Devoir de vigilance et commande publique : une union trop précipitée ?

 Extrait de la Gazette n°49- juin 2022

A l’occasion de la publication au Journal Officiel le 3 mai dernier du décret n° 2022-767 du 2 mai 2022 portant diverses modifications du Code de la com- mande publique, le présent article propose ci-après une analyse détaillée du nouveau cas d’exclusion à l’appréciation de l’acheteur créé par la loi Climat et Résilience [1].

L’article 35 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (ci- après la « loi Climat et Résilience ») a créé, au sein des exclusions à l’appréciation de l’acheteur prévues par les articles L. 2141-7 à L. 2141-11 du Code de la commande publique, un nouvel article L. 2141-7-1, aux termes duquel « l’acheteur peut exclure de la procédure de passation de marché les personnes soumises à l’article L. 225-102-4 du code de com- merce qui ne satisfont pas à l’obligation d’établir un plan de vigilance comportant les mesures pré- vues au même article L. 225-102-4, pour l’année qui précède l’année de publication de l’avis d’appel à concurrence ou d’engagement de la consultation. [...] ».

Cette nouvelle exclusion établit ainsi un lien entre le droit de la commande publique et le devoir de vigilance, issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 [2], qui impose à certaines sociétés françaises dépassant un certain seuil d’effectif salarié d’établir un plan de vigilance destiné à leur permettre d’identifier et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, et l’environnement, susceptibles de naître de leurs activités. Ce lien est d’ores et déjà effectif, le décret n° 2022-767 du 2 mai 2022 ayant prévu une application immédiate de cette nouvelle exclusion dès le 4 mai 2022 [3]. En revanche, pour les autres modifications du Code de la commande publique engendrées par la loi Climat et Résilience, telles que la fin du critère unique du prix [4], ledit décret fixe une date d’entrée en vigueur différée, devant intervenir au plus tard le 21 août 2026 [5].

Or, à beaucoup d’égards, cette union de la commande publique et du devoir de vigilance semble trop précipitée. Il ne fait aucun doute, en effet, que pour les pouvoirs adjudicateurs confrontés à sa mise en œuvre, cette nouvelle interdiction de soumissionner est source de nombreux questionnements. D’une part, il existe une incertitude quant à l’obligation pour les pouvoirs adjudicateurs [6] de vérifier ce nouveau motif d’exclusion, la position de la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy étant sur ce point pour le moins confuse (I). D’autre part, une même incertitude existe quant aux modalités concrètes de vérification de celui-ci (II).

I. Le caractère contraignant incertain de la nouvelle exclusion à l’appréciation de l’acheteur relative au devoir de vigilance

Avant même de s’inquiéter des modalités concrètes de vérification de la nouvelle exclusion relative au devoir de vigilance, un pouvoir adjudicateur se de- mandera s’il est tenu de procéder à la vérification de celle-ci. A cet égard, si la DAJ de Bercy [7], suivie par certains auteurs [8], s’emploie à présenter ce nouveau motif d’exclusion comme étant facultatif (B), cette présentation paraît cependant discutable.

Il est en effet soutenu ici, à la lumière des textes européens et nationaux relatifs aux interdictions de sou- missionner, que les « exclusions à l’appréciation de l’acheteur » prévues par le Code de la commande publique, auxquelles appartient l’exclusion considérée, ne peuvent se comprendre comme des exclusions facultatives ou optionnelles (A).

A) Les exclusions à l’appréciation de l’acheteur : des exclusions non facultatives

Pour bien comprendre pourquoi les exclusions à l’appréciation de l’acheteur ne peuvent s’analyser comme des exclusions facultatives, il est intéressant d’examiner en premier lieu le droit de l’Union européenne et, plus particulièrement, la directive 2014/24 du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics [9], puis d’étudier sa transposition en droit français.

