Extrait de la Gazette n°22 - Octobre 2016 - Propos recueillis par Christophe Farineau et Alexandre Rennesson
Me Gabriel BENESTY
Avocat associé - Benesty Avocats - Candidat au Conseil de l'Ordre des avocats de Paris
Maître Gabriel BENESTY, pouvez-vous nous présenter brièvement votre parcours ?
Après avoir fait partie de la première promotion de l’IDPA (promotion 1989), j’ai démarré ma carrière en entreprise : c’était ma volonté initiale lorsque j’étais étudiant. Puis, je suis devenu conseil juridique avant d’embrasser la profession d’avocat en 1994 après la fusion des professions juridiques. Je me suis alors directement installé à mon compte.
Ce qui aujourd’hui paraît être atypique ...
Certainement. Néanmoins, en 1994, le contexte économique était difficile avec la crise monétaire de 1993. On me disait déjà que c’était complètement déraisonnable de m’installer. Je l’ai fait dans le cadre d’une SELARL et, très rapidement, j’ai recruté cinq collaborateurs publicistes. L’activité a connu un développement certain à partir des années 1996-1998, en particulier sur le marché des télécommunications qui était alors en pleine expansion. En parallèle, nous avons développé une activité importante en matière d’urbanisme. Le cabinet s’est développé dans le cadre d’une AARPI avec deux associés issus de l’IDPA, Philippe TAITHE et Cécile PANASSAC. Nos collaborateurs venaient également, pour l’essentiel, de l’IDPA.
L’an dernier, j’ai décidé de revenir à une activité individuelle pour mes dernières années d’exercice et ceci pour deux raisons essentielles. D’une part, j’étais trop accaparé par la gestion du cabinet et, partant, je n’avais pas assez de temps pour me consacrer à la réflexion juridique, chose essentielle à mes yeux. D’autre part, la soumission à la réglementation sur les marchés publics était trop pesante et chronophage.
Quels souvenirs gardez-vous de l’IDPA ?
L’année où l’IDPA a été créé par Maître Jean‐Pierre BOIVIN, aucun élève ne souhaitait, lors de l’inscription, devenir avocat. Nous voulions tous intégrer l’entreprise ou la fonction publique car c’était pour nous les seules voies pour un publiciste. C’est tout l’honneur de Jean-Pierre Boivin et du Bâtonnier LAFARGE d’avoir perçu qu’une activité d’avocat en droit public des affaires émergeait et qu’il y avait un intérêt pour les étudiants à suivre une telle formation. Il faut bien comprendre qu’à l’époque, affubler le mot « affaires » au droit public était pour certains une hérésie. Au terme de notre formation, six d’entre nous sont finalement entrés au Barreau...
Une autre innovation de l’IDPA résidait dans les stages de six mois. Grâce à ce dispositif, nous sommes devenus les premiers étudiants - universitaires - à intégrer le Conseil d’État. En effet, pour cette institution, le fait d’accueillir des stagiaires qui pouvaient ne pas préparer l’ÉNA ou un IRA était une première.
Vous faites partie des candidats au conseil de l’Ordre des avocats de Paris. Quel doit être, selon vous, le rôle de cette institution aujourd’hui ?
L’intérêt du Conseil de l’Ordre réside dans son pluralisme : l’Ordre n’est pas un seul homme, pas une seule femme, pas le seul Bâtonnier. Le Conseil a, à cet égard, un véritable rôle de représentativité, il doit être le parlement des avocats de Paris. Tout le monde peut aujourd’hui constater, grâce à la retransmission des réunions du Conseil, que c’est un vrai lieu de débat, avec de véritables oppositions, de recherche d’un consensus pour aboutir, in fine, à la formation d’une décision.
Pour que cela soit satisfaisant, il faut un Ordre véritablement représentatif du Barreau. Tous les domaines d’activité, tous les modes de fonctionnement doivent être présents. Par exemple, sur les 28 000 avocats parisiens, 45% exercent à titre individuel, ce qui est considérable. Il faut absolument que ces avocats soient suffisamment représentés. Cette représentation permet l’unité de la profession au sein du barreau, l’Ordre définissant un socle commun à tous.
