M. Emmanuel ROLLIN, Directeur Juridique Bâtiment et Développement Immobilier de Bouygues Construction

Extrait de la Gazette n°24 - Janvier 2017 - Propos recueillis par Christophe Farineau et Victoria Goachet

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M. Emmanuel ROLLIN

Directeur Juridique Bâtiment et Développement Immobilier de Bouygues Construction

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques mots ?

Depuis le premier novembre 2016, je suis Directeur Juridique Bâtiment et Développement Immobilier. Ma mission consiste à organiser et coordonner l’activité de la filière juridique au sein des différentes entités du groupe actives en matière de bâtiment et de développement immobilier. Cela représente un effectif d’environ 80 personnes si l’on inclut les juristes, les contract managers et les assistantes para-legal.

Plus précisément, je dois faire converger les pratiques, les doctrines et les outils des juristes des différentes entités afin d’accroître encore la diffusion des savoir-faire et améliorer la qualité de nos interventions. Nous devons également profiter de ce périmètre élargi afin de proposer une expérience professionnelle plus attractive pour nos collaborateurs. Cette nouvelle organisation doit en effet permettre de faciliter les mobilités et les propositions d’expériences nouvelles pour les équipes.

Outre les missions strictement juridiques, nous sommes également en charge de l’éthique et de la conformité. Le groupe a développé une politique très volontaire dans ces domaines depuis le milieu des années 2000 et nous allons devoir maintenant nous adapter aux conséquences résultant de l’adoption de la Loi Sapin II.

J’ai commencé ma formation universitaire au sein de l’université Lyon III où, après un échange avec l’Université de Constance en Allemagne, j’ai obtenu des diplômes de droit comparé, de droit allemand ainsi qu’un DEA de droit des affaires. J’ai ensuite poursuivi mon parcours d’étudiant par un DJCE/DESS en droit des affaires internationales à la faculté d’Aix-en-Provence. L’ouverture à d’autres systèmes juridiques que le système français a été un choix et une opportunité qui m’ont permis d’intégrer ensuite Bouygues Travaux Publics comme stagiaire puis collaborateur.

Chez Bouygues Travaux Publics, j’ai eu la chance d’intervenir comme juriste international soit dans des projets classiques de design & build soit dans des projets concessifs pour lesquels, outre l’implantation dans un pays étrangers, il fallait mettre en place l’ensemble de la documentation industrielle et financière. J’ai eu la chance de travailler sur des projets en Amérique Latine, dans les Caraïbes (autoroutes de Jamaïque), en Afrique et en Corée du Sud, pays dans lequel j’ai séjourné presque 2 ans pour un projet de pont en concession (Massan Bay Bridge).

J’ai ensuite changé de poste et de continent en devenant directeur juridique de Basil Read Holdings, qui était à l’époque la filiale de Bouygues Construction en Afrique du sud.

Fin 2004, je suis rentré en France pour prendre en charge, au sein du service juridique holding, la campagne des PPP hospitaliers.

Ma vie professionnelle a encore évolué lorsqu’en 2006 on m’a demandé de créer la Direction Juridique de Bouygues Entreprises France-Europe. Cette entité rassemble les filiales bâtimentaires de Bouygues Construction actives en région, en Suisse, en Belgique et en Espagne. Dans ce cadre, où les équipes pluridisciplinaires sont basées dans chaque filiale, j’ai créé un pôle spécialisé de juriste en financement de projet.

Comme vous pouvez le constater, j’ai eu le privilège de réaliser l’ensemble de ma carrière au sein de ce groupe - depuis mon stage de DESS à mon poste actuel - tout en ayant des responsabilités très diverses. La mobilité est pour moi un facteur essentiel d’épanouissement et de progrès professionnel. La remise en question régulière des certitudes est une nécessité.

Comment se porte l’investissement en France ? La réforme de la commande publique peut-elle jouer un rôle dans la reprise de l’économie ?

Je ne vous livrerai pas de grandes analyses économiques. La situation est diverse selon les marchés que l’on considère (marchés publics, privés, bureaux, logements, aire géographique….).

La réforme de la commande publique a eu le mérite de clarifier et d’unifier les régimes, ce qui va permettre aux donneurs d’ordre de choisir entre les différentes procédures d’adjudication essentiellement en fonction de leurs besoins et non de contraintes inhérentes à telle ou telle procédure.