Traitement des motifs d’exclusion dans la directive 2014/24

Contrairement au Code de la commande publique, la directive 2014/24 ne fait aucunement référence à des « exclusions à l’appréciation de l’acheteur ». Son article 57 opère en revanche une distinction binaire entre des motifs d’exclusion dits obligatoires (fraude, corruption, infractions terroristes, etc.) et des motifs d’exclusion dits facultatifs (faute professionnelle grave, conflit d’intérêt, etc.). A cet égard, il peut d’ailleurs être noté qu’aucune de ces deux catégories d’exclusions ne prévoit une interdiction de soumis- sionner fondée sur un manquement à un quelconque devoir de vigilance, et pour cause, celui-ci n’a pas encore de définition européenne [10]. Cette constatation soulève ainsi la question de l’exhaustivité des motifs d’exclusion listés par la directive 2014/24 et, partant, de la possibilité pour un Etat membre d’ajouter un nouveau motif à ceux énumérés par ladite directive.

Sans pousser plus loin la réflexion sur ce point, car il ne s’agit pas là du cœur du présent article, il sera simplement rappelé que la CJUE a pu juger, à propos toutefois des motifs d’exclusion fondés sur des critères relatifs à la qualité professionnelle prévus par l’ancienne directive 93/37 portant sur les marchés de travaux publics [11], que ceux-ci étaient listés de façon limitative par cette directive et qu’ils ne pouvaient donc être complétés par les Etats membres [12]. Or, il n’est pas exclu que la Cour puisse juger de la même manière en ce qui concerne la directive 2014/24, notamment eu égard à la rédaction de son article 57 qui, en première lecture, n’offre pas un telle latitude aux Etats membres.

S’agissant plus précisément des motifs d’exclusion dits facultatifs, l’article 57, paragraphe 4, de la direc- tive 2014/24 autorise néanmoins expressément les Etats membres à rendre ceux-ci obligatoires. Autre- ment dit, si les pouvoirs adjudicateurs sont libres de vérifier ou non les motifs d’exclusion prévus par le paragraphe précité (ainsi qu’il ressort par ailleurs des expressions utilisées au considérant 101 de la directive 2014/24 pour présenter lesdits motifs, à savoir « les pouvoirs adjudicateurs devraient en outre exclure des opérateurs économiques [...] » ou encore « les pouvoirs adjudicateurs devraient également avoir la faculté de considérer [...] »), un Etat membre peut tout à fait décider d’imposer dans son droit national qu’un opérateur se trouvant dans l’un de ces cas d’exclusion soit obligatoirement exclu d’une procédure de passation. Cette interprétation est confortée par la jurisprudence de la CJUE, laquelle souligne que les pouvoirs adjudicateurs ont la faculté, voire l’obligation, d’exclure un opérateur économique se trouvant dans l’une des situations d’exclusion énumérée à l’article 57, paragraphe 4, de la dIrective 2014/24 précitée [13].

Compte tenu de ces observations, il convient de s’interroger sur les intentions du législateur français lorsqu’il a créé, au sein du Code de la commande publique, une section intitulée « exclusions à l’appréciation de l’acheteur ».

Traitement des motifs d’exclusion dans le Code de la commande publique

Deux éléments conduisent à penser que les exclusions à l’appréciation de l’acheteur, prévues aux articles L. 2141-7 à L. 2141-11 du Code de la commande publique, ne sauraient être interprétées comme des exclusions dont la vérification est optionnelle pour les pouvoirs adjudicateurs.

D’une part, le changement de qualification de ces exclusions lors de l’entrée en vigueur du Code de la commande publique le 1er avril 2019. En effet, si celles-ci avaient été nommées initialement « interdictions de soumissionner facultatives » dans l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics [14], elles sont désormais quali- fiées d’« exclusions à l’appréciation de l’acheteur » dans le Code de la commande publique. Ce nouveau vocable semble par conséquent souligner une volonté du législateur d’imposer aux pouvoirs adjudicateurs la vérification de ces exclusions [15].

D’autre part, la position adoptée par la DAJ de Bercy dans sa fiche technique sur l’examen des candida- tures. En effet, la DAJ considère que le qualificatif à l’appréciation de l’acheteur « ne signifie pas que l’acheteur a ou non le choix de prévoir ces motifs d’exclusion » [16]. Par suite, il semble acquis pour la DAJ de Bercy que les exclusions à l’appréciation de l’acheteur ne sont pas facultatives, en dépit de l’expression « l’acheteur peut exclure » consacrée aux articles L. 2141-7 et suivants du Code de la commande publique.

