M. Patrick FRYDMAN, Conseiller d'État, Président de la Cour administrative d'appel de Paris

Extrait de la Gazette n°23 - Novembre 2016 - Propos recueillis par Christophe Farineau et Nicolas Keravel

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M. Patrick FRYDMAN

Conseiller d'État, Président de la Cour administrative d'appel de Paris

Il nous semble que l’on assiste actuellement à un double mouvement caractérisé, d’une part, par l’extension de l’office du juge administratif (NDLR : cf. CE Ass., n° 368082, 21 mars 2016, Fairvesta International GMBH) et, d’autre part, par une volonté de mieux circonscrire la recevabilité des différents recours par l’intérêt à agir ou le délai pour agir (NDLR : voir dernièrement CE Ass., n° 387763 , 13 juillet 2016, venant conditionner, en l’absence d’opposabilité de délais spéciaux, l’exercice du recours pour excès de pouvoir à un délai d’un an). Partagez-vous notre analyse ?

Plusieurs évolutions peuvent en effet être observées. Ces évolutions tendent toutes vers les mêmes objectifs : mieux saisir la réalité du contentieux administratif et s’adapter à ses enjeux. Elles sont nécessaires. En effet, le contentieux administratif s’est construit sur des concepts issus, pour la plupart, du 19 e siècle et qui, pour certains, ne sont plus adaptés aux nécessités du temps présent.

Quelques tendances méritent d’être mises en évidence à cet égard.

En premier lieu, une évolution progressive, très perceptible, tend à rapprocher progressivement le recours pour excès de pouvoir du recours de plein contentieux. La distinction entre ces deux types de recours avait indiscutablement de solides justifications à l’origine ; je pense néanmoins que le sens de l’histoire est qu’elle s’estompe, voire qu’elle finisse par disparaître.

En deuxième lieu, force est de constater que le juge administratif est conduit à appréhender des actes qui n’entraient pas, jusqu’à présent, dans les canons habituels de son office. Par exemple, un certain nombre d’autorités administratives indépendantes émettaient des recommandations, communiqués et autres actes relevant du droit dit « souple » sans pour autant risquer d’être confrontées au contrôle du juge. Conscient des enjeux entourant ce droit souple, le Conseil d’État lui a consacré un rapport avant d’entériner l’évolution que vous avez décrite dans sa jurisprudence d’Assemblée du 21 mars dernier.

En troisième lieu, nous essayons d’éviter que puissent être portés devant le juge des litiges présentant un caractère artificiel, ce qui exige notamment une certaine inflexion de la jurisprudence en matière d’application des délais de recours et d’appréciation de l’intérêt à agir. Pour ma part, je suis d’ailleurs favorable à l’évolution consacrée par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État le 13 juillet dernier. Il me paraît légitime d’exclure, pour des raisons de sécurité juridique, qu’un recours puisse être formé ad vitam æternam. D’une certaine manière, cette évolution – tendant à assurer une plus grande sécurité juridique – avait été amorcée dès l’arrêt Association AC ! , qui avait reconnu au juge administratif le pouvoir de moduler dans le temps les effets d’une annulation contentieuse (CE, Ass. , n° 255886 , 11 mai 2004, Association AC ! et autres).

En ce qui concerne l’intérêt à agir, mon opinion personnelle est que la jurisprudence en avait longtemps eu une conception trop extensive, s’agissant notamment des associations. La réaction est d’abord venue du législateur, qui s’est, à juste titre, inquiété des effets néfastes de cette jurisprudence en matière de contentieux de l’urbanisme ; le juge a aujourd’hui commencé à s’approprier lui-même cette nouvelle orientation.

Je m’en réjouis car on ne pouvait se satisfaire d’une situation dans laquelle, profitant de cette conception trop large de l’intérêt à agir, certains requérants se livraient, par exemple, à des procédures abusives tendant à de véritables « chantages » au désistement.

Le 12 septembre dernier, Monsieur le Vice-Président du Conseil d’État soulignait l’importance de renforcer et de simplifier les procédures par lesquelles le juge rejette par ordonnance les requêtes manifestement infondées.

