La concession de services et urgence : le Conseil d’Etat réaffirme sa position à l’aune des nouvelles dispositions

Observations sous une décision du Conseil d’Etat du 14 février 2017, GPMB, n° 405157.

Extrait de la Gazette n°26 - Juin 2017

Plus d’un an après l’adoption de l’ordonnance du 29 janvier 2016, le Conseil d’Etat commence à délivrer ses premières décisions. Ainsi, par un arrêt en date du 14 février 2017[1], la Haute Cour a rendu un arrêt symbolique sur la qualification de concession de services au regard des nouvelles dispositions issues de l’ordonnance du 29 janvier 2016 tout en précisant sa jurisprudence sur la possibilité de conclure une concession de services sans publicité ni mise en concurrence préalable en cas d’urgence.

En l’espèce, le Grand Port Maritime de Bordeaux (GPMB) a conclu le 19 décembre 2014 une convention de terminal avec la société Europorte ayant pour objet de lui confier l'exploitation du terminal portuaire du Verdon. A la suite de nombreuses difficultés, ce contrat n'a finalement pas reçu d'exécution et la procédure de médiation s’est soldée par un échec. Le GPMB a donc décidé le 21 septembre 2016 de conclure une convention de mise en régie de la convention d'exploitation du terminal du Verdon avec la la société de manutention portuaire d'Aquitaine (SMPA), sous-traitante de la société Europorte. Toutefois, la société Sea Invest Bordeaux, tiers au contrat, a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux pour contester ce contrat. Par une ordonnance du 4 novembre 2016, le juge du référé contractuel a annulé la convention litigieuse[2]. Le GPMB s’est donc pourvu en cassation.

L’intérêt de cet arrêt est double. Le Conseil d’Etat fait pour la première fois application des dispositions de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 en qualifiant la convention de terminal de concession de services (I) pour ensuite préciser la faculté ouverte à l’autorité concédante de conclure sans publicité ni mise en concurrence préalable une convention provisoire pour les concessions de services (II). 

I. La qualification de concession de services d’une convention de terminal portuaire au sens de l’ordonnance du 29 janvier 2016

Avant de régler l’affaire au fond et qualifier la convention de terminal en concession de services (B), le Conseil d’Etat retient une erreur de droit commise par le juge du référé en interprétant strictement l’article L. 551-1 du code de justice administrative (A).

A. La compétence du juge du référé contractuel discutée : une interprétation stricte de l’article L. 551-1 du code de justice administrative

Cette question était importante dans la mesure où la qualification du contrat conditionnait la compétence du juge du référé contractuel. L’office du juge du référé contractuel est prévu à l’article L. 551-13 du code de justice administrative qui renvoie à l’article L. 551-1 du même code, en ce qui concerne ses conditions. La question posée était la suivante : est-ce que le contrat en litige entrait dans le champ d’application de l’article L. 551-1 code de justice administrative ?

A cette question, le Conseil d’Etat considère que le juge du référé contractuel a commis une erreur de droit en estimant que le contrat litigieux entrait dans le champ d’application des référés précontractuel et contractuel au motif qu’il devait être précédé d’une procédure de mise en concurrence en application de l’article R. 5312-84 du Code des transports.

En effet, la recevabilité du recours devant le premier juge était fondée sur cette dernière disposition selon laquelle « les conventions de terminal sont conclues à l’issue d’une procédure ouverte, transparente et non discriminatoire ». La convention de mise en régie conclue le 21 septembre 2016 entrait dans le champ d’application de l’article L. 551-1 du code de justice administrative pour cette raison. Or, pour le Conseil d’Etat, cette seule circonstance « n'est pas, en elle-même, de nature à faire entrer les conventions de terminal dans le champ d'application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative ». Le recours a été déclaré recevable sur le seul fait qu’il était soumis à une procédure de mise en concurrence prévue par le Code des transports.