A la lecture de la fiche technique de la DAJ, le qualificatif « à l’appréciation de l’acheteur » induirait en revanche le caractère « non automatique » des exclusions concernées [17]. Il s’agirait là de leur principale différence avec les exclusions de plein droit prévues aux articles L. 2141-1 à L. 2141-5 du Code de la commande publique. Plus précisément, dans le cadre des exclusions de plein droit, les pouvoirs adjudicateurs sont contraints de tirer les conséquences de l’existence d’une cause d’exclusion constatée par un tiers à la procédure de passation n’agissant pas lui-même en tant qu’acheteur, par exemple une juridiction. En revanche, s’agissant des exclusions à l’appréciation de l’acheteur, les pouvoirs adjudicateurs apprécient eux-mêmes la présence d’un motif d’exclusion en se positionnant au cas par cas au regard des faits dont ils ont connaissance [18].

Cet aspect est également mis en avant par la jurisprudence européenne relative à l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24. A cet égard, la portée de l’arrêt Meca Srl du 19 juin 2019 peut par exemple être évoquée [19]. La CJUE y était interrogée sur le point de savoir si une réglementation nationale, en vertu de laquelle l’introduction d’un recours juridictionnel contre la décision de résilier un marché public prise par un pouvoir adjudicateur en raison de défaillances importantes survenues lors de son exécution empêche le pouvoir adjudicateur qui lance un nouvel appel d’offres d’apprécier la fiabilité de l’opérateur concerné, était compatible avec l’article précité. Or, la Cour a jugé qu’« il résulte ainsi du libellé de ladite disposition [article 57, paragraphe 4] que c’est aux pouvoirs adjudicateurs, et non pas à une juridiction nationale, qu’a été confié le soin d’apprécier si un opérateur économique doit être exclu d’une procédure de passation d’un marché » [20] et, partant, a rappelé la liberté d’appréciation conférée aux pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de ces exclusions.

En définitive, il apparaît que les exclusions à l’appréciation de l’acheteur ne sont pas des exclusions optionnelles mais des exclusions non-automatiques, au sens où les pouvoirs adjudicateurs évaluent eux-mêmes les évidences qui leur sont soumises. Dès lors, qu’en est-il s’agissant du nouveau motif d’exclusion relatif au devoir de vigilance ?

B) L’exclusion à l’appréciation de l’acheteur relative au devoir de vigilance : un cas particulier ?

De prime abord, rien ne suggère qu’un pouvoir adjudicateur puisse traiter cette nouvelle exclusion à l’appréciation de l’acheteur différemment des autres. Néanmoins, la notice du décret précité du 2 mai 2022 indique qu’il s’agit d’une interdiction de soumissionner facultative, ce qui amène à s’interroger sur la nature de celle-ci.

Une exclusion à l’appréciation de l’acheteur comme les autres

Il résulte de ce qui précède que la nouvelle exclusion introduite par la loi Climat et Résilience à l’article L. 2141-7-1 du Code de la commande publique - soit parmi les exclusions à l’appréciation de l’acheteur n’est a priori pas une exclusion facultative. En d’autres termes, un pouvoir adjudicateur ne devrait disposer d’aucune liberté quant à sa mise en œuvre dans le cadre de ses procédures de passation de marché. Telle est également, semble-t-il, l’intention du législateur. En effet, celui-ci, après avoir indiqué que pouvaient être exclues de la procédure de passation de marché les sociétés concernées ayant manqué à leur obligation d’établir un plan de vigilance, mentionne : « une telle prise en compte ne peut être de nature à restreindre la concurrence ou à rendre techniquement ou économiquement difficile l’exécution de la prestation ». Il paraît ainsi consacrer deux exceptions à la mise en œuvre de l’exclusion considérée, lesquelles font manifestement obstacle au caractère facultatif de celle-ci. Il serait en effet surprenant de prévoir des exceptions à une simple faculté. Pour s’en convaincre, il est intéressant de noter que ces deux exceptions paraissent être inspirées de celles prévues à l’article L. 2113-11 du Code de la commande publique relatif à l’allotissement. Or, l’ allotissement du besoin est incontestablement une obligation qui s’impose aux pouvoirs adjudicateurs [21]. Ceux-ci peuvent toutefois y déroger lorsque la dévolution en lot séparé est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l’exécution des prestations.