Le projet de décret portant sur la justice administrative de demain (dit « JADE ») prévoit, notamment, la généralisation de la possibilité d’un tel rejet par ordonnance à l’ensemble des requêtes d’appel ou encore une procédure de cristallisation des moyens permettant au juge de fixer une date à partir de laquelle de nouveaux moyens ne pourront plus être invoqués.

Un mouvement semble se dessiner. Que vous inspirent ces nouveautés ?

J’ai participé au groupe de travail, présidé par Mme Odile Piérart, présidente de la Mission d’inspection des juridictions administratives, qui a été amené à réfléchir sur ces questions et à émettre les propositions en cause. À titre personnel, je suis très favorable à ces dernières. Néanmoins, le rejet par voie d’ordonnance de requêtes manifestement infondées n’est pas un sujet consensuel.

J’estime, pour ma part, qu’il est dans l’intérêt de tous, et d’abord des justiciables eux-mêmes, que le juge parvienne à mieux adapter le mode de traitement des affaires qui lui sont soumises à leur niveau de difficulté juridique.

Nous sommes partis d’une procédure très lourde, qui était souvent disproportionnée pour les affaires les plus simples. Cette question n’est pas nouvelle et nous avions déjà connu diverses avancées dans le sens d’une adaptation du mode de traitement de ces affaires. À titre d’exemple, il nous était déjà possible, en appel, de rejeter par ordonnance certaines requêtes relevant du contentieux des étrangers, lorsqu’elles n’étaient manifestement pas susceptibles d'entraîner l'infirmation de la décision juridictionnelle attaquée (article R. 776-9 du Code de justice administrative). La Cour administrative d’appel de Paris traite déjà sous cette forme, à l’heure actuelle, près de 25 % des affaires de contentieux des étrangers. L’extension de cette procédure, en appel, à l’ensemble des contentieux pourra notamment être utile en matière fiscale ou dans le domaine de la fonction publique, même si elle le sera par ailleurs beaucoup moins dans d’autres contentieux, comme l’urbanisme et les marchés publics, où presque toutes les requêtes soumises à la Cour présentent une certaine complexité.

Cette procédure simplifiée constitue une avancée très positive, pour autant, toutefois, que l’on sache s’interdire d’en faire un usage inapproprié ! Ainsi, je tiens à vous préciser que je ne fixe par exemple, à la Cour, aucun objectif chiffré concernant le traitement des dossiers par ordonnances, car seul l’examen, opéré au cas par cas et en conscience, de chaque requête doit déterminer si celle-ci est justiciable de cette procédure.

Le projet de loi de la justice du 21 e siècle prévoit l’introduction de l’action de groupe devant le juge administratif (article 43 du projet de loi de la justice du 21 e siècle). Qu’en pensez-vous ? Quels contentieux cette action est-elle susceptible d’intéresser ?

L’action de groupe présente beaucoup d’utilité pour le traitement des contentieux à caractère massif, et notamment de ceux relevant de séries. Nous disposons certes déjà du système Juradinfo, qui permet à un comité siégeant au Conseil d’État de définir, pour chaque série identifiée, une méthode de traitement adaptée à celle-ci et, en particulier, de désigner une juridiction pilote, sur la position de laquelle les autres juridictions pourront ensuite s’aligner. Mais ce système ne règle pas tous les problèmes nés des contentieux de ce type, et notamment pas ceux rencontrés par les agents de greffe, auxquels les séries occasionnent un travail considérable puisque, en l’état actuel des textes, une décision doit être rendue et notifiée pour chaque requête relevant d’une telle série. Ces contentieux engendrent également, pour la même raison, des coûts d’impression et d’affranchissement élevés, qui nécessitent même parfois l’allocation aux juridictions concernées de crédits exceptionnels.

À titre d’exemple, la Cour administrative d’appel de Paris est amenée à connaître actuellement d’une affaire relevant du contentieux du complément de retraite de la fonction publique (CREF), dans laquelle plus de 3 000 fonctionnaires ou anciens fonctionnaires ont mis en cause la responsabilité de l’État pour défaut de contrôle de l’organisme qui assurait la gestion de cet avantage social. Autre exemple significatif, la série concernant la contribution au service public de l’électricité (CSPE), qui compte près de 14 000 affaires pendantes devant le Tribunal administratif de Paris. L’action de groupe pourrait avoir, pour les contentieux de ce type, un intérêt considérable.