Cette réforme a surtout le mérite de promouvoir les contrats globaux financés ou non qui sont des modes de dévolution privilégiant les aspects qualitatifs. Des entreprises comme les nôtres, qui veulent assurer les meilleurs standards de construction à leurs clients et une prise en compte du coût global de l’ouvrage (construction mais aussi entretien et maintenance comme performance énergétique), pourront mieux s’exprimer dans ce type de contexte que dans le cadre de procédure où le seul prix de la construction est l’élément déterminant.

On peut également apprécier la dédramatisation du partenariat public-privé opérée par cette réforme. Par les mécanismes correctifs mis en place tel que le contrôle de soutenabilité économique, cette réforme devrait permettre un renouveau de ces procédures.

Plus généralement, quel est, selon vous, l’intérêt de recourir au marché de partenariat ?

Le marché du partenariat public-privé a souffert de quatre ou cinq dossiers malheureux alors qu’on ne parle que rarement - voire jamais - des quelques deux cents autres projets qui se sont parfaitement déroulés. On observe d’ailleurs, dans ce type de contrat, une satisfaction de l’ensemble des partenaires du projet, que ce soit des personnes publiques, des administrés ou des entreprises qui ont œuvré à sa réussite.

Le marché de partenariat a en effet pour lui le fait de permettre le développement de projets dans des délais maitrisés avec une qualité de produit avérée. De plus, et c’est là je pense le plus grand atout du PPP, le marché de partenariat permet par les obligations qu’il impose à l’opérateur privé en matière d’entretien-maintenance, de garantir la pérennité de l’état et de la qualité de service dans les ouvrages construits.

Nous n’avons pas encore assez de recul en France à ce sujet, mais pour avoir visité certains ouvrages construits au début des années 2000 par Bouygues Construction en Angleterre tels que le Home Office, je peux témoigner du fait que c’est bien là que réside l’intérêt des marchés de partenariat pour les clients publics, leurs collaborateurs et les usagers.

Quelle est, selon vous, la clé d’un marché de partenariat réussi ?

La réussite d’un marché de partenariat dépend avant toute chose de la bonne définition de ses besoins par le client. Le programme sur la base duquel la procédure va être lancée doit être mature.

Ensuite, la qualité du dialogue est essentielle. Il faut que le client fasse des commentaires complets et sincères afin que le candidat puisse faire progresser son projet tout au long du dialogue. Le dialogue qui se résume à un échange de politesses ne sert à rien. Il crée des frustrations et ne permet pas la bonne élaboration des projets en vue de l’offre finale.

Enfin, il faut que le contrat soit équilibré. Le bon contrat est celui qui positionne les risques dans le champ de celui qui pourra le mieux les gérer et non le contrat qui met tous les risques à la charge de l’une ou l’autre partie. Demander à l’opérateur privé de supporter le risque de recours à l’encontre du projet comme on peut encore le voir quelque fois n’est pas raisonnable. Le choix de faire le projet et du mode de dévolution sont des choix faits par le donneur d’ordre.

Espérons que les projets qui seront lancés sous l’empire de l’ordonnance éviteront les dérives auxquelles nous avons assisté ces dernières années.

Pouvez-vous nous parler de quelques projets phares de Bouygues construction ?

L’activité de Bouygues Construction a récemment pris un virage : notre chiffre d’affaires international est maintenant supérieur à celui réalisé en France.

Dans le domaine bâtimentaire, nous nous développons de plus en plus dans la création ou la rénovation de quartier et de façon plus générale dans le développement immobilier. De façon plus classique, nous sommes très actifs sur le marché de la conception-réalisation, des projets en conception-réalisation-maintenance et nous travaillons tant en termes de recherche que dans le cadre des projets que nous gagnons afin d’améliorer la performance énergétique de nos ouvrages. La rénovation de l’habitat est également un secteur en voie de développement.

Au titre des chantiers phares de Bouygues Construction en matière de Développement Immobilier, j’évoquerai quatre projets qui me tiennent particulièrement à cœur dans la mesure où il s’agit pour chacun de réinventer la ville, ce qui, au-delà des problématiques juridiques passionnantes et complexes que cela soulève, est une vraie satisfaction intellectuelle.