Le juge administratif apporte ici une précision importante en interprétant strictement l’article L. 551-1 du code de justice administrative : seuls les contrats de la commande publique sont couverts par le champ des référés précontractuels et contractuels. Le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion de juger qu’une convention d’occupation domaniale conclue après que la personne publique s’est volontairement soumise à une procédure de passation issue du code des marchés publics ne relève pas du champ du référé précontractuel[3]. Cette solution a été ainsi transposée dans le cas où une procédure de mise en concurrence était prévue par le Code des transports.

En retenant cette erreur de droit, le Conseil d’Etat a été amené à régler l’affaire au fond et à s’interroger sur la nature du contrat en cause.

B. La nature de contrat de concession affirmée : la distinction entre concession et convention d’occupation du domaine public

Cet arrêt a été l’occasion pour le Conseil d’Etat d’appliquer pour la première fois les dispositions de l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 en qualifiant la convention de terminal portuaire de concession de services.

La question qui se pose devant le Conseil d’Etat est inédite au regard des nouvelles dispositions et s’articule en deux temps : premièrement est-ce que la convention de terminal en cause ayant pour objet la gestion et l'exploitation d'un terminal portuaire est une concession au sens de l'article 5 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession ? Deuxièmement, cette qualification, si elle est retenue, s’applique-t-elle également à la convention de mise en régie ?

Pour rappel, alors que le droit français définissait l'objet de la concession à travers la réalisation de travaux publics ou la prise en charge d'une mission de service public, c’était le risque d’exploitation à la charge du titulaire de la concession qui était déterminant en droit de l’Union européenne[4]. Le droit de l'Union a mis l'accent, non sur l'objet du contrat qui est largement commun à celui des marchés publics, mais sur la prise en charge d'un risque d'exploitation par le concessionnaire. Ainsi, la concession de services est définie par l’article 5 de la récente ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession transposant la directive 2014/23/UE : « Les contrats de concession sont les contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes soumises à la présente ordonnance confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ».

Le Conseil d’Etat a fait donc application de cette disposition et considère que la convention en litige confie à la société « le soin de réaliser les investissements nécessaires, d’assurer la pérennité de l’exploitation et de permettre le développement de l’activité sur le site du Verdon ». La distinction avec la convention d’occupation du domaine public est clairement affirmée ici dans la mesure où l’objet consiste ici en l’exécution d’une prestation de services pour les besoins du GPMB. En l’espèce, la convention a pour objet principal l'exécution, pour les besoins d'un grand port maritime, d'une prestation de services rémunérée par une contrepartie économique constituée d'un droit d'exploitation et qu'elle transfert au cocontractant le risque d'exploitation. A l’évidence, cette convention ne peut être vue comme une simple convention d'occupation du domaine public.

Ainsi, et à la lecture des conclusions du rapporteur public Gilles Pelissier, le Conseil d’Etat a jugé comme déterminante la satisfaction du besoin du pouvoir adjudicateur et pas seulement le transfert d’un droit d’exploitation, reprenant ainsi l’analyse des juges de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment dans l’arrêt Helmut Muller[5]. A ce titre, l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics renforce aussi cette distinction. L’article 101 de l’ordonnance modifie l’article 2122-6 du Code général de la propriété des personnes publiques et dispose que ces conventions d’occupation du domaine public ne peuvent avoir pour objet « l'exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d'une mission de service public, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, pour le compte ou pour les besoins d'un acheteur soumis à l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ou d'une autorité concédante ». L’arrêt s’inscrit dans cette logique.

Enfin, cette qualification s’applique tant à la convention initiale qu’à la convention de mise en régie litigieuse[6]. En effet, la convention de mise en régie conclue avec la SMPA confie à cette société l'intégralité des droits et obligations issus de la convention de terminal, conclue le 19 décembre 2014. Dès lors, la convention de terminal entre le GPMB et la société Europe, dont découle la convention mise en régie, a « le caractère d'une concession de services au sens et pour l'application de l'article 5 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession ». C’est donc une concession de services et, de ce fait, un contrat visé par l’article L. 551-1 du code de justice administrative relevant de la compétence du juge du référé contractuel.

