Me Jean-Pierre BOIVIN, Fondateur de l'IDPA, Avocat associé du cabinet Boivin & Associés

Extrait de la Gazette n°25 - Mars 2017 - Propos recueillis par Baptiste Cousseau et Christophe Farineau

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Me Jean-Pierre BOIVIN

Fondateur de l'IDPA, Avocat associé du cabinet Boivin & Associés

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs, nous exposer votre parcours ?

On va faire court car la carrière est longue. Pour résumer, elle est au service du droit public et de l’environnement, sous l’angle de l’enseignement, de la pratique, de la recherche et de l’écriture.

Je ne suis devenu avocat qu’assez tardivement car j’ai d’abord été qualifié maître de conférences en 1976, après mon doctorat. En 1985, j’ai commencé à travailler pour un avocat aux Conseils. À l’époque, j'ignorais tout du droit de l’environnement. C'est donc à travers les dossiers que j’ai découvert cette matière. Mais le grand tournant d’une carrière qui aurait pu être classique, c’est la rencontre avec Philippe Lafarge en 1988 – Bâtonnier emblématique du Barreau de Paris. C'était un personnage extraordinaire qui savait susciter la création, l’initiative et il avait une vraie vision de l'avenir du Barreau de Paris. Alors que j'avais encore un peu la tête dans les étoiles, il m'a dit : « le droit c’est un marché ». À cette période, le droit public était l’apanage des avocats aux Conseils. Pourtant, aucune raison autre qu’historique ne justifiait qu’il en soit ainsi. Le barreau de Paris devait donc avoir sa part du droit public !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour résister aux fulgurances de Philippe Lafarge, il eût fallu être autiste. Je larguai donc les amarres avec les avocats aux Conseils et, en décembre 1988, je créais simultanément l’IDPA et ma propre structure. À cette époque, il était très difficile pour un avocat à la Cour de ne vivre que du droit public qui relevait d'une toute petite spécialité. Créer à la fois une formation et un cabinet dans ce domaine relevait donc d'une atteinte de folie sérieuse.

Pouvez-vous revenir sur les circonstances de la création de l’IDPA ?

L’IDPA, c’est le fruit d’une idée qui rencontre un homme, une vision. Philippe Lafarge souhaitait, pour préparer l'avenir du Barreau, créer une série d'instituts de formation des jeunes confrères dont la vocation serait de travailler sur de petits effectifs en visant le professionnalisme et l'excellence. Une vision assez élitiste, il faut bien l’avouer, dont il assumait la paternité avec une grande lucidité et une parfaite sérénité.

Vous remarquerez que l’expression même de « droit public des affaires » contient des termes relativement antinomiques, du moins à l'époque. Philippe Lafarge m’avait demandé de définir le droit public des affaires. C'était en 1988 un gageure mais je lui ai néanmoins soumis l’expression qu'il a immédiatement fait sienne. Aujourd’hui, je dirais que le droit public des affaires se caractérise par un certain regard appliqué au monde des affaires. C’est basiquement du droit public, mais un droit pratique, calé sur les pratiques et les réflexes du monde des affaires. Ce terme est, en quelque sorte, un trompe l'œil génial, amical et ironique.

L’IDPA n’était alors qu’un des trois « bébés » de Philippe Lafarge : il y avait également l’institut de droit social qui est mort-né, et l’institut de droit de l’informatique qui s’est rapidement transformé en master recherche à l’université Paris-Sud, trahissant ainsi ses origines.

L’institut a été conçu, dès le départ, comme une formation professionnelle ; c’était sa seule chance de survie. J’étais le seul universitaire « organique » dans ce projet. La philosophie de l’IDPA était de proposer une formation réalisée par des praticiens et pour les praticiens avec, à la clef, un stage de six mois obligatoire alors qu’à l’époque le stage n’était ni obligatoire ni même rémunéré. Les destinataires professionnels de cette formation ont donc pris en stage les élèves et les ont massivement recrutés. Les débouchés se sont spontanément ouverts car l’institut rompait avec le caractère aléatoire du recrutement sur CV.

L’autre grand pilier de l'institut a été Guy Braibant. S’il n’avait pas été là, l’institut n’aurait probablement pas vécu. Il a payé de sa personne. Chaque fois qu’il y avait des difficultés, il intervenait. Il n’existe pas beaucoup de traces publiques de tout ce qu’il a apporté à l’IDPA. Son dévouement envers l’institut se manifestait dans la discrétion, mais surtout à travers sa présence et sa confiance. Les jeunes confrères ne doivent jamais oublier les racines pour que l'arbre continue à porter du fruit.

Que retenez-vous de vos années à l’IDPA en tant que directeur ?