Pourtant, la DAJ de Bercy, de façon étonnante, s’obstine à présenter cette nouvelle exclusion à l’appréciation de l’acheteur relative au devoir de vigilance comme une interdiction de soumissionner facultative.

La position ambigüe de la DAJ de Bercy

D’une part, la notice explicative du décret n° 2022- 767 du 2 mai 2022 indique que celui-ci « prévoit également l’entrée en vigueur le lendemain de la publication du décret des dispositions du 5° II et du 6° du III de l’article 35 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 créant une interdiction de soumissionner facultative pour les entreprises n’ayant pas satisfait à leur obligation d’établir un plan de vigilance en application de l’article L. 225-102-4 du code de commerce ». D’autre part, la DAJ de Bercy, dans le cadre de l’évaluation dudit décret par le Conseil national d’évaluation des normes, aurait déclaré que « dès lors que cette mesure n’est qu’une faculté offerte aux acheteurs, il n’est pas utile d’attendre le 21 août 2026, date limite d’entrée en vigueur prévue par la loi, pour permettre à ceux qui le souhaitent de mettre en œuvre dès maintenant cette interdiction de soumissionner afin de renforcer la dimension sociale de la commande publique » [22]. Ce faisant, la posi- tion de la DAJ de Bercy paraît s’inscrire en contradiction avec celle publiée dans sa fiche technique sur l’examen des candidatures, comme indiqué ci-dessus. De même, l’emploi du vocable « interdiction de soumissionner facultative » surprend, dès lors que celui- ci a été abandonné lors de l’entrée en vigueur du Code de la commande publique. Ce manque de clarté est source de confusions pour les pouvoirs adjudicateurs : cette position de la DAJ de Bercy vaut-t-elle pour toutes les exclusions à l’appréciation de l’acheteur ou uniquement pour le nouveau motif d’exclusion lié au devoir de vigilance ?

Par ailleurs, il n’est pas certain qu’un juge adopte l’interprétation proposée par la DAJ de Bercy. Dès lors, un pouvoir adjudicateur pourrait-il faire valoir la notice explicative du décret précité du 2 mai 2022 pour justifier son choix de ne pas procéder à la vérification de l’exclusion relative au devoir de vigilance ? A cet égard, rien n’est moins sûr. En effet, la notice explicative jointe au décret en cause est en réalité une formalité découlant de la circulaire du 7 juillet 2011 relative à la qualité du droit. Il ressort de cette circulaire que l’objectif d’une telle notice est de donner au lecteur du Journal Officiel une information fiable et accessible sur la nature et la portée d’un texte nouveau [23]. Pour autant, le Conseil d’Etat n’a jamais accordé de valeur particulière à celle-ci. Ce dernier a par exemple jugé que l’absence de notice explicative n’avait aucun impact sur la légalité d’un décret [24]. De même, la juridiction suprême a déjà rejeté un moyen tiré de l’inexactitude d’une mention dans une telle notice invoqué au soutien d’une requête en annulation d’un décret, au motif que celle-ci a (simplement) « pour objet de faciliter la compréhension du texte à l’occasion de sa publication au Journal Officiel » [25]. Par suite, un pouvoir adjudicateur ne devrait pas pouvoir se fonder sur la notice explicative du décret en cause pour motiver sa décision de ne pas procéder à la vérification de l’exclusion considérée.

En conclusion, les positions divergentes de la DAJ de Bercy sont un véritable casse-tête pour les pouvoirs adjudicateurs, et ce, d’autant plus que le processus de vérification de cette exclusion n’est pas aisé, au regard des nombreuses questions qu’engendrent les modalités d’application concrètes de celle-ci (II).

II. Les modalités d’application lacunaires de l’exclusion à l’appréciation de l’acheteur relative au devoir de vigilance

L’absence de précisions réglementaires quant aux modalités d’application de l’exclusion en cause est source de difficultés pour les pouvoirs adjudicateurs, qui devront s’interroger successivement sur le champ d’application personnel du devoir de vigilance (A), sur la caractérisation d’un manquement à ce devoir (B) et sur les preuves exigibles pour procéder à lavérification de cette exclusion (C).