Par ailleurs, je profite de cette question pour souligner le fait qu’il est indispensable de récréer un lien entre l’Ordre et la profession. Aujourd’hui, il y a 50 % d’abstention aux élections ordinales, ce qui est dramatique au regard des enjeux.
En ce qui me concerne, j’ai été président de la Commission ouverte de droit public, membre du Conseil consultatif de la CARPA et responsable pédagogique d’enseignement à l’EFB avant de rejoindre l’Ecole de droit de Sciences-Po. J’ai pu voir comment fonctionnait l’Ordre. J’ai aussi travaillé au Conseil national des Barreaux en tant qu’expert du groupe de travail « Droit public » et de la commission « Droit & entreprise ». Dans le cadre de ces fonctions, j’ai collaboré avec des confrères avec lesquels j’avais quelquefois des désaccords. Néanmoins, je constate, dès lors que les personnes sont de bonne volonté, qu’il est possible de construire des consensus dans l’intérêt de la profession. C’est ainsi que doit fonctionner l’Ordre.
Vous avez évoqué le sujet des commissions ouvertes. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Les commissions ouvertes sont constituées, à côté du Conseil de l’Ordre, et réunissent toutes les personnes qui le souhaitent, y compris des non-avocats ou des élèves-avocats. Elles ont un rôle de réflexion et de recherche (production de rapports) y compris sur la formation des avocats. Des objectifs généraux sont donnés par le Bâtonnier mais les commissions ont une liberté d’action très étendue. Ces groupes de réflexion doivent conserver une indépendance par rapport à l’Ordre afin de livrer une parole sincère sur un sujet donné, à un moment donné...
Est-il rare qu’un publiciste soit élu au Conseil de l’Ordre ?
Il n’est pas rare qu’un avocat ayant une formation en droit public soit élu au Conseil de l’Ordre, notamment du fait de la proximité entre les matières pénale et administrative. C’est le cas par exemple du Bâtonnier Pierre-Olivier SUR. Toutefois, il est beaucoup plus rare d’y retrouver un avocat exerçant véritablement le droit public. De mémoire, les derniers sont Maître Xavier DELCROS (NDLR : membre du Conseil de l’Ordre de 2008 à 2010) et Maître Jean-Jacques ISRAEL (NDLR : membre du Conseil de l’Ordre de 1998 à 2000).
Malgré cela, il ne faut pas oublier qu’il y a des membres du Conseil qui n’ont jamais fait de droit public et qui, pour autant, défendent nos intérêts. Il peut par exemple s’agir de membres exerçant au sein de cabinets où le droit public occupe une place importante ou encore de fiscalistes ou d’environnementalistes qui ont des préoccupations communes avec les publicistes, notamment en matière de procédure.
Partant, on ne peut pas dire que le Conseil de l’Ordre se désintéresse des problématiques des avocats publicistes.
Quel peut-être le rôle, la spécificité d’un membre publiciste ? Quels enjeux souhaitez-vous porter ?
Une problématique essentielle est celle de l’anticipation. Je crois qu’il faut arrêter de réagir à la dernière minute à des choses qui ont déjà été débattues et réglées au Conseil d’État. Nous devons être davantage capables de participer à l’élaboration de ce que sera le droit administratif et la procédure administrative de demain.
Quelques illustrations. L’avenir du rapporteur public pose sans aucun doute question : 30 % des dossiers entrants sont aujourd’hui réglés par des ordonnances et celles-ci vont désormais pouvoir être prises par les rapporteurs ; ce taux va donc mécaniquement augmenter. Le rapporteur public n’intervient pas dans ce cadre. Il n’intervient pas non plus dans un très grand nombre d’affaires où il existe une dispense possible et qui représente parfois 45 % du contentieux (permis de conduire, droit au logement opposable, droits sociaux, finances locales, permis de construire). Au regard des contraintes budgétaires et de la volonté de réduire les délais de procédure, on peut se demander si le rapporteur public ne va pas, à terme, tout simplement disparaître. Partant, il faut que nous anticipions cette évolution et l’incidence qu’elle pourrait avoir sur le contentieux de manière plus générale.