J’en retiens, comme souvent, que les premières années ont été les plus enthousiasmantes. Forcément, c’est la création ! J’en retiens également des contacts étroits avec des personnes de très haute qualité au niveau de l'équipe de formation. On ne peut naturellement tous les nommer mais quelques figures de proue émergent. Le contentieux administratif a toujours été animé par des magistrats des CAA et du Conseil d'État non seulement très compétents mais surtout passionnés. En droit européen, et pendant près de onze ans, Ronny Abraham (qui est le seul représentant de la France à la C.I.J. et qui la préside depuis février 2015) a dispensé des enseignements brillants dont tous les élèves ont encore le souvenir. Patrick Hocreitère a longtemps animé le droit de l'urbanisme et Sylvie Appèche-Otani lui a emboité le pas avec la même compétence, le même engagement et le même dévouement. Les marchés publics ont longtemps été marqués par la bienveillante mais rigoureuse présence de Pascale Leglise. Sans oublier Brigitte Vergilino qui, depuis plus de vingt ans, règne sur le droit fiscal en accomplissant l'exploit de faire aimer cette matière et même de convertir régulièrement quelques jeunes âmes à cette cause. J'ai enfin moi-même apporté mon écot à cette belle équipe.

Et des étudiants très motivés… D’ailleurs, les intervenants connaissaient individuellement les étudiants. Je connaissais moi-même chaque étudiant.

Pourquoi vous êtes-vous spécialisé en droit de l’environnement ? Qu’est-ce qui vous a donné goût à cette matière ?

La réponse est simple : par le plus grand des hasards.

J’ai d’abord été constitutionnaliste aux cotés de Georges Vedel et surtout du Doyen Pactet. C’est une matière noble. Mais c'est un peu une bulle intellectuelle qui éclate quand le réalisme frappe à la porte et qu’il faut tout simplement payer ses factures.

Du droit constitutionnel et du droit constitutionnel comparé, je me suis donc tourné vers le droit administratif puis, plus précisément, vers le droit des contrats, le droit de l’urbanisme, et le droit des marchés publics…

Et le droit de l’environnement est arrivé par hasard. À la fin des années 70, cette matière n’existait pratiquement pas. Il n’y avait pas encore de revues professionnelles spécialisées. La R.J.E. (NDLR : Revue juridique de l’environnement) est apparue dans ces années-là à Limoges – mais c’était très théorique. Il a fallu attendre les années 80/90 pour que se développent les contours d'une véritable matière.

J’ai ensuite contribué à la création et au développement du droit de l’environnement industriel, notamment avec la publication de mon premier traité, comme je l’ai fait pour le droit public des affaires. D’ailleurs, l’expression recourt au même type de trompe l'œil. Aujourd’hui, on fête le vingt-et-unième anniversaire du B.D.E.I. que j’ai créé en 1996 (NDLR : Bulletin du droit de l’environnement industriel) et qui est devenu l'une des revues de référence de l'environnement industriel.

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette matière, c’est la rencontre avec la science et les ingénieurs. Une fois qu’on y a gouté, on ne peut plus s’en départir. Aujourd’hui encore, je découvre des choses nouvelles en droit de l’environnement et travaille sur des dossiers qui me passionnent. Nous travaillons constamment avec les équipes techniques et c’est en fait le juriste qui en est le personnage structurant, le chef d’orchestre.

Le mélange du droit et de la technique est également très attirant pour les scientifiques. Ils aiment, de manière authentique, le raisonnement juridique ; ils sont souvent surpris et stupéfaits devant la manière dont nous structurons notre pensée. Ils sont très intéressés et très ouverts.

Seul, le juriste ne peut presque rien faire dans cette matière. C’est donc cette collaboration entre le juriste et l’ingénieur qui est passionnante. D’autant plus que l’industrie concentre une partie importante du savoir-faire français.

Êtes-vous satisfait de la trajectoire prise par la matière aujourd’hui ?

Non. La matière est affectée par l’inflation folle des textes environnementaux ! Une des sources principales de cette inflation est la transposition des textes de Bruxelles. Or, selon moi, en matière d’environnement, nous sur-transposons les textes.

Le code de l’environnement est aujourd’hui l'outil le plus conséquent, mais aussi le moins lisible et le moins accessible de notre arsenal juridique. Il y a trop de textes et trop de contraintes. Trop d’environnement tue l’environnement. Heureusement, il me semble que certains leaders politiques commencent – enfin – à regarder les choses avec davantage de réalisme. L'administration, de son coté, fait des efforts pour simplifier, mais on part de très loin...!