Le premier projet que je souhaite vous décrire est le programme « Greencity » qui est en cours de réalisation dans l’agglomération de Zurich. L’idée, présente dès le début des années 2000, était de créer un quartier neuf sur une ancienne friche industrielle et qui n’avait plus vocation à perdurer puisque l’activité avait définitivement été stoppée.

Il ne s’agissait pas simplement de faire sortir de terre un quartier entier. Il y avait également une véritable volonté d’insérer le projet dans un cadre de développement durable, de créer un nouveau mode de vie par la construction d’un éco quartier. Concrètement, ce projet s’inscrit dans une démarche d’optimisation énergétique, d’infrastructures urbaines respectueuses de l’environnent et de mixité sociale. Ainsi, l’électricité du quartier sera 100 % renouvelable, les transports en commun seront omniprésents pour éviter toute utilisation de la voiture, enfin le quartier mélangera les espaces de bureaux, d’habitations, de commerces et d’infrastructures publiques - comme une école.

Le deuxième projet, connu sous le nom de « Projet XXL », est lui développé à Marseille par Linkcity Sud-Est (Bouygues construction) en groupement avec Bouygues Immobilier. Contrairement à la Green city de Zurich où il s’agissait de créer de toute pièce un quartier, la rénovation voulue par l’Etablissement Public Euroméditerranée et la Ville de Marseille s’inscrivait dans un double objectif. D’une part, réhabiliter matériellement, esthétiquement et fonctionnellement ce quartier, et, d’autre part, améliorer le cadre de vie des habitants tout en apportant de l’activité économique.

Le projet de la Colline des Mathurins à Bagneux est également un bon exemple. L’ambition est de transformer un site historiquement clos en un quartier durable et ouvert sur la ville. A terme, il est prévu que le site, qui développera environ 300 000 m2, accueille 6 500 habitants, au moins 4 000 emplois et 1 200 lycéens. Sa programmation ambitieuse et sa localisation exceptionnelle, à 3 km de Paris et sur un Belvédère, préfigurent la dimension métropolitaine du projet.

Enfin, Linkcity a été désignée lauréate du projet multi-produits d’îlot Fertile sur le Triangle parisien Éole Evangile dans le cadre du concours « Réinventer Paris ». Linkcity s’est entourée de partenaires de choix pour créer le premier quartier Zéro Carbone de la capitale. Il alliera qualité de vie et respect de l’environnement, à travers quatre axes majeurs d’innovation : diversité programmatique exceptionnelle, place centrale donnée à la nature, empreinte carbone nulle et animation continue.

Ces projets présentent un double intérêt. Un intérêt humain tout d’abord puisqu’il s’agit de contribuer à la rénovation urbaine et améliorer le cadre de vie des citoyens vivant dans les villes. Un intérêt intellectuel et juridique ensuite puisque les problématiques traitées sont à la fois très intéressantes et complexes. Il s’agit notamment d’aider le client à faire de l’aménagement à grande échelle tout en prenant en compte les difficultés de construction et celles liées à la vie du quartier.

Ces nouvelles activités impliquent également une évolution de nos pratiques puisque le constructeur ne peut plus agir seul. Proposer un nouveau mode de vie implique de faire intervenir de nombreux prestataires auxquels nous n’avions pas l’habitude de recourir. À titre d’exemple, nous avons beaucoup échangé et travaillé avec des entreprises du monde de l’énergie, de la communication, des transports… Ceci afin de créer et de proposer le projet le plus complet possible.

Bouygues a internalisé la fonction juridique. Pouvez-vous nous en parler ? Quelles sont pour vous les qualités essentielles d’un avocat ? D’un juriste ?

Aujourd’hui, le groupe Bouygues Construction a fortement développé la filière juridique.

La stratégie adoptée consiste essentiellement à positionner les juristes en préventif et en ingénierie. Nous demandons à nos équipes juridiques d’être capables de proposer des solutions innovantes aux clients et aux opérationnels en termes de montages, de pouvoir ensuite les négocier avant de faire de la gestion contractuelle de manière intelligente tout au long du dossier. Le juriste doit par conséquent avoir une capacité d’intégration forte. Il doit être un juriste de terrain, un juriste opérationnel.

Nous privilégions ainsi l’intervention amont des juristes. L’activité contentieuse est particulièrement réduite.

Les qualités attendues sont l’ouverture d’esprit et la capacité à s’intégrer au sein d’équipes dont le cœur de métier n’est pas le droit, la capacité d’écoute car pour proposer des solutions il faut savoir entendre les besoins exprimés et l’efficience : le droit ne doit pas être un art mais bien un outil au service de l’entreprise.