A) La maîtrise difficile du champ d’application per- sonnel du devoir de vigilance

Le champ d’application personnel du devoir de vigilance est défini à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce qui dispose : « Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance. ». Il est clair à la lecture de cette disposition que l’identification des sociétés soumises au devoir de vigilance est loin d’être évidente et suppose une connaissance fine des groupes de sociétés. A cet égard, l’évaluation réalisée par le Conseil Général de l’Economie (CGE) sur la mise en œuvre du devoir de vigilance en janvier 2020 observe « qu’aucun service de l’Etat ne dispose actuellement de l’intégralité des informations nécessaires pour déterminer si [le devoir de vigilance] s’applique à telle ou telle société » [26]. Si certaines organisations non-gouvernementales essaient de répertorier les sociétés concernées par le devoir de vigilance [27], il n’existe à ce jour aucune liste officielle de celles-ci. D’ailleurs, le rapport d’information de l’Assemblée nationale sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance relève qu’« il résulte des seuils fixés par la loi et, dans une moindre mesure, des incertitudes pesant sur les formes juridiques de sociétés concernées par le devoir de vigilance que le nombre d’entreprises françaises effectivement assujetties à la loi du 27 mars 2017 n’est pas précisément connu. » [28].

Il est patent que les pouvoirs adjudicateurs ne disposent pas des ressources nécessaires pour effectuer eux-mêmes un tel travail. Quand bien même ces pouvoirs souhaiteraient entreprendre ce travail d’identification, ils seraient confrontés à de grandes difficultés pratiques pour obtenir les informations relatives aux seuils d’effectif salarié fixés par l’article L. 225-102- 4 du Code de commerce susvisé. En effet, le décret précité du 2 mai 2022 ne contient aucune disposition à cet égard. Par ailleurs, si certains auteurs suggèrent qu’il est possible de s’appuyer sur la liste des renseignements et documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés publics établie par l’arrêté du 22 mars 2019 [29] pour obtenir ces informations, ils soulignent également que cela n’est pas suffisant [30]. Par exemple, si l’article 3 de cet arrêté, qui est exhaustif, permet aux pouvoirs adjudicateurs de demander une déclaration des effectifs moyens annuels du candidat, une telle possibilité n’existe pas s’agissant du nombre de salariés employés dans ses filiales directes et indirectes, ce qui paraît pourtant essentiel pour déterminer si un opérateur économique est sou- mis au devoir de vigilance [31]. Il s’agit d’une lacune du décret, qui témoigne là encore de cette union trop précipitée du devoir de vigilance et de la commande publique.

Une même problématique existe quant à la caractéri- sation d’un manquement à l’obligation d’établir un plan de vigilance.

B) La caractérisation incertaine d’un manquement au devoir de vigilance

En premier lieu, il existe une incertitude sur l’étendue de la vérification à laquelle doivent procéder les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de cette nouvelle exclusion en raison notamment de la rédaction de l’article L. 2141-7-1 du Code de la commande publique. En effet, celui-ci énonce : « l’acheteur peut exclure [...] les personnes [...] qui ne satisfont pas à l’obligation d’établir un plan de vigilance comportant les mesures prévues au même article L. 225-102- 4 [du Code de commerce] ». L’emploi du verbe « établir » suggère que l’existence d’un plan de vigilance est suffisante pour écarter l’exclusion. Néanmoins, la mention « un plan de vigilance comportant les mesures prévues au même article L. 225-102- 4 [du Code de commerce] » (c’est-à-dire une cartographie des risques, des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques ainsi qu’un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre [32]) semble induire un contrôle par les pouvoirs adjudicateurs du contenu du plan lui-même afin de déterminer si un opérateur économique a manqué à son devoir de vigilance, ce qui aurait somme toute une certaine logique, ce nouveau motif d’exclusion faisant partie de la catégorie des exclusions à l’appréciation de l’acheteur. D’autant plus qu’il ressort du rapport d’information établi par l’Assemblée nationale qu’une grande hétérogénéité des premiers plans publiés en 2018 a été observée et que leur contenu était généralement trop imprécis et lacunaire [33].