Un décret du 26 septembre dernier (NDLR : Décret n° 2016-1249 du 26 septembre 2016 relatif à l’action de groupe en matière de santé) est d’ores et déjà venu préciser les modalités de mise en œuvre de l’action de groupe en matière de santé. Les dispositions de ce texte, communes au juge administratif et au juge judiciaire, pourraient être d’une grande utilité dans des contentieux tels que, par exemple, celui du Mediator, dans lequel la Cour administrative d’appel de Paris est amenée à connaître de nombreux recours en responsabilité contre l’État.

Quel est l’impact pratique de la généralisation de l’application Télérecours pour les magistrats ?

Télérecours se généralise progressivement. À la Cour administrative d’appel de Paris, 76 % des requêtes sont ainsi déjà introduites, aujourd’hui, par voie dématérialisée.

À l’origine, Télérecours avait seulement pour objet d’améliorer les relations entre les juridictions et les parties et de permettre des économies de papier et de frais d’affranchissement. À ces objectifs initiaux, s’est ajouté ensuite celui de développer le travail des magistrats sur dossiers dématérialisés.

La Cour administrative d’appel de Paris pratiquait déjà la dématérialisation, de longue date, pour ce qui concerne la préparation des notes des rapporteurs et des projets d’arrêt. Mais le travail sur des dossiers eux-mêmes dématérialisés soulève des difficultés spécifiques, en termes d’ergonomie, et il faut bien reconnaître que la plupart des magistrats conservent une préférence pour les dossiers « papier ».

À la Cour, nous avons défini de nouvelles pratiques, dans ce domaine, depuis le 1 er septembre 2016. Le principe est désormais celui d’un traitement des dossiers sous forme dématérialisée. Toutefois, une dérogation est admise pour certaines matières (urbanisme, marchés publics, responsabilité hospitalière et licenciement de salariés protégés), où les dossiers sont souvent volumineux et d’une grande complexité. En outre, les chambres peuvent opter, dans les autres contentieux, pour un traitement sur dossier « papier » de certaines affaires, dans la limite d’un cinquième, environ, du nombre de requêtes.

L’un des enjeux essentiels du développement du travail sur dossiers dématérialisés est l’indexation des pièces par les avocats. Jusqu’à présent, cette indexation, bien que déjà obligatoire, n’était pas juridiquement sanctionnée. Mais ceci va fondamentalement changer puisque, à compter du 1 er janvier 2017, le défaut d’indexation sera sanctionné par l’irrecevabilité de la requête ou, s’agissant des autres mémoires, par leur mise à l’écart des débats (NDLR : Décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016 relatif à l'utilisation des téléprocédures devant le Conseil d'État, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs, article R. 611-8-2 nouv. CJA).

Il semble y avoir une volonté de donner davantage de place aux modes alternatifs de règlement des différends (en particulier à la médiation). Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Quels sont les domaines dans lesquels ces modes de règlement ont vocation à s’appliquer ?

Ce sujet, qui n’est pas nouveau, loin s’en faut, rejoint l’idée de départ de notre entretien, à savoir la nécessité de mieux s’adapter aux enjeux des litiges et aux attentes des justiciables.

Il convient d’abord de rappeler que les modes alternatifs de règlement des litiges sont déjà très utilisés en contentieux administratif dans certaines matières, comme le contentieux fiscal, où l’essentiel des différends sont résolus par les commissions départementales des impôts, ou celui des marchés publics, où peuvent intervenir des comités consultatifs interrégionaux de règlement amiable des litiges. Mais il est possible d’aller plus loin, en développant la médiation dans certains domaines, tels le contentieux de la fonction publique, dans lequel beaucoup de litiges sont liés à des conflits personnels que le juge administratif n’a évidemment pas vocation à résoudre, ou les contentieux sociaux, dans lesquels une réponse purement juridique est souvent inadaptée aux attentes réelles du justiciable.

Nous préparons actuellement une expérimentation en ce sens, prévue par la loi pour la justice du XXIe siècle, qui aura lieu dans certains départements et sera coordonnée par un comité placé sous la présidence de M. Xavier Libert, ancien président du Tribunal administratif de Versailles.

Pouvez-vous nous parler de la nouvelle rédaction des décisions ? Où en est l’expérimentation ?