Après il y a la pratique. Et là on est tombé sur la tête. Je le dis régulièrement car je siège au Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques qui examine les textes en la matière. Nous voyons une foultitude d’arrêtés ministériels qui encadrent la pratique et à travers lesquels l’administration centrale veut ligoter l’ensemble des administrations déconcentrées ; des textes auxquels les préfets ne peuvent pas déroger. Une sorte de moule unique. Comme si les facteurs environnementaux étaient les mêmes à Paris et à Metz, que la valeur de l’eau et de l’air étaient similaires pour un entrepôt implanté au sud ou au nord de la France. Comme si les industriels devaient tous être traités selon un schéma et dans un environnement identique. Je pense que c'est une dérive regrettable et dommageable de notre droit industriel dont les racines et le génie propre s'ancraient dans une approche pragmatique des situations et une souplesse d'adaptation aux circonstances locales. Et tout cela au nom d’un pseudo-principe d’égalité.

Reste enfin le contentieux de l’environnement. Je regrette ici que les chambres des juridictions administratives n’aient pas les compétences suffisantes – et aussi le temps et les moyens – pour maitriser les textes, leurs répercussions pratiques et pour étudier à fond les dossiers dont les études peuvent être d'une taille imposante.

Quelle est votre vision sur le marché du droit public ?

Il ne faut pas confondre la matière et le sort économique qu’on lui a récemment réservé. Quand j’ai ouvert mon cabinet, il n’y avait pas de marchés publics des services juridiques. Les cabinets de droit public dignes de ce nom vivaient donc confortablement, sans pour autant s’enrichir déraisonnablement.

Puis a commencé la descente aux enfers avec la pratique systématique des appels d’offres – qui tend d’ailleurs à s’étendre à l’ensemble des compétences du barreau. À l’époque, j’avais attiré l’attention de l’Ordre sur ce sujet, et mes craintes se sont malheureusement concrétisées.

Il n’y a qu’à constater comment ont évolué les critères de ces marchés publics... En pratique, un seul critère a évincé les autres : celui du prix. La qualité ou la compétence ne comptent plus ou très peu. Le résultat est consternant. Tandis que des cabinets internationaux peuvent facturer 300-500 euros l’heure, voire beaucoup plus, certains cabinets français de droit public se rabattent sur des taux horaires nécrophages de 80 euros l’heure. Ces pratiques constituent une gangrène qui va tuer les publicistes et on voit qu'elle gagne déjà certains secteurs du droit privé ou des appels d'offres informels sont organisés pour faire chuter les prix.

Ce mouvement tue également la relation de confiance qui doit exister entre l’avocat et son client. Lorsqu'une collectivité territoriale choisit pratiquement son avocat sur le seul critère du prix, c’est la négation même du statut de l’avocat. On gomme totalement le critère de l’intuitu personae, du lien personnel, au profit d’un critère purement mercantile. On supprime l’indépendance, la compétence de l’avocat. Imaginez que la profession médicale suive la même voie, choisiriez-vous votre chirurgien sur appel d’offres ?

Je regrette donc que l’on ait abouti à cette situation. Il n'est pas sérieusement concevable qu’une collectivité ne puisse pas régler à son conseil un honoraire économiquement réaliste autour de 180 euros de l’heure.

Tout cela participe à une déstructuration mortifère et dangereuse pour les cabinets français spécialisés en droit public. Idéalement, il faudrait conduire une action forte, auprès des maires notamment.

Vous participez aux travaux de la Fondation pour le droit continental, pouvez-vous nous en parler ?

C’est vrai ! Nous y participons à travers un certain nombre de projets, dont l’Association Environnement France-Chine (EFC) que Manuel Pennaforte préside avec beaucoup d'énergie et de dévouement. Il y a des colloques, des contacts ; la Chine est très friande de notre système juridique. Au niveau de la diffusion des idées, c’est une bonne chose mais cela prend du temps.

Au niveau du cabinet, nous n’avons pas assez de relais, sauf à travers la Fondation pour le droit continental – mais celle-ci manque de moyens. Le barreau fait également ce qu’il peut à travers ses campus. J’ai moi-même participé à plusieurs campus. Il y a des effets d’annonce, mais dans un système où la communication et l’événementiel remplacent le fond, on a beaucoup de traces sur le sable, que la marée efface à chaque passage.

En matière d’enseignement, pour marquer une trace, il faut du temps, il faut répéter encore et encore, avant qu'un socle stable puisse se constituer.

Beaucoup ont pu constater – et j’en fais partie – que les universités de droit françaises sont probablement parmi les meilleures au monde. Mais cette qualité est gâchée par le fait qu’on mette plus de trente élèves dans une salle en espérant que l’enseignant les connaisse tous. C’est un environnement assez dilué et sans véritable moyen financier.

