M. Frédéric JAPPONT - Vice-président près le Tribunal de Grande Instance d’Evry

Extrait de la Gazette n°36 - Janvier 2019 - Propos recueillis par Anaïs Gauthier

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Frédéric JAPPONT

Vice-président près le Tribunal de Grande Instance d’Evry

Pourriez-vous exposer à nos lecteurs quel a été votre parcours ?

Je suis titulaire d’un DEA de droit public général que j’ai poursuivi par une thèse ayant pour objet la régulation de l’économie de marché par des autorités indépendantes. Pendant ma thèse, qui a duré 6 ans, j’ai été en parallèle assistant de justice dans un tribunal de grande instance, et il s’avère, alors que se posait la question de l'enseignement universitaire ou non, que c’est ce poste qui m’a donné l’envie d’intégrer ultérieurement la magistrature judiciaire.

Après ma thèse, je n’avais plus l’âge requis pour passer le premier concours de l’ENM. J’ai donc pris le parti de patienter en gardant cette idée à l'esprit. Dans l’attente, il me semblait pertinent d’exercer la profession d’avocat.

J’ai ainsi passé le barreau de Paris et ai intégré l’IDPA, qui ma paraissait correspondre à ma formation et à mon profil. Ce cursus a été un vrai atout qui m'a permis de nouer des contacts importants et d'acquérir une expérience professionnelle riche.

J’ai effectué mon stage dans le cadre de l’IDPA à la direction juridique d’EDF. A l’issue, j'ai eu une proposition d'embauche au sein de ladite direction mais j'ai privilégié le projet d'exercer la profession d’avocat. J’ai finalement été recruté dans un cabinet d’avocats aux Conseils, à l'époque la SCP Vier, Barthélémy, Matuchansky, désormais la SCP Matuchansky, Poupot et Valdelièvre.

Pendant deux années j’ai été collaborateur dans ce cabinet et j’y ai rédigé à la fois aussi bien des mémoires devant le Conseil d’État, dans le domaine de la fonction publique et de l'urbanisme commercial notamment, mais également devant la Cour de cassation, surtout en droit bancaire.

Dès que j’en ai eu l’opportunité, j’ai sollicité mon intégration dans la magistrature judiciaire en 2008.

Quelles sont vos fonctions au sein du Tribunal de Grande Instance d’Evry ? Comment êtes-vous passé d’avocat spécialisé en droit public aux fonctions de juge judiciaire ?

J'ai toujours eu un parcours privilégiant la transversalité du droit, et donc toujours eu à connaître du droit public comme du droit privé.

J’occupe actuellement mon troisième poste dans la magistrature judiciaire en tant que Vice-président auprès du TGI d’Evry. Je suis en charge de la présidence d'audiences correctionnelles collégiales de comparution immédiate et j’ai par ailleurs une fonction résiduelle de juge des libertés et de la détention.

Mon premier poste a été celui de juge des enfants au TGI de Cayenne, en charge du contentieux de tout l'Ouest guyanais. J’ai ensuite exercé mes fonctions au TGI de Bobigny pendant quatre années. Tout d'abord une année dans une chambre civile spécialisée en droit des contrats, puis 3 années en tant qu'assesseur au sein de la chambre économique et financière du Tribunal, en charge notamment des contentieux relatifs aux escroqueries, abus de confiance, droit de la consommation mais aussi de tout ce qui a trait au contentieux de l’habitat indigne et insalubre.

Pendant ces années à Bobigny, j'ai également exercé des fonctions annexes en qualité de président de la Commission départementale d’aide sociale de la Seine Saint Denis, qui était jusqu'à décembre 2018 une juridiction administrative spéciale de premier degré ayant à connaître des recours contentieux relatifs à la CMU, à l’ancien RMI et au RSA, à l'allocation adulte handicapé (AAH) et aux actions des départements en recouvrement des indus. L’appel des décisions de cette juridiction s’exercait devant la Commission centrale d’aide sociale tandis que le Conseil d’État en était le juge de cassation. Il fallait une certaine appétence pour le droit public et le contentieux de l’excès de pouvoir, pour pouvoir exercer ces fonctions. Et finalement, je me rends compte avec le temps de la pertinence des propos de Charles-Louis Vier, dont j’étais le collaborateur, à savoir que ma formation de publiciste me servirait toute ma vie de juge judiciaire.

