédiées, comme par exemple la création de codes de la santé publique. Il s’agit également d’accompagner des projets en conseil (santé numérique, audits dans des cliniques …) dans le but de davantage structurer le droit de la santé sur le continent africain pour permettre un meilleur accès à la santé.

J’ai encore récemment intégré French Healthcare qui regroupe les acteurs français de la santé agissant à l’international, dans le but de toucher à des projets plus importants, comme, par exemple, l’accompagnement juridique de la mise en place du Samu au Cameroun.   

Le marché africain présente-t-il des spécificités particulières ?

Tout d’abord, le marché africain ce n’est pas un marché, puisque vous le savez, l’Afrique n’est pas un pays mais une multitude de pays.

La première difficulté est donc la complexité de l’appréhension de l’ensemble des corpus juridiques opposables.  C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place des partenariats multiples avec des cabinets installés dans différents pays d’Afrique. Il faut donc maitriser la législation de chaque État africain, ce qui est assez complexe puisque le simple accès aux données juridiques n’est parfois pas aisé.

La seconde difficulté est d’avoir accès à la demande. Lorsque les appels d’offres sont passés par des bailleurs de fonds, il n’y a pas de difficultés puisque l’on peut passer par les plateformes d’appels d’offres de la banque mondiale ou de la banque africaine de développement par exemple. Mais lorsque ce sont des demandes plus précises, il faut y avoir les relais. C’est la raison pour laquelle j’ai constitué cette plateforme dédiée au droit de la santé avec de multiples relais dans différents Etats du Continent. Ce sont pour moi les principales difficultés, mais celles-ci sont propres à n’importe quel marché international.

Cette année vous avez participé à la rédaction de l’ouvrage « La révolution du pilotage des données de santé ». Qu’est-ce qui vous a incité à participer à ce projet ?

Cet ouvrage est, comme son nom l’indique, un ouvrage très dédié. Il vise un public intéressé aux questions relatives aux données de santé.

La santé présente une considération majeure : dans tout État, elle coûte très cher. L’utilisation aujourd’hui des nouvelles technologies permet d’envisager un accès au soin dans des conditions économiques qui soient plus tenables. Cet ouvrage s’inscrit au cœur de la transformation de notre système de santé. La question est de savoir comment l’utilisation de la donnée de santé permettra d’offrir un soin plus efficient à l’ensemble de la population. C’est un débat qui je pense touche chaque citoyen que nous sommes, parce que l’on parle de pouvoir utiliser la donnée de santé que l’on classe parmi les données dites ultra sensibles. L’idée est donc de de pouvoir constituer un cadre juridique permettant d’exploiter, dans le respect des droits de la personne, cette donnée, aux fins d’un système de santé le plus efficient possible.

Je me suis inscrite dans la réalisation de cet ouvrage d’abord parce que celui qui en était à l’initiative, David Gruson (Chaire Santé Sciences Po Paris / Groupe Jouve) m’y a invitée, ensuite parce que c’est un sujet qui est au cœur de mes préoccupation dans un bon nombre des dossiers que je traite aujourd’hui. Il me semblait déterminant de pouvoir offrir en 2019 un premier ouvrage sur le sujet, posant les bases pour tous ceux qui souhaitent s’investir au niveau de leur structure ou des projets qu’ils portent dans le domaine des données de santé. Cet ouvrage aura évidemment vocation à être mis à jour !

Depuis notre entretien de mars 2016, pouvez-vous exposer à nos lecteurs votre vision de l’évolution du monde juridique ?

La transformation la plus importante, à mon sens, est celle de l’accélération de la numérisation du monde juridique. Et cela a plusieurs conséquences. Cela suppose de la part des avocats d’adapter nos modes de fonctionnement. Cela veut dire aussi qu’il y a de plus en plus d’offres de solutions juridiques sur le marché, qui n’émanent pas forcément de cabinets d’avocats. Il

Nous devons être capable de proposer aux clients des offres correspondant aux modèles déjà éprouvés au sein de leurs propres structures. Je suis peu convaincue que la facturation au temps passé puisse aujourd’hui satisfaire un client. Nous devons faciliter la lisibilité de nos offres et créer avec le client un rapport beaucoup plus direct. Cette évolution a commencé bien avant 2016, mais aujourd’hui il est évident qu’à défaut de faire ce pas, le client se détournera d’une partie de notre profession.  