Dès lors, il semble que s’assurer simplement de l’existence d’un plan de vigilance sans en regarder le contenu n’aurait que peu de sens si l’objectif poursuivi par cette nouvelle exclusion est d’inciter les sociétés soumises au devoir de vigilance à élaborer des plans étayés. Pour autant, les pouvoirs adjudicateurs n’auront sans doute pas l’expertise et les ressources nécessaires pour mener une telle analyse.

En second lieu, se pose également la question de savoir dans quelle mesure les pouvoirs adjudicateurs peuvent se prévaloir des exceptions que semble pré- voir l’article L. 2141-7-1 du Code de la commande publique, à savoir la restriction de la concurrence et l’exécution techniquement ou économiquement difficile de la prestation. Ces exceptions sont en effet une particularité de ce nouveau cas d’exclusion, dès lors qu’aucun des autres motifs d’exclusion visés aux ar- ticles L. 2141-1 à L. 2141-11 du Code de la commande publique ne prévoit celles-ci. A cet égard, s’il apparaît délicat pour les pouvoirs adjudicateurs d’invoquer une exécution techniquement ou économiquement difficile de la prestation pour ne pas écarter d’une consultation un opérateur économique qui aurait manqué à son devoir de vigilance, il semble en revanche que la limitation de la concurrence pourrait parfois être soulevée par ceux-ci. D’autant plus que le devoir de vigilance ne concerne à priori que les sociétés françaises. En effet, si l’article L. 225-102-4 du Code de commerce peut être interprété comme englobant toutes les sociétés, indépendamment du lieu d’implantation de leur siège social, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 mars 2017 relative à la loi sur le devoir de vigilance, a en revanche précisé que n’étaient concernés par ce devoir de vigilance que « les sociétés ayant leur siège social en France » [34]. Ainsi, ce nouveau motif d’exclusion paraît engendrer une rupture d’égalité entre les sociétés françaises auxquelles incombent le devoir de vigilance et les autres sociétés établies à l’étranger, qui n’y sont pas soumises. Une telle situation interroge au regard du principe d’égalité de traitement des candidats à l’attribution d’un contrat de la commande publique [35]. Par ailleurs, elle sera vraisemblablement, dans certains cas, de nature à restreindre la concurrence. Aussi, cette exception sera possiblement invoquée par les pouvoirs adjudicateurs pour ne pas exclure un opérateur économique qui aurait manqué à son obligation d’établir un plan de vigilance.

Afin de mettre en œuvre ce nouveau cas d’exclusion, les pouvoirs adjudicateurs devront enfin résoudre l’énigme des moyens de preuve exigibles, car une fois encore le décret considéré du 2 mai 2022 ne contient aucune disposition sur ce point.

C. L’absence de définition des moyens de preuve exi- gibles

Comme pour tous les autres motifs d’exclusion prévus par le Code de la commande publique, il sera tout d’abord demandé aux opérateurs économiques, en phase de candidature, de déclarer sur l’honneur qu’ils n’entrent pas dans le nouveau cas d’exclusion considéré en l’espèce [36], la vérification de celui-ci n’intervenant qu’au moment de l’attribution du marché et uniquement auprès de l’attributaire pressenti [37]. Au stade de la vérification de l’exclusion, les pouvoirs adjudicateurs devront nécessairement se faire remettre à minima un justificatif de l’existence d’un plan de vigilance, voire le plan de vigilance lui- même s’il est considéré qu’ils doivent apprécier la consistance de ce plan. Or, les articles R. 2143-6 à R. 2143-10 du Code de la commande publique relatifs aux documents justificatifs et autres moyens de preuve de l’absence de motifs d’exclusion et le dé- cret précité du 2 mai 2022 demeurent silencieux à ce sujet. Il est vrai néanmoins que les articles susvisés du Code de la commande publique traitent uniquement des moyens de preuve exigibles pour vérifier les exclusions de plein droit, la vérification des exclusions à l’appréciation de l’acheteur, au sein des- quelles a été inséré le nouveau motif d’exclusion lié au devoir de vigilance, ne supposant pas en principe la production d’un document particulier [38]. Il s’agit là, semble-t-il, d’une raison potentielle pour expli- quer ce manque de précisions dans le décret précité du 2 mai 2022.