C'est aussi le cas lorsque j'ai à aborder le contentieux de la rétention administrative des personnes étrangères en tant que juge des libertés et de la détention. Ce contentieux relevait antérieurement du juge administratif, mais à regarder de plus près, même si c'est désormais le juge judiciaire qui est aujourd'hui compétent pour en connaître, les moyens soulevés sont pour la plupart des moyens classiques de droit administratif (erreur de droit, erreur manifeste d'appréciation, etc.).

Quel est votre regard sur l’évolution à venir de la justice et notamment les réformes touchant les tribunaux de grande instance ?

Il s'agit d'un sujet délicat et bien trop vaste pour en parler en quelques mots. Il me paraît en tout cas concernant la réforme des tribunaux de grande instance, par exemple, pas toujours évident pour un justiciable de pouvoir identifier quel est le tribunal compétent.

Les justiciables ont besoin d’identifier, suivant le contentieux, la juridiction compétente et le recours qu’ils doivent faire. L’idée de la simplification est pertinente. Après, elle peut être décriée par rapport aux craintes de recul sur la question de proximité vis à vis des justiciables. A priori, il n'est pas envisagé dans le cadre de la réforme de la justice de suppression physique des tribunaux d'instance, mais il y a la crainte de voir la création de déserts judiciaires ou la transformation des juridictions de proximité en "coquilles vides". Après on fera le bilan, on verra bien ce qu’il en est.

La question du tribunal criminel qui serait institué au sein de chaque département afin de désengorger les Cours d’assises est aussi un sujet délicat. Elle pose selon moi de nombreuses interrogations quant aux effectifs de magistrats et de greffiers qui seront dévolus à cette nouvelle instance...

Dans votre pratique quotidienne, comment exercez-vous les questions de droit privé de l’urbanisme, et pensez-vous qu’un jour nous pourrons éradiquer le fléau des marchands de sommeil ?

Le contentieux judiciaire de l’urbanisme est principalement envisagé sous l’angle pénal, sauf devant le juge civil des référés quand il s’agit d'aborder la question des immeubles menaçant ruine.

Dans ma pratique, j’ai eu à traiter uniquement du contentieux pénal relatif à l’habitat indigne et insalubre au Tribunal de grande instance de Bobigny. C’est un contentieux qui a été en constante augmentation ces dernières années, du fait que le Parquet de Bobigny en a fait une question prioritaire en matière de politique pénale dans le ressort de la Seine-Saint-Denis où sévissent effectivement de nombreux "marchands de sommeil". D'où des poursuites importantes et de nombreuses affaires à juger.

Il sera difficile en l'état d'éradiquer ce fléau étant donné qu'on ne peut empêcher de façon générale un individu de commettre une infraction, et tant la question est complexe. Elle met en exergue, certes, les responsabilités des propriétaires mais met aussi en lumière quelquefois l'inaction de certaines communes. Elle se heurte en outre au comportement de certaines victimes qui pour certaines d'entre elles ne désirent pas porter plainte au motif que les propriétaires en cause leur permettent de bénéficier d'un domicile, en dépit des conditions d'hébergement indignes.

L'autre particularité constatée au cours de ces dernières années, c'est que sur le contentieux de l'habitat indigne s’agrègent d’autres types d’infractions. Les personnes sont ainsi également souvent poursuivies pour escroquerie, abus de confiance ou aide au séjour de personnes étrangères en situation irrégulière.

Pourriez-vous pour nos lecteurs revenir en quelques mots sur la thèse que vous avez réalisée, portant sur la régulation de l’économie de marché par les autorités indépendantes ?