Votre cabinet a développé une activité à l’international, notamment en Chine…

Nous avons effectivement une activité à l’étranger, notamment à travers la Fondation France-Chine, une activité d’échange qui a un grand intérêt intellectuel – mais un faible intérêt économique. Beaucoup de cabinets qui se rendent en Chine y végètent ou en reviennent. Le vrai problème est que la Chine n’a, pour le moment, pas besoin du droit de l’environnement et elle n’en veut pas. La question qui se posera bientôt sera de savoir si les entreprises chinoises, quand elles s’intéresseront au droit de l’environnement, feront appel à des juristes français ou formeront eux-mêmes leurs juristes. Je pense que la seconde proposition sera privilégiée…

Après, il y a les rapports avec l’administration chinoise. En termes de business, c’est très difficile. Ils ont des problèmes majeurs, dont la pollution, mais n’ont pas vraiment besoin de nous. En réalité, ils ont déjà tous les textes – plus ou moins équivalents aux textes français – mais ne les appliquent pas. Ils n’ont pas les juges, l’administration, les fonctionnaires et les compétences pour le faire.

Quels conseils voulez-vous donner à un jeune avocat débutant dans la profession ?

Que recherche-t-on chez un jeune collaborateur ? Je recherche une culture et une curiosité intellectuelle, qui disparaît hélas de plus en plus. Je suis navré de voir que des juristes, notamment les jeunes, ne s’intéressent qu’au droit, et encore ! Celui ou celle qui rentre d’un week-end et qui n’a pas vu un beau spectacle ou un opéra, n'a pas poussé la porte d'un musée ou qui n’a pas fait une virée à la montagne, cela me laisse perplexe. J’attends des esprits ouverts, curieux, cultivés. Je pense qu’il faut faire autre chose que du droit, le croisement avec des lettres, de la philosophie ou de la musique par exemple est nécessaire, voire indispensable.

Devant les clients, qui sont souvent cultivés, le regard doit également être plus large que la question juridique. Il doit embrasser une compréhension de l’entreprise, de l’esprit juridique, de la direction juridique. Quand une entreprise a 300-400 juristes internes, la direction juridique est un univers en soi. Il faut essayer de comprendre cela. Pour résumer donc, la première chose que j’attends, c’est l’ouverture d’esprit et la curiosité.

Deuxièmement, la curiosité intellectuelle. C’est celle qui conduit à ouvrir une revue le samedi ou le dimanche, au lieu d'attendre passivement d’avoir un dossier pour découvrir la matière au dernier moment, en quelques clics si possible et sans aller voir la doctrine.

Troisièmement, il faut se sortir de cette manie, quand survient une question juridique, d’aller interroger internet plutôt que de faire marcher son cerveau. On dirait que l’idée se résume à chercher le bon mot-clef pour avoir une réponse immédiate. Ce faisant, on a la réponse mais pas le raisonnement : le gâteau sans la recette. Et les déceptions au rendez-vous...!

Aujourd’hui, comment peut-on donner envie aux jeunes d’utiliser une bibliothèque ? C’est un vrai sujet. Regardez les revues… Elles sont désormais divisées en « pavés », avec des codes permettant d’aller directement dans le pavé recherché. Ça, c’est la facilité mais aussi une traitresse complaisance. À la place d’un raisonnement construit, d’une conviction, à la place de la profondeur de la réflexion, on obtient des jeux questions-réponses sans échanges juridiques de fond.

Quatrièmement, j’observe parfois que les jeunes avocats ont trop souvent besoin de regarder leur montre… Celui qui se tient à des horaires de bureaux n’est, à mon avis, pas intéressé par la matière. On a alors au mieux d'honnêtes praticiens, mais pas de bons avocats.

À mon sens, il y a une incompréhension complète de ce qu’est une carrière juridique. Une carrière, c’est vingt ou trente ans de travail avec, en fin de parcours, l'espoir de voir le soleil se lever. Et ça n’arrive pas à tout le monde. Il y a beaucoup d’appelés et finalement assez peu d’élus. Mais ceux, en bout de piste, qui finissent par avoir un nom, se voient récompensés pour tout leur travail. Il peut y avoir des démarrages en flèche, mais il faut savoir combien de temps le rythme pourra être tenu. Il y a les fleurs du matin et les fleurs du soir. Et la mauvaise dorure ne tient pas et s’oxydera avec le temps.

In fine, se pose la question de ce qu’est le barreau pour ces avocats. Si c’est pour vivre dans des petites boîtes les yeux rivés sur son ordinateur, ça n’a qu'un intérêt marginal. Le barreau c’est découvrir des gens étonnants, souvent très généreux. Des gens qui donnent de leur temps, tant à leurs clients qu’à leurs collaborateurs. Mais aussi dans les cercles, etc. Les gens ne parlent pas assez souvent de leurs jardins secrets, alors qu'ils sont souvent immenses et très riches.