Extrait de la Gazette n°24 - Janvier 2017 - Propos recueillis par Mélanie Dinane et Christophe Farineau
Me Frédéric SICARD
Bâtonnier de Paris
Quel est, selon vous, le rôle essentiel du Bâtonnier ?
Il s’agit plutôt d’un rôle multifonctions qui se répartit entre la déontologie, la représentation, la discipline et toutes les questions liées à l’exercice de la profession.
Aucune tâche n’est donc privilégiée. Cependant, deux d’entre-elles me sont particulièrement chères, à égalité : l’accompagnement des jeunes avocats qui viennent de prêter serment et la fonction d’appui. Être bâtonnier, c’est avant tout être le bâton sur lequel on peut s’appuyer. Aussi, recevoir les confrères en difficulté pour tenter de trouver des solutions est la fonction la plus dure, mais également la plus satisfaisante.
Quelle est votre définition de l’avocat ?
Pour définir l’avocat, on utilise souvent le mot « ingénieur » que je n’apprécie pas. L’avocat est, selon moi, avant tout un médiateur qui fait notamment le lien entre les intérêts individuels et l’intérêt général. On pense ici bien sûr au droit pénal, qui concerne celui qui est mis en marge de la société. Mais on pense également à celui qui est licencié ou à celui qui a un différend avec l’État : à chaque fois, il y a une confrontation entre l’intérêt personnel et l’intérêt général.
L’avocat est également un praticien des sciences sociales dans la mesure où il faut, dans chaque espèce, intégrer la dimension humaine en se demandant à quel moment l’intérêt particulier ou l’intérêt général doit s’effacer. Le droit public est bien évidemment au cœur de cette problématique puisque la question de l’intérêt général y est omniprésente. D’une certaine manière, l’aspiration, le rôle du droit public dans la société est plus important encore…
Que pensez-vous de ce qu’il est convenu d’appeler « ubérisation » du droit ? Dans ce contexte, quelle est la plus-value de l’avocat par rapport à d’autres prestataires de services juridiques ?
Je crois que c’est une chance et qu’il ne faut pas surestimer ce phénomène : il ne s’agit pas d’une fin en soi, de l’avenir du droit, mais d’un outil qui nous obligera, à terme, à nous recentrer sur le cœur de notre métier : la stratégie.
En effet, c’est bien l’avocat qui est le plus à même de dire si l’application de telle règle est dans l’intérêt de son client ou non. Par exemple, en droit social, lorsque l’avocat se retrouve face à un client qui se sent harcelé dans son entreprise, il doit le conseiller en lui demandant ce qu’il veut - partir ou rester - et l’accompagner en fonction de cette réponse. En droit public, il faudrait l’accompagner en lui demandant, par exemple, s’il souhaite une indemnisation ou une remise en état. Une machine ne peut pas réaliser un tel accompagnement, se poser ces questions (où voulez-vous aller ? que voulez-vous vraiment ?) et détecter les vrais problèmes.
En somme, dès lors que la demande est sophistiquée le rôle de stratège, de médiateur est central. Il touche au cœur des femmes et des hommes…
On dit toujours que la plus-value de l’avocat, c’est sa déontologie mais il faut s’interroger sur ce que traduisent les règles éthiques. Ces dernières permettent d’avoir la confiance du client ; d’être son stratège afin de trouver le moyen de l’emmener vers le mieux pour lui, vers son bénéfice, avec beaucoup de mesure. Quelles que soient les pensées du client, l’avocat ne porte pas de jugement sur cela et analyse, au final, ce qu’on veut bien lui donner. C’est pour cela que notre serment contient tout.
Quels sont, d’après vous, les grands enjeux de la profession de demain ?
Nous ne pouvons pas comprendre cette profession si nous ne vivons pas la société dans laquelle nous sommes engagés. Il faut la comprendre ! À côté de la culture juridique, il faut donc acquérir une certaine culture générale, des compétences transversales. Ces dernières sont importantes et touchent, par exemple, au management des équipes, à la politique, etc. Aussi, au regard des questions qui se posent pour notre génération, notamment sur le sens de l’intérêt public, il nous faut appréhender cette culture du public pour comprendre ce dont on nous parle. Nous ne pouvons pas rester à l’écart de ces différents mouvements.
L’un des grands enjeux est donc de permettre aux avocats d’avoir une meilleure compréhension de cette société, en axant leur formation - notamment initiale - sur l’acquisition de compétences transversales qui leur permettront d’être de futurs stratèges.
Quel regard portez-vous sur la justice administrative ?
Je tiens à souligner qu’au regard du contexte actuel - l’état d’urgence -, si nous n’avions pas les magistrats administratifs et judiciaires que nous avons, nous serions actuellement sous une véritable dictature. Le travail de ces derniers permet actuellement une grande qualité de décision. Au regard de cette loi, ils ont protégé ce qu’est le sens de l’État, l’équilibre entre les intérêts personnels et l’intérêt général, et ils l’ont fait avec objectivité et cartésianisme.
