Extrait de la Gazette n°29 - Octobre/Novembre 2017 - Propos recueillis par Félix Giboire et Mike Gilavert
Monsieur le Conseiller d’État, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs, leur exposer votre parcours ?
Après des études de sciences politiques, d’histoire et de droit, j’ai passé l’ENM. J’ai occupé les fonctions de juge d’instruction spécialisé en affaires financières au Tribunal de grande instance de Pontoise, puis ensuite au Tribunal de grande instance de Paris.
En parallèle, j’étais secrétaire général du syndicat majoritaire : l’Union Syndicale des Magistrats (USM).
Fin 1991, j’ai souhaité quitter mes fonctions de juge d’instruction. J’ai exercé pendant sept ans et demi en tant que conseiller juridique au secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI), devenu secrétariat général des affaires européennes. C’est une structure intégrée au cabinet du Premier ministre qui gère les relations entre la France et l’Union européenne.
Sept ans et demi plus tard, j’ai intégré le Conseil d’État, parce que, là encore, je me trouvais un peu à l’étroit dans mes fonctions. Je l’ai intégré par le tour extérieur. Pour entrer au Conseil d’État, deux voies sont possibles : soit en sortant parmi les premiers de l’ENA, soit au tour extérieur, lequel connaît plusieurs configurations. Il y a un premier tour extérieur pour les conseillers de tribunaux administratifs et cour administratives d’appel, et un second pour des personnes issues de cabinets ministériels ou du secrétariat général du gouvernement. J’étais le premier à sortir hors ces chemins habituels, en venant du SGCI et en tant que spécialiste des affaires communautaires.
Votre parcours est atypique au regard de votre début de carrière en tant que magistrat judiciaire, pour ensuite intégrer la juridiction suprême de l’ordre administratif. Qu’est-ce qui a inspiré cette transition ?
J’ai eu une très forte envie de faire la magistrature au milieu des années 1980. Au bout de six ans et demi de magistrature, j’avais une certaine lassitude de mes fonctions juridictionnelles. J’ai beaucoup aimé mes fonctions au SGCI. C’était passionnant de voir l’Europe se construire. J’ai arrêté au moment où j’arrivais à deviner ce qu’allaient me dire mes partenaires allemands, belges ou italiens. Ce qui est amusant c’est l’aspect ludique du travail.
Je me suis battu pour rentrer au Conseil d’État. J’y suis très attaché. Je pense que c’est une « forge des valeurs républicaines ». C’est là que vous avez une certaine élite, dans le bon sens du terme, qui veille à ce que notre État fonctionne bien, au profit de tous.
Depuis 2014, vous êtes délégué au droit européen à la section du rapport et des études du Conseil d’État. Pouvez-vous présenter ce rôle ?
J’ai la charge de quatre missions principales.
D’abord, je rédige, avec mes stagiaires, une synthèse mensuelle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), de la Cour de justice ainsi qu’un relevé de l’ensemble des questions préjudicielles posées par l’ensemble des Cours suprêmes en Europe. Je fais un choix assez sévère des décisions ou arrêts commentés, parce que j’essaye de ne prendre que celles comportant un apport. Tout en faisant cela, nous arrivons facilement à 60-80 pages de références tous les mois, y compris les conclusions des avocats généraux. À ce propos, je rappelle à mes collègues qu’il faut faire attention à ce qui est évoqué par les avocats généraux. Si leur solution n’est pas suivie lors de l’affaire sous laquelle ils ont rendu les conclusions, elle influencera sans doute une affaire suivante. Il y a un rôle de construction de la jurisprudence par les avocats généraux de la Cour de justice qui est très important. De plus, cela retranscrit l’esprit, les débats qu’il y a au sein de la Cour de justice.
Cette synthèse jurisprudentielle est distribuée à tous les magistrats administratifs de France.
Pour vous, jeunes avocats, c’est par le biais de questions préjudicielles posées aux juridictions que vous pourrez susciter des débats et inspirer de nouveaux positionnements. La jurisprudence européenne, encore plus qu’au niveau nationale, est loin d’être immobile. Il y a en effet une adaptation - quasiment en temps réel - de la jurisprudence de la Cour de justice aux phénomènes économiques.
La délégation au droit européen réalise également des mémos à destination de l’ensemble des magistrats administratifs, portant sur des questions juridiques répétitives. Nous avons produit trois mémos depuis deux ans et demi : l’un sur les aides d’État, le suivant sur la directive conformité technique et le dernier sur le droit des étrangers eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est un travail important et qui est écrit pour mes collègues et donc très pratique.
De plus, la délégation rédige pour les membres des sections administratives du Conseil d’État des notes concernant des projets de décret ou projets de lois qui présentent des difficultés au regard du droit de l’Union ou du droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Nous avons ainsi établi une base de données avec toutes ces notes, à destination des seuls membres du Conseil d’État.
Enfin, je donne également des cours à des magistrats administratifs au sein du centre de formation de la juridiction administrative.