Autre exemple, nous assistons aujourd’hui à une subjectivisation du contentieux administratif, notamment depuis les jurisprudences Danthony ou Société Tropic Travaux Signalisation. En d’autres termes, on cherche de moins en moins à savoir si les actes de l’administration sont légaux, mais plutôt s’ils lèsent ou non le requérant. Dès lors, il est nécessaire de s’interroger sur les conséquences d’une telle évolution.
Enfin, l’arrivée des modes alternatifs de règlement des litiges semble inéluctable dans le contentieux administratif et elle ne peut se faire sans la présence des avocats. Là, il ne s’agit plus d’anticipation, mais d’une urgence.
Si les avocats n’entament pas la réflexion sur ces sujets, d’autres le feront avant eux et nous nous retrouverons, comment actuellement, les derniers consultés, souvent simplement pour le principe.
Vous avez tout à l’heure évoqué votre lassitude face à la mise en concurrence des avocats, qui vous a d’ailleurs conduit à retourner vers un exercice individuel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il faut continuer le combat sur les marchés publics. C’est d’autant plus essentiel que la mise en concurrence des avocats reflète quelque chose de beaucoup plus général et grave selon moi : l’absence de considération des pouvoirs publics pour la profession d’avocat. La protection des deniers publics est un enjeu important mais il ne faut pas qu’elle se fasse au détriment de la protection juridique des personnes publiques. Le rapport du 28 juin 2016 sur la protection des magistrats soulignait la mauvaise qualité de la défense dont bénéficiaient les juges dans le cadre de leur protection statutaire. Mais comment espérer bénéficier d’une bonne défense dès lors que sa mise en œuvre passe par une procédure au terme de laquelle, le plus souvent, le candidat le moins cher est retenu ?
Comment réduire l’importance du critère financier ?
En premier lieu, la nouvelle réglementation, avec les articles 28 et 29 du décret du 25 mars 2016, permet de recourir à une procédure bien plus allégée que la procédure adaptée en matière de représentation en justice et de conseils associés. Il faut que les personnes publiques l’appliquent, qu’elles fassent de vraies négociations en assumant leur choix financier.
En second lieu, il est important de souligner que le Conseil d’État n’a jamais écrit que le prix devait être déterminant. Au contraire, les juridictions administratives se plaignent régulièrement de la mauvaise qualité de certaines écritures, dont on peut parfois supposer qu’elles ont fait l’objet d’un prix au rabais.
C’est donc aux acheteurs publics d’évoluer, il faut changer les mentalités !
Que fait l’Ordre pour contrer ce cercle vicieux ?
Depuis 10 ans au moins, tous les bâtonniers se sont penchés sur la question parce qu’au delà des publicistes, elle remet en cause l’intuitu personae, le lien de confiance, qui doit être au cœur de la relation entre l’avocat et son client.
Le Bâtonnier Christiane FERAL-SCHUHL a par exemple créé l’Observatoire des marchés publics pour repérer, dans les marchés publics de services juridiques, les atteintes au périmètre du droit, les offres anormalement basses et la présence de sous‐traitances irrégulières. Le Bâtonnier Pierre-Olivier SUR a poursuivi cette action. Le Bâtonnier Frédéric SICARD a, quant à lui, décidé de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme sur cette problématique de la mise en concurrence. Cela démontre bien l’importance de cette question : c’est la conception même de la profession d’avocat qui est en cause.
Vous avez cité le rapport de juin dernier sur la protection des magistrats. Ce rapport soulignait un antagonisme croissant entre les magistrats et les avocats dans le domaine judiciaire. Retrouve-t-on une telle évolution en matière administrative ?
Je ne le crois pas. En effet, mon expérience me fait dire qu’il y a très peu de difficultés relationnelles entre magistrats administratifs et avocats publicistes et, au contraire, un certain respect mutuel. Paradoxalement, l’émergence de l’oralité a d’ailleurs favorisé ces bonnes relations alors que dans le domaine judiciaire, le débat oral est de plus en plus vu comme une source de désagréments.