La convention de mise en régie, ainsi qualifiée de concession de services, n’avait toutefois pas fait l’objet d’une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable. C’est le deuxième apport de l’arrêt.

II. Une obligation de publicité et de mise en concurrence levée en cas d’urgence

Depuis un arrêt du 4 avril 2016[7], l'autorité concédante est fondée à se dispenser du respect des règles de publicité et de mise en concurrence en cas d’urgence. Cette position a été réitérée par le Conseil d’Etat pour les concessions de services (A) tout en modifiant quelque peu les conditions de mise en œuvre de cette exception pour les besoins du litige (B).

A) Une possibilité réaffirmée pour les concessions de services

L’article L. 551-18 du code de justice administrative concernant le référé contractuel permet au juge d’annuler un contrat de la commande publique notamment en l’absence des mesures de publicité. Or, en l’espèce, la convention de régie a été conclue de gré à gré. Le GPBM arguait de l’urgence pour justifier cette absence.

En premier lieu, il faut préciser que ni l'ordonnance du 29 janvier 2016, ni son décret d'application, ne prévoient de dérogation en cas d’urgence aux règles de mise en concurrence auxquelles sont soumis ces contrats. Cette hypothèse a été longtemps ignorée en ce qui concerne le droit des concessions alors que le droit des marchés publics prévoit cette possibilité de longue date. L’urgence n’était appréhendée que dans le cadre d’une prolongation de la convention pour motif d’intérêt général[9].

Face à ce vide juridique, le Conseil  d’État  a  affirmé une première fois,  dans un arrêt en date du 4 avril 2016, que l’autorité publique concédante peut, en cas d’urgence,  conclure,  à  titre  provisoire,  une  délégation de service public sans  respecter au préalable les règles de publicité prescrites[10]. Trois conditions doivent être réunies selon le Conseil d’Etat, s’inspirant très fortement du dispositif existant pour les marchés publics :

· L’autorité publique concédante doit être dans l’impossibilité soudaine, indépendamment de sa volonté, de continuer à  faire  assurer  le  service  par  son  cocontractant  ou  de l’assurer elle-même ;

· Cette possibilité doit  être  justifiée  par  un  motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public ;

· La durée de ce contrat ne saurait excéder celle requise pour mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence, si la collectivité entend poursuivre la délégation du service, ou, au cas contraire, pour organiser les conditions de sa reprise en régie ou pour en redéfinir la consistance.

Le rapporteur public justifie l’application du régime applicable aux marchés publics en cas d’urgence aux délégations de service public par un souci de cohérence. En effet, « dans la mesure où les deux contrats ne se distinguent que par les modalités de la rémunération du titulaire, rien ne justifierait de ne pas tenir compte de l'urgence pour une concession alors qu'elle peut l'être pour un marché »[11].

L’arrêt commenté affirme de nouveau la position du Conseil d’Etat et applique les règles ainsi dégagées aux concessions de service. Pour de certains commentateurs, cette solution avait vocation à « être étendue aux concessions de services dans leur ensemble, qu'elles portent ou non sur la gestion d'un service public »[12]. C’est chose faite avec cet arrêt.   Le Conseil d’État réitère ainsi cette position sous l’empire de la nouvelle règlementation régissant les concessions de services. Toutefois, au-delà de cette réaffirmation formelle, la Haute Cour va plus loin en modifiant la solution retenue précédemment.

B) Une possibilité aux conditions assouplies

Qu’en est-il en l’espèce ? Les conditions posées par la jurisprudence permettant de conclure une convention sans publicité ni mise en concurrence sont-elle remplies ?