Nous avons recours aux conseils externes dans principalement trois situations :

Nous recourrons aux avocats lorsque nous avons besoin d’une expertise particulière. Nos juristes sont amenés à traiter l’ensemble des problèmes juridiques de l’entreprise mais leur expertise ne saurait couvrir intégralement le champ des activités du groupe. Régulièrement, nous sollicitons donc l’avis de professeurs de droit ou d’avocats qui ont une véritable expertise. C’est d’autant plus vrai dans les domaines du droit des contrats publics, du droit pénal, du droit de la concurrence ou encore de la propriété intellectuelle.

Nous avons également noué une étroite collaboration avec nos conseils en ce qui concerne l’élaboration de financement de projets.

Enfin, nous faisons appel aux avocats lors des contentieux. Nous disposons de cabinets référencés, usuels et spécialisés dans leurs domaines. Il revient alors aux juristes de valider la stratégie de défense proposée ainsi que de coordonner l’interface entre l’entreprise et l’avocat.

Il existe une complémentarité bien réelle entre la profession de juriste et celle d’avocat. J’attends d’ailleurs de mes conseils qu’ils aient une capacité - même lorsqu’ils sont consultés en tant qu’experts - à formuler un avis opérationnel. Il est impératif pour moi qu’ils comprennent la problématique opérationnelle et qu’ils proposent une solution pratique.

Que pensez-vous de la création d’un statut de l’avocat en entreprise ?

Je crois que la question n’est pas de savoir s’il y aura un rapprochement des statuts des avocats et des juristes mais quand il aura lieu.

Le développement des exigences en matière de conformité et d’éthique rend cette évolution inéluctable. Cette évolution participera d’ailleurs à la progression des comportements. Il faut en effet que nous puissions bénéficier du secret des échanges avec nos collègues de façon à ce qu’ils viennent nous voir sans entrave dès qu’ils s’interrogent sur une situation.

Ce rapprochement peut susciter des craintes dans les barreaux, mais je suis convaincu qu’elles sont infondées. Nos deux professions répondent à des besoins différents qui le resteront et sont complémentaires chaque fois qu’elles se croisent. Ce n’est pas parce que nos professions se rapprocheront que nous irons plaider à la place de nos avocats actuels. La plus-value des conseils avec lesquels nous travaillons est l’expertise que ce soit dans le conseil ou dans l’art de plaider et ceci ne changera pas.

La solution du rapprochement de nos professions est déjà retenue dans de nombreux pays. Je constate que la plupart de mes collaborateurs étrangers ont un statut leur permettant de préserver le secret des échanges. Ils sont, bien évidemment, soumis à un régime particulier car ils n’exercent pas ou plus cette profession, mais l’ensemble des documents qu’ils produisent pour le compte de l’entreprise est protégé par le secret. Je pense que ce sont des raisons pratiques qui feront évoluer les choses et non des combats idéologiques.

Nous souhaitons, pour terminer cet entretien, que vous nous parliez à la fois de ce qui vous plaît dans votre métier et que vous prodiguiez quelques conseils aux étudiants qui souhaitent devenir juriste en entreprise ?

L’attrait principal de mon métier est qu’il est extrêmement varié. Que ce soit dans la mobilité que propose un grand groupe comme Bouygues construction – j’ai eu la chance d’occuper cinq postes en 18 ans -, que dans les activités relevant du périmètre de chacun de mes postes ou encore dans les responsabilités qu’il peut donner même à un débutant.

Cet élément, qui me motive chaque jour, se retrouve dans les qualités que j’attends au sein des équipes : curiosité, agilité, humilité et sens du service. Il faut toujours garder à l’esprit que nous sommes au service d’une entreprise et que nous devons apporter des solutions opérationnelles. Le droit n’est pas le core business de l’entreprise dans laquelle je travaille, il s’agit avant tout d’un outil au service des autres corps de métier.

J’incite également tout étudiant à tenter des expériences internationales, tant dans la vie universitaire que dans la vie professionnelle. Etudier ou travailler à l’étranger permet de se confronter à d’autres cultures, juridiques notamment. En plus de découvrir une autre façon de penser et de concevoir le droit, cela permet également de s’ouvrir et de s’adapter plus facilement aux évolutions.