Cependant, nous sommes également dans un contexte de budget dégradé. À ce niveau, je prône le rééquilibrage budgétaire en faveur de la justice car, au vu de notre PIB, nous ne sommes pas au niveau de ce qu’on est en droit d’attendre de la France. Nous n’avons pas le choix : la France ne peut pas jouer un rôle international sans garantir que les intérêts personnels soient protégés en cas de conflit.
Au final, j’ai l’impression que nous oublions l’essentiel : une nation se soude par la justice et cette dernière doit demeurer humaniste.
Certains avocats publicistes militent pour mettre fin à la mise en concurrence des avocats par les personnes publiques. Qu’en pensez-vous ? Que fait le Barreau de Paris pour éviter les prix anormalement bas de certains avocats ?
Comment peut-on espérer une société de droit en cassant les prix ?
En premier lieu, c’est une évidence que l’appel d’offres n’est pas compatible avec la qualité, surtout s’il s’agit d’un appel d’offres de droit commun où, du fait de l’importance du critère prix, le moins disant l’emporte, et ce y compris s’il répond en perdant de l’argent. Ce mode de sélection est donc incompatible avec une société de droit, car le droit à prix cassé n’est lui-même pas compatible avec un travail de qualité.
En second lieu, concernant les actions de l’Ordre à ce sujet : tout d’abord, chaque fois que nous le pouvons, nous dénonçons les appels d’offres avec des réponses fantaisistes - c’est-à-dire qui induisent des prix tels que la prestation ne pourra être fournie. Cependant, l’Ordre de Paris n’est compétent que pour le Barreau de Paris. Les Ordres de province doivent également se saisir du sujet.
Ensuite, comme je viens de le souligner, apprécier un appel d’offres sur un critère exclusivement économique est une absurdité ; le critère éthique et les critères professionnels sont bien plus importants à mon sens. Nous travaillons donc sur un moyen d’objectiver ces critères, ce qui prendra notamment la forme de l’élaboration d’une charte de qualité à laquelle adhèreraient les avocats. Cette dernière contiendrait des éléments tels qu’un engagement de déclaration de sous-traitance, mais aussi un engagement à la transparence, à la sincérité de la part des avocats quant au nombre d’avocats composant leur cabinet par exemple. Ce travail est actuellement mené par un groupe de réflexion à l’intérieur de la commission ouverte de droit public.
Enfin, comme vous le savez, nous avions également lancé une procédure européenne pour essayer de dire que la sur-transposition de la directive « marchés » constitue en réalité une violation de cette directive en ce qui concerne les marchés publics de services juridiques.
Quelle place pour la défense dans un contexte d'état d'urgence ? Quel rôle pour les avocats publicistes dans ce cadre ?
Cette place, les avocats l’ont trouvée eux-mêmes, au regard des lois liberticides récemment édictées.
Encore une fois, je tiens à rendre hommage aux magistrats judiciaires et administratifs, et je réitère que nous pourrions être en dictature sans ces derniers. Je pense notamment à Madame Catherine Champrenault, procureur général de Paris, ou encore au Procureur de la République de Paris, Monsieur François Molins, qui s’attachent à expliquer qu’il ne peut y avoir de détention préventive en dehors d'une procédure pénale et qu’on ne peut pas détenir quelqu'un avant qu'il ait commis une infraction. Ceci constitue le socle de notre État de droit.
Cependant, actuellement, trop de juges administratifs acceptent des notes blanches des services de renseignement. Les publicistes vont devoir s’interroger sur la valeur de ces notes blanches et sur le problème de leur authentification (lorsque ces dernières ne sont, par exemple, pas signées).
Comment expliquez-vous que beaucoup de jeunes avocats quittent prématurément la profession ?
Cela s’explique car il s’agit d’une profession extrêmement dure et exigeante intellectuellement. Il s’agit également d’une profession injuste : nous sommes actuellement bien trop nombreux dans certaines spécialités. A contrario, nous ne formons pas assez là où il y a des besoins : en droit public, fiscal, social…
Quels conseils voulez-vous donner aux avocats qui viennent d’intégrer la profession ?
Tout d’abord, faites ce qui vous plait ! Il faut faire des choix et vivre la profession avec passion, être motivé !
Ensuite et comme dit précédemment, pour résister dans ce métier, il faut une culture générale. Sans cela, on ne peut pas résister car on ne peut pas s’intéresser à l’autre. Deux erreurs sont communes à mon sens : ne pas s’intéresser à l’autre, mais aussi se prendre pour l’autre…
Enfin, il faut accepter de se spécialiser ; nous assistons aujourd’hui à une hypertrophie du droit et nous ne pouvons pas tout savoir… Or, si l’on ne peut éviter l’hypertrophie, nous pouvons la canaliser en se spécialisant. C’est finalement une des chances de notre génération, d’où la mise en place de parcours spécialisés à l’École de formation professionnelle des barreaux de la Cour d'appel de Paris, qui sont pour moi indispensables.