Actuellement 70% de la promotion sortante est composée de femmes. On constate néanmoins qu’elles ne représentent que 20% des associés. Quels sont les facteurs qui selon vous explique cet écart de proportion ?

D’abord, c’est une belle chose de voir que la profession se féminise de plus en plus. S’agissant de ce rapport de proportion, je pense que différents éléments entrent en jeu.

Le premier est d’ordre psychologique. Je pense qu’une femme va avoir davantage tendance à se freiner qu’un homme dans ses ambitions professionnelles. C’est lié à un système culturel dans lequel nous avons été éduquées. Dès lors une femme se freinera et estimera qu’elle n’est pas capable, là où un homme à compétence moindre n’hésitera pas ! Il convient donc avant tout de ne pas de mettre de barrière soi-même.

Ensuite, il convient d’être honnête et lucide : dans un certain nombre de structures, on constate que des barrières sont mises à l’évolution des carrières des femmes. Aujourd’hui encore, il n’est parfois pas évident dans certains cabinets d’envisager sereinement une grossesse. Aujourd’hui encore, une femme doit affirmer davantage ses compétences et son investissement, tout simplement parce qu’elle est une femme. Aujourd’hui encore, on fera moins confiance à une femme dans le cadre d’une association au sein d’un cabinet parce qu’on estime qu’elle ne pourra pas être là tard le soir ou qu’elle ne pourra pas travailler le week-end. Tout cela est parfaitement scandaleux. Et il est évident, aujourd’hui encore, que certaines femmes renoncent à la profession face à l’ensemble de ces constats.

Mon expérience personnelle en tant que femme dans la profession est que « quand on veut on peut ». J’estime qu’il n’y a aucun obstacle infranchissable au fait d’être une femme dans la profession d’avocat. La seule façon d’être indépendante dans cette profession est d’avoir ses clients pour pouvoir définir les règles du jeu. La meilleure façon d’avancer est de développer son portefeuille client. On doit saisir l’opportunité de cette profession qui est avant tout une profession libérale pour pouvoir grandir et construire sa carrière telle qu’on l’envisage, sans se voir imposer les schémas qu’on ne souhaite pas.

Je ne nie pas la réalité des chiffres que vous donnez, des obstacles qui existent, des discriminations qui persistent.

Nonobstant, mon message se veut positif. Notre profession est belle. Et en tant que femme et avocat, je m’épanouis pleinement.

 Quels conseils dispenseriez-vous aux nouveaux élèves de l’IDPA ?

Même si cela peut apparaitre difficile au moment où l’on est à l’école du barreau, il faut très vite se poser la question de savoir comment on envisage sa carrière. Est-ce que l’on souhaite faire une carrière dans un cabinet de très grande taille, développer sa propre clientèle… Il faut être capable de se projeter et non pas d’attendre dix ans pour savoir où l’on en est. L’avocat est en entrepreneur et il réfléchit son développement.

Pour le reste, mon propre parcours le démontre, on peut investir une matière juridique au moment où l’on commence à exercer, comme on peut le faire deux ans plus tard … C’est vraiment la pratique qui va nous inscrire dans un domaine d’activité davantage que le parcours universitaire que l’on a pu suivre. Et surtout, rien n’est jamais irréversible. Il faut se laisser les portes ouvertes. Il faut exercer cette profession avec plaisir, et que ce ne soit pas une profession « souffrance » comme on l’entend trop souvent. Être avocat se décline au pluriel … chacun peut y trouver ce qu’il y cherche et y être pleinement heureux.