Vous êtes responsable des relations entre l’École de formation des barreaux de la Cour d’appel de Paris (EFB) et les juridictions administratives d’Île-de-France. Pouvez-vous nous indiquer en quoi consiste cette responsabilité, et quels enseignements peuvent en ressortir tant pour les avocats que pour les juridictions ?
Dans le prolongement de mes fonctions, je travaille pour l’EFB et tous les élèves-avocats. L’objectif est d’européaniser la formation. Je travaille aux côtés de Me Jean-Marc Peyrical pour le droit administratif. Je gère les stagiaires élèves-avocats au sein de la juridiction administrative pour la région parisienne (hors cour administrative d’appel de Versailles) et recrute des magistrats pour les foisonnements administratifs. Je veille à renforcer la place des publicistes au sein du barreau.
Ce qui est fondamental, c’est d’essayer de mieux se comprendre. C’est particulièrement valable dans les matières que j’exerce, c’est à dire droit européen au sens large (Union européenne et CEDH). Si les avocats sont mal formés, ils ne s’appuieront pas sur les bons moyens. Or, concernant le droit de l’Union, de la CEDH ou plus largement le droit international, il ne s’agit pas de règles d’ordre public que le juge peut soulever d’office en cas de carence des parties.
Plus largement, je pense véritablement que la Justice est un projet collectif. J’ai toujours été frappé, notamment lorsque j’étais en juridictions civile et pénale, par le fait que tout repose sur la bonne intelligence entre les acteurs juridictionnels. Une bonne justice est celle qui est bien rendue, mais aussi bien préparée.
Je crois que le challenge qui est le vôtre comme jeune avocat en droit public, est de très bien connaître les jurisprudences. Mais il y a aussi tout un travail consistant à habiter littéralement la loi, habiter les dossiers et aider le juge à prendre sa décision. La qualité de la justice repose sur une co-production.
Tout comme les avocats, les magistrats ont à faire face à une masse colossale de travail. Celui qu’il faut convaincre, c’est le magistrat. Il faut donc savoir comment il fonctionne, comment il pense, bien maîtriser la jurisprudence. Ne citer que des arrêts inédits sans citer d’arrêts majeurs laisse penser que les conclusions ont été préparées « sur un coin de table ». Ce n’est pas agréable de perdre une affaire, c’est la même chose pour un rapporteur lorsque la chambre ne suit pas son avis. Mais il faut impérativement tirer le suc de ce qu’il s’est passé. Je dis toujours que se tromper ce n’est pas un problème, les erreurs ne sont pas un problème, ce qui importe c’est l’échec, c’est-à-dire recommencer la même erreur.
C’est pour ces raisons que j’interviens auprès de l’EFB. Des avocats mieux formés participeront de la qualité de la justice. La qualité, cela s’apprend très tôt. Cela s’apprend aussi en juridiction. Je n’imagine même pas un avocat en droit public – et c’est également vrai en droit privé - qui n’ait fait un stage en juridiction administrative avant de se lancer.
Il y a un devoir de l’institution, de l’EFB et de la magistrature administrative de vous aider. Nous sommes dans un « éco-système » au sein duquel les magistrats et avocats doivent tous deux être performants.
Plus le système est transparent et stable juridiquement, plus il y a une cohérence et plus l’activité économique peut se développer. Il faut des juridictions de qualité et un barreau qui défend les droits dans des conditions monétaires, financières et juridiques de bonne qualité. Il y a donc une solidarité, une synergie entre nous qui est énorme.
Est-ce que vous pensez que l’on pourrait s’inspirer de ce qui se fait à l’ENM, qui inclut un stage obligatoire en cabinet d’avocat, en prévoyant dans la formation des écoles d’avocats un stage obligatoire en juridiction ?
La possibilité que des élèves avocats traversent la scolarité de l’EFB, sans avoir vu un magistrat en dehors des foisonnements, est une aberration. Celui ou celle que vous avez à convaincre c’est un magistrat. Il faut donc essayer de comprendre comment il prend un dossier, ce qu’il y regarde et quelle est sa grille de lecture. La juridiction administrative a pris à cet effet « dix engagements » envers les stagiaires, par exemple afin qu’ils traitent plusieurs matières différentes durant leur stage.
Vous intervenez en tant qu’enseignant mais également comme chroniqueur auprès de différents médias. Sur ce deuxième point, il est peu habituel qu’un Conseiller d’Etat intervienne sur la scène médiatique, avez-vous des remarques à ce sujet ?
J’interviens dans les médias, mais pas en tant que Conseiller d’État.
J’interviens comme universitaire ou expert sur une question. Je n’ai aucun titre ou aucune compétence pour intervenir au titre du Conseil d’Etat.
Étant spécialiste du droit européen, quelle est selon vous la place du droit public français dans le droit européen, son impact sur le droit européen, et son avenir ?
Il est vrai que le droit public est l’un des domaines où la France a pu se positionner le plus efficacement au niveau de l’Union européenne, mais je ne limiterai pas mon propos au droit public. Le droit de l’Union n’est pas syncrétique. Ce n’est pas une espèce de marmelade des droits, il est en permanence fondé sur le benchmarking, c’est-à-dire qu’un droit national performant est généralisé par l’intermédiaire du droit européen.