Dès lors, comment les pouvoirs adjudicateurs peuvent-il s’assurer qu’aucun manquement à l’obligation d’établir un plan de vigilance n’a été commis ? Une première solution consisterait à ce qu’ils se procurent le plan de vigilance par leurs propres moyens, celui- ci devant être rendu public en vertu de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce. Cette solution, peu satisfaisante, implique que les acheteurs aient connaissance des opérateurs économiques soumis au devoir de vigilance, alors même qu’aucune liste officielle n’existe à ce jour, comme indiqué ci-dessus [39]. Une seconde solution serait de considérer que la déclaration sur l’honneur établie lors de la phase de candidature est suffisante [40]. A cet égard, il est regrettable que le décret du 2 mai 2022 ne s’inspire pas de l’article R. 2143-6 du Code de la commande publique. Ce dernier, relatif aux moyens de preuve exigibles dans le cadre de la vérification des exclusions de plein droit [41], prévoit en effet que « l’acheteur accepte, comme preuve suffisante [...], une déclaration sur l’honneur ». Un tel choix n’ayant pas été retenu, il n’est pas exclu que les pouvoirs adjudicateurs exigent des moyens de preuve disparates.

Par l’insertion de cette nouvelle exclusion à l’appréciation de l’acheteur dans le Code de la commande publique, le législateur a sans doute souhaité, de façon louable, inciter les sociétés soumises au devoir de vigilance à établir leur plan de vigilance. Néanmoins, en imposant une entrée en vigueur immédiate de ce motif d’exclusion en raison de son caractère facultatif, ce qui semble contestable pour les raisons susmentionnées, le décret n°2022-767 du 2 mai 2022 a sans doute un peu précipité l’union du devoir de vigilance et de la commande publique. En effet, les pouvoirs adjudicateurs chargés de sa mise en œuvre sont confrontés, comme démontré ci-dessus, à de multiples difficultés pratiques induites, notamment, par l’incomplétude du décret précité du 2 mai 2022. En l’état, il n’est pas certain que ce nouvel article L. 2141-7-1 du Code de la commande publique soit suivi de beaucoup d’effets.

Références

[1] : Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

[2] : Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au de- voir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

[3] : L’article 13 du décret n° 2022-767 du 2 mai 2022 portant diverses modifications du code de la commande publique.

[4] : L’article 35 (II) (6) de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 précitée.

[5] : L’article 11 du décret n° 2022-767 du 2 mai 2022 précité.

[6] : Les entités adjudicatrices sont également concer- nées par cette nouvelle exclusion liée au devoir de vigilance. Toutefois, seule la Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE ayant été étudiée dans le cadre du présent article, il sera fait référence uniquement aux pouvoirs adjudicateurs.

[7] : V. à ce propos : R. Cayrey, « Décret commande publique : avis défavorable du Conseil national d’évaluation des normes », Le Moniteur, 3 février 2022 : « Le projet de décret prévoit, en revanche, l’entrée en vigueur immédiate d’une mesure. Il s’agit de celle de l’interdiction de soumissionner facultative pour les entreprises n’ayant pas satisfait à leur obligation d’établir un plan de vigilance prévue à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce. Selon la fiche d’impact, “dès lors que cette mesure n’est qu’une faculté offerte aux acheteurs, il n’est pas utile d’attendre le 21 août 2026, date limite d’entrée en vigueur prévue par la loi, pour permettre à ceux qui le souhaitent de mettre en œuvre dès maintenant cette interdiction de soumissionner afin de renforcer la dimension sociale de la commande publique.” ».

[8] : V. par ex., : A. Messin-Roizard, J. Orier, Y. Bachene, « Nouveau motif d’exclusion de soumissionnaires introduit par la loi Climat et Résilience », Revue Contrats publics, n° 226, décembre 2021.

[9] : Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/ CE.

[10] : Un devoir de vigilance européen est toutefois en cours d’élaboration. La Commission européenne a en effet publié, le 23 février 2022, une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

[11] : L’article 24 de la Directive 93/37/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux.

[12] : CJCE, 16 décembre 2008, Michaniki AE c. Eth- niko Symvoulio Radiotileorasis et Ypourgos Epikrateias, C-213/07, pt. 43.

[13] : CJUE, 30 janvier 2020, Tim SpA c. Consip SpA et Ministero dell’Economia e delle Finanze, C- 395/18, v. not., pt. 31.