Au regard des conditions posées par l’arrêt du 4 avril 2016, une difficulté aurait pu apparaître dans la mesure où l’autorité concédante n’était pas dans l’impossibilité soudaine, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même. En effet, la société Europorte n’a pas soudainement disparu : une procédure de médiation a été mise en place et surtout la convention initiale n'avait connu aucun début d'exécution depuis décembre 2014 avant qu’une convention de mise en régie ne soit conclue en septembre 2016.

Pour combler cette difficulté, la formule retenue par le Conseil d’Etat diffère quelque peu de l’arrêt du 4 avril 2016. En effet, l'impossibilité d'assurer la continuité du service n’a plus à être « soudaine ». Au cas d’espèce, le GPMB « a été placé dans une situation urgente du fait de la défaillance de son cocontractant et de l'échec de la médiation organisée par le ministre chargé des transports, empêchant toute exploitation du terminal du Verdon ». L’abandon de la soudaineté se justifiait en ce sens et permettait de retenir l’urgence en l’espèce.

Concernant les autres conditions posées par la jurisprudence, le motif d’intérêt général apparaît évident et tenait à la continuité du service public portuaire. Le juge relève que le transit portuaire s'effectuant actuellement par le terminal de Bassens lequel ne permet pas d'accueillir des navires d'un tonnage conforme aux attentes des grands opérateurs maritimes. En outre, certains contrats ne pouvaient plus être honorés. Le motif d’intérêt général était rempli.

En dernier lieu, le Conseil d’Etat relève l’impact limité de cette convention de régie puisqu’elle n’est « conclue qu'à titre provisoire pour pallier la défaillance de la société Europorte dans l'attente de la désignation d'un nouveau titulaire de la convention de terminal » et doit prendre fin « au plus tard dix-huit mois après l'entrée en vigueur de la mise en régie ». Le caractère provisoire semblait déterminant pour le juge dans son appréciation de l’urgence. La solution serait-elle différente en l’absence du caractère provisoire de la convention de régie ? En tout état de cause, l’urgence en l’espèce est donc établie et le GPMB était fondé pour conclure une convention de régie dans ces circonstances.

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 Walid HABIBI ALAOUI

 

[1] CE, 7/2e, 14 février 2017,Sea Invest Bordeaux, n° 405157, Publié au recueil Lebon

[2] TA Bordeaux, ord., 4 novembre 2016, n° 1604533, Sea Invest Bordeaux

[3] CE, 7/2e, 3 décembre 2014, Etablissement public Tisséo, n° 384170, mentionné dans les tables du recueil Lebon

[4] Contrats et Marchés publics n° 4, Avril 2017, comm. 99 « La consécration de la concession de services » Commentaire par Gabriel ECKERT

[5] CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller, aff. C-451/08

[6] AJ Contrat 2017, p.184, « Une concession publique peut être attribuée provisoirement sans respecter les règles de publicité en cas d'urgence », Jean-David Dreyfus

[7] CE, 7/2e, 4 avril 2016, n° 396191, Communauté d'agglomération du centre de la Martinique, mentionné dans les tables du recueil Lebon

[8] Contrats et Marchés publics n° 3, Mars 2017, étude 3, « Le juge administratif, l'autorité concédante et l'urgence : précisions sur CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d'agglomération du centre de la Martinique », Etude par Céline FRACKOWIAK

[9] Article L. 1411-2 du Code général des collectivités territoriales (CGCT)

[10] CE, 7/2e, 4 avril 2016, Communauté d'agglomération du centre de la Martinique, n° 396191, mentionné dans les tables du recueil Lebon

[11] Conclusion de M. Giles Pellissier, sous l’arrêt précité

[12] Contrats et Marchés publics n° 3, Mars 2017, étude 3, « Le juge administratif, l'autorité concédante et l'urgence : précisions sur CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d'agglomération du centre de la Martinique », Etude par Céline FRACKOWIAK