Je crois que la grande différence entre les ordres judiciaire et administratif est la plus faible part de stress que connaissent les magistrats et les avocats dans ce dernier. La seule juridiction administrative qui fait face à un tel stress et où des relations conflictuelles entre avocats et magistrats existent – ou ont existé - est la Cour nationale du droit d’asile avec ses plus de 35 000 affaires par an. Les enjeux humains y sont importants, engendrent une « défense de stress » qui acerbe les problèmes de chacun : atteindre ses objectifs de résultat pour le juge et être confronté aux spécificités humaines et juridiques de ce contentieux pour l’avocat. L’arrivée à la présidence de la Cour de Madame DE SEGONZAC a pour l’instant permis de réinstaurer le dialogue - même si tous les problèmes ne sont pas réglés.
Pour le reste, la procédure administrative permet aujourd’hui un travail serein. Nous pouvons cependant nous inquiéter des dernières réformes mises en œuvre dans une optique de meilleure gestion des flux. Ainsi, l’ordonnance de clôture est présentée comme empêchant l’administration de tarder à répondre ; mais elle est aussi restrictive pour l’administré. Quant à l’ordonnance de tri, elle va désormais échapper aux présidents de juridiction et être prise par un magistrat, ce qui va certainement en augmenter le nombre. Il y a aussi la question de la cristallisation des moyens. Celle-ci est déjà possible en matière d’urbanisme, le juge pouvant, s’il est saisi par une partie d’une demande en ce sens, fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués. Cela s’explique, en urbanisme, par la complexité de la matière et l’impossibilité pour le juge de recourir à l’économie des moyens. Néanmoins, l’extension de cette faculté à tout le contentieux et à l’initiative de la juridiction constitue un corset qui va être source de stress et d’affrontement entre magistrats et avocats.
Plus globalement, quels sont, d’après vous, les grands enjeux de la profession de demain ?
Je veux dire à nouveau, en premier lieu, que les problématiques de droit public précédemment évoquées ne sont que la partie émergée de l’iceberg et révèlent toute une réalité plus générale : le manque de reconnaissance de la profession.
Les avocats sont des auxiliaires de justice et non des auxiliaires judiciaires. Nous participons à la construction des décisions, à l’œuvre de justice mais nous ne sommes pas les aides passifs – pour ne pas dire serviles – des juridictions ; nous ne sommes pas des officiers ministériels mais des libéraux. En somme, notre position est par nature subjective et indépendante ! Aujourd’hui, je crois que la qualité d’auxiliaire de justice est dévoyée en France et la profession s’en trouve dévalorisée. Il est d’ailleurs frappant de constater que parfois la parole de notre Bâtonnier a plus de poids à Bamako, Washington ou Dehli qu’à Paris.
En second lieu, de nouveaux débats animent et intéressent aujourd’hui la profession. Pour n’en citer que quelques uns, il s’agit des débats sur l’avocat en entreprise, sur l’entrée des capitaux privés dans les cabinets ou sur l’ouverture à l’innovation. Des questions traditionnelles demeurent également très prégnantes. En premier, le secret professionnel. Mais c’est aussi par exemple le cas du statut de collaborateur libéral. D’aucuns considèrent que ce statut se rapproche du salariat du fait de l’existence d’un certain lien de subordination, de congés rémunérés, d’assurances ou de régimes de maternité et de paternité. Cela ne doit pas aboutir à faire disparaître le statut de collaborateur libéral. D’ailleurs, on constate, dans les sondages de l’Union des jeunes avocats notamment, une vraie volonté de le conserver. Toutefois, force est de constater qu’il existe un questionnement et que la situation doit évoluer.
Certains ont également l’impression que beaucoup de collaborateurs libéraux ne bénéficient pas du principal avantage attaché à ce statut, à savoir la possibilité véritable de développer une clientèle personnelle. Selon vous, que faut-il en déduire ?
Il faut montrer que la collaboration libérale est un véritable choix et permettre aux avocats de devenir collaborateur salarié quand ils le souhaitent. Ce choix ne peut être fait uniquement lors de la signature de sa première collaboration. À ce moment-là, on ne sait pas si on aura l’envie et la capacité de devenir un entrepreneur. Il faut donc permettre aux avocats, au bout de quelques années de collaboration, de réexprimer leur choix sur la collaboration libérale ou salariée et éviter des requalifications néfastes pour tous. Là aussi, nous devons anticiper pour présenter aux pouvoirs publics nos solutions en faisant preuve de créativité. Et je pense que les avocats publicistes savent faire preuve de créativité.