[14] : L’article 48 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

[15] : Pour une même interprétation, v. par ex. : P. Guellier et A. Ekinci, « Exclusion de la procédure de passation et modalités de vérification des motifs d’exclusions », Contrats publics, n° 201, septembre 2019.

[16] : Fiche technique de la Direction des Affaires Juridiques, « Examen des candidatures », mise à jour le 9 décembre 2016, p. 30.

[17] : Fiche technique de la Direction des Affaires Juridiques, « Les exclusions des procédures de passation “ de plein droit ” en droit de la commande publique », mise à jour le 28 juillet 2020, p. 2 et 3.

[18] : Ibid.

[19] : CJUE, 19 juin 2019, Meca Srl c. Comune di Napoli, C-41/18.

[20] : Ibid., pt. 28. V. aussi sur ce point : CJUE, 3 oc- tobre 2019, Delta Antrepriza de Constructii si Mon- taj 93 SA c. Compania Nationala de Administrare a Infrastructurii Rutiere SA, C-267/18, pt. 25.

[21] : CCP, art. L. 2113-10.

[22] : R. Cayrey, « Décret commande publique : avis défavorable du Conseil national d’évaluation des normes », Le Moniteur, 3 février 2022, < https:// www.lemoniteur.fr/article/decret-commande- publique-avis-defavorable-du-conseil-national-d- evaluation-des-normes.2188647> (consulté le 12/06/2022).

[23] : L’annexe II « Disciplines à suivre dans l’élaboration de projets de réglementation » de la circulaire du 7 juillet 2011 relative à la qualité du droit.

[24] : CE, 6ème et 1ère ch. réunies, 20 juin 2016, req. n° 400364, pt. 4.

[25] : CE, 3ème ch., 31 juillet 2019, req. n°416005, pt. 9. V. aussi sur ce point : CE, 1ère et 4ème ch. réunies, req. n° 428524, pt. 8.

[26] : A. Duthilleul et M. de Jouvenel, « Evaluation de la mise en œuvre de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », Rapport à Monsieur le ministre de l’économie et des finances, janvier 2020, p. 18.

[27] : A cet égard, peut être mentionnée l’action des associations Sherpa et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) – Terre solidaire, qui ont mis en place le radar du devoir de vigilance afin de mieux cerner le périmètre des entreprises concernées par la loi.

[28] : Assemblée Nationale, « Rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », n° 5124, 24 février 2022, p. 53.

[29] : Arrêté du 22 mars 2019 fixant la liste des renseignements et des documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés publics.

[30] : A. Messin-Roizard, J. Orier, Y. Bachene, « Nouveau motif d’exclusion de soumissionnaires introduit par la loi Climat et Résilience », op.cit.

[31] : Ibid.

[32] : Code de commerce, art. L. 225-102-4.

[33] : Assemblée Nationale, « Rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », n° 5124, 24 février 2022, p. 14.

[34] : Cons. const. déc. n°2017-750 DC, 23 mars 2017, Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, pt. 3.

[35] : CCP, art. L. 3.

[36] : CCP, art. R. 2143-3.

[37] : Le cas échéant, cette vérification peut également intervenir auprès des soumissionnaires inscrits sur une liste restreinte en vue de négociations.

[38] : A. Latrèche, « Respect de l’obligation de vigi- lance des entreprises : quels documents l’acheteur peut-il exiger ? » Association des acheteurs publics, < https://www.aapasso.fr/articles-commentaires/respect- de-lobligation-vigilance-des-entreprises-quels- document-lacheteur-peut-il-exiger/ > (consulté le 12/06/2022).

[39] : A cet égard, v. la partie du présent article relative à la maîtrise difficile du champ d’application personnel du devoir de vigilance.

[40] : V. sur ce point : A. Latrèche, « Respect de l’obligation de vigilance des entreprises : quels documents l’acheteur peut-il exiger ? », op.cit.

[41] : Plus précisément, cet article traite des moyens de preuve exigibles pour vérifier les motifs d’exclusion de plein droit définis à l’article L. 2141-1 et aux 1° et 3° de l’article L. 2141-4 du CCP.

Marie GUILLOIS