Cette thèse date de 2004, à une époque où la notion de régulation était encore une notion floue. L’objectif était de partir d'une vision concrète, en s'attachant à la pratique de différentes autorités publiques indépendantes intervenant dans le secteur économique, telles que l’autorité de la concurrence, l’AMF, la CRE, l’ARCEP et différentes autorités intervenant dans le domaine des assurances et le domaine bancaire. Il s'agissait également de privilégier une transversalité juridique en traitant de la sociologie des organisations, de la science administrative, du droit international, du droit public, et aussi du droit privé, et d'analyser l’articulation des compétences entre ces autorités, les confrontations ou les collaborations entres elles, leurs interactions avec différentes institutions dont le pouvoir politique, ainsi que celles avec le juge judiciaire et le juge administratif.

L’idée finale était qu’à travers tous ces éléments, il était possible de parvenir à une définition d'une notion spécifique de régulation qui tendait à la recherche d’un équilibre subtil entre notamment les règles de la concurrence et l’intérêt général.

Cette thèse permettait de voir concrètement comment ces autorités arrivaient à cet équilibre, et de déterminer qu'elles étaient susceptibles, suivant les circonstances, de faire prédominer les règles concurrentielles s’agissant de l’ouverture des marchés, ou l’intérêt général sur d’autres préoccupations.

Quel(s) conseil(s) pouvez-vous délivrer aux étudiants de l’IDPA ?

Je pense qu’il est nécessaire, quand on intègre l’IDPA, d’avoir un objectif professionnel en tête, ou au moins d’avoir une ligne directrice.

Ce qui me paraît important, et en tout cas c'est le message que je souhaite faire passer aux étudiants, c’est de bien comprendre que nous sommes juristes avant tout, quelle que soit notre spécialisation, notre domaine de prédilection, et que nous devons être capables de passer d’un contentieux à l’autre. C’est cela la vraie richesse. Nous avons cette chance dans le domaine juridique de pouvoir changer de profession selon nos envies, nos situations personnelles ou familiales, et de passer par exemple de la profession d’avocat par exemple à celle de magistrat, et inversement, voire de devenir juristes dans une entreprise, une société ou une collectivité locale. Nous, magistrats judiciaires, pouvons être détachés dans des administrations voire des juridictions administratives. Dans certains pays comme les Etats-Unis où la formation professionnelle s'effectue plus par le biais des grandes Universités que par celui des grandes Ecoles, il est usuel de voir des avocats devenir magistrats. Il ne faut donc pas se fermer de portes dans le cadre d’une carrière professionnelle et garder l'esprit ouvert.

Auriez-vous, en votre qualité de juge judiciaire, des conseils à donner aux avocats que vous pouvez rencontrer ?

J’ai une conception selon laquelle avocats et magistrats sont partenaires de travail et qu'il ne doit pas y avoir de défiance entre eux. Il est donc important que chacun apporte au débat une vraie valeur ajoutée. Et en général, dans ma pratique je constate que de bonnes conclusions donnent souvent lieu  à des bons jugements.

Dans le contentieux de l’habitat indigne et insalubre par exemple, l’avocat publiciste a toute sa place et un rôle qui pourrait croître selon moi encore plus par l'utilisation de citations directes. Il intervient généralement en qualité de représentant de la commune partie civile, aussi bien lors de la préparation des dossiers avec le Parquet que lors de l’audience en elle-même. Il faut savoir à ce propos qu'en région parisienne, dans ce type de contentieux, il y a souvent des réunions préparatoires qui sont organisées entre le Parquet, les communes et leurs avocats afin de faire le point sur les dossiers.

L’avocat qui maîtrise la procédure peut intervenir pertinemment lors de l'audience en fournissant de multiples éléments au tribunal. Il s'agit en tout état de cause d’apporter suffisamment d’éléments d’explication, juridiques et techniques pour que le tribunal puisse prendre sa décision de la façon la plus éclairée.

Cette intervention est d'autant plus importante dans les juridictions de moyenne ou petite taille. Car si dans les grands tribunaux il existe des chambres spécialisées, avec un parquet spécialisé, ce n'est souvent pas le cas sur l'ensemble du territoire. Ce contentieux peut donc se retrouver noyé dans la masse des autres contentieux tels que ceux du trafic de stupéfiants, des violences conjugales ou des infractions routières, et le tribunal comme le ministère public ne vont pas forcément être au fait de ce dernier.