Je dirai donc que c’est un profond indice de la qualité d’un droit national que de voir la place qu’il occupe au niveau du droit européen. Le droit européen est le droit de l’excellence nationale. Si votre droit national est performant et efficace, qu’il appréhende les choses, il va s’européaniser, c’est-à-dire qu’il sera repris par les normes de l’Union.
Que pensez-vous de la rédaction des décisions des juridictions européennes, extrêmement motivées par rapport au synthétisme des décisions des juridictions françaises ? N’y a-t-il pas dans le second cas le risque d’une justice difficile d’accès pour le justiciable ?
Le droit n’est pas écrit pour la population. Mais il peut être écrit de manière claire, ce n’est pas la même chose. Lorsqu’un médecin fait une opération, le patient ne peut pas comprendre tout ce qu’il se passe. Il en est de même pour un arrêt. Bien qu’il y ait une pédagogie de l’arrêt et que les magistrats fassent des efforts pour qu’il y ait une rédaction plus lisible, il reste 20% de celui-ci pour lesquels il faut être maitre de l’art pour comprendre ce qui en découle. A mon sens, la clarté, la transparence, la visibilité du droit passent à la fois par une pédagogie du juge dans son arrêt, mais aussi du conseil qui doit prendre le temps d’expliciter à son client la portée de la décision. La compréhension du droit par les justiciables est, là encore, une coproduction entre les magistrats et les avocats.
Quel est l’accueil réservé au droit européen au sein du Conseil d’État, de votre point de vue ? Qu’en est-il des avocats publicistes ?
Énorme ! Le réflexe européen est très ancré au Conseil d’État, en sections consultatives comme en section contentieuse. Il y a une réelle culture européenne.
Comme je le disais, le droit est une coopération, une coproduction. Par exemple, si l’avocat ne soulève pas devant une juridiction nationale un moyen de droit européen, il ne pourra pas faire de recours devant la CEDH en se fondant sur ce moyen. Il faut comprendre quelle est la responsabilité de l’avocat à l’égard de son client. Je crois que cela part de la très mauvaise appréhension de la place du droit européen : quelle est sa fonction, comment s’y référer, comment l’utiliser ?
Quels sont les échanges qui pourront intervenir entre le droit européen et le droit public français ? Doit-on craindre une disparition à terme du droit national ?
Sur la disparition, la réponse est non. Pourquoi ? Pour tout ce qui concerne les droits fondamentaux, le juge de première instance, le juge de droit commun est le juge national. Ce n’est que l’incurie des systèmes nationaux qui engorge les tribunaux européens. Si les systèmes nationaux fonctionnent, il n’y a pas besoin ni obligation d’aller à Strasbourg ou à Luxembourg. Le droit national garde une marge ou portée importante.
Auriez-vous un conseil pour les jeunes avocats publicistes ?
Je donnerai trois conseils.
D’abord, c’est de bien arriver à cerner l’interprétation « légitime » de la jurisprudence administrative. Cela passe par la doctrine, qui a un rôle particulier en droit public. La partie du rapport annuel d’activités du Conseil d’État réservée à la section du contentieux est le fruit d’un travail très intense. Elle permet d’avoir une analyse très précise des tendances, de ce qui intéresse les magistrats et comment ils réfléchissent. Par ailleurs, la juridiction administrative s’est ouverte et a fourni des outils incroyables (arianeweb par exemple). Enfin, je pense qu’un avocat qui n’est jamais allé en juridiction avant de prêter serment est mal parti !
Deuxième point, il faut rentrer dans des associations professionnelles, pourquoi pas syndicales : droit des énergies, aides d’État, transport, etc. afin de voir d’autres professionnels. C’est quelque chose d’extrêmement intéressant. Cela permet de voir immédiatement ce qui se passe, les domaines qui montent, de rencontrer les professionnels de la doctrine, des juridictions, d’autres confrères. Vous savez que le droit fonctionne de plus en plus en sous-niches. Il faut rentrer dans une catégorie. Ces associations sont d’ailleurs très actives dans le domaine du droit public. C’est un peu une culture.
Le troisième élément est le « réseautage » au sens positif du terme. Si j’étais à la place des élèves-avocats, j’essaierais de développer la place du droit public dans le droit national. Vous rendez-vous compte, avocats publicistes, des chantiers qui n’ont pas encore émergé, de tout ce qui va être l’activité économique régionale ? Il faut avoir, tout comme certains de vos jeunes confrères en droit privé, une perspective, une prospective et essayer de conquérir les marchés. Mais pour cela il faut d’abord les connaître, puis ne pas hésiter à rencontrer les directeurs juridiques de régions, de gros groupes publics.
Vous êtes à mon sens sur un créneau qui a longtemps été minorisé alors que c’est un créneau majeur du droit. Le droit public est le squelette, la colonne vertébrale du droit de la concurrence, du droit économique. Vous allez avoir une vie professionnelle extrêmement intéressante.