J’ai, à titre personnel, un point de vue mesuré sur ce sujet car, s’il est vrai que l’on pouvait difficilement maintenir en l’état le mode de rédaction traditionnel pratiqué par la juridiction administrative, celui-ci présentait néanmoins des mérites qu’il convient de veiller à ne pas sacrifier.

En ce qui concerne la réforme des visas, qui a notamment conduit à mettre fin à la rédaction des décisions sous forme de phrase unique et à regrouper les moyens invoqués par chaque partie, elle a été rapidement intégrée et est d’ores et déjà généralisée à l’ensemble des juridictions.

La réforme du mode de rédaction des motifs, qui n’en est pour sa part qu’à une phase préliminaire, est, à l’évidence, plus délicate. Elle donne lieu, en ce moment même, à une expérimentation, à laquelle participe activement une des chambres de la Cour administrative d’appel de Paris.

Il est aujourd’hui assez largement admis – et je partage cette opinion – que la juridiction administrative gagnerait à motiver davantage ses décisions sur le plan des faits et à formuler de manière plus explicite ses raisonnements juridiques. Mais beaucoup de questions substantielles restent encore à trancher, comme celle de savoir si le juge devrait citer dans les motifs de ses décisions les jurisprudences auxquelles il se réfère.

S’agissant du choix de la terminologie à utiliser, un certain nombre de formules manifestement désuètes, comme « la Cour de céans », « l’arrêté dont s’agit » ou « le requérant n’établit, ni même n’allègue », qui nuisent inutilement à la lisibilité des décisions, mériteraient sans nul doute d’être abandonnées. En revanche, d’autres termes ou expressions, qui possèdent un contenu juridique précis et sont, de ce fait, difficilement remplaçables (tels, par exemple, le caractère « inopérant » d’un moyen, « l’effet dévolutif de l’appel », l’« évocation », ou encore le célèbre « en tout état de cause » ), me paraissent devoir être maintenus, même s’ils ne sont pas aisément compréhensibles par le commun des justiciables. La solution à privilégier serait donc plutôt, à mon sens, celle consistant à diffuser sur internet un lexique de ces termes et expressions, auquel chacun pourrait se référer selon ses besoins.

Quels sont les principaux défis de la justice administrative ?

La justice administrative fait face, depuis de nombreuses années – et même si la Cour administrative d’appel de Paris a connu pour sa part, dans la période récente, une baisse conjoncturelle de ses entrées – à une augmentation quantitative considérable du contentieux qui lui est soumis. Ce mouvement se double d’une complexification croissante de ce contentieux, sous l’effet conjoint de la multiplication des normes – liée, en grande partie, à l’intégration du droit européen –, de l’incidence de nouvelles procédures – telle celle de la question prioritaire de constitutionnalité – et d’un certain raffinement – parfois, peut-être, exagérément subtil – de la jurisprudence. Le premier défi auquel est confrontée la juridiction administrative est donc, tout simplement, de parvenir à traiter au mieux, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, les nombreuses affaires qu’elle enregistre.

Cependant, cet objectif ne doit pas occulter une autre de nos préoccupations essentielles, qui est de préserver l’âme de la juridiction administrative, à laquelle je suis personnellement très attaché. La croissance effrénée de l’effectif de notre ordre de juridiction, mais aussi la mise en œuvre de certaines méthodes de gestion contemporaines qui ne sont pas nécessairement adaptées à nos spécificités, recèlent, de ce point de vue, quelques menaces, face auxquelles il convient de rester vigilant.

Quel regard portez-vous sur le métier d’avocat publiciste ? Quels conseils voulez-vous donner à de jeunes avocats ?

Le métier d’avocat publiciste est un métier d’avenir. Compte tenu du développement spectaculaire du contentieux administratif que je viens d’évoquer, je ne peux qu’inciter les jeunes avocats et les nombreux élèves-avocats que comptent chaque année les promotions de l’EFB à investir davantage les filières du droit public, qui restent encore largement sous-exploitées. A titre indicatif, sur les quelque 29 000 avocats du Barreau de Paris, seuls 700 environ interviennent régulièrement devant la Cour. Il reste donc, de toute évidence, une forte marge de progression à cet égard…