L’action en concurrence déloyale : une tactique ouverte au praticien de la commande publique devant le juge judiciaire - Cour de Cassation., 25 juin 2025, n° 24- 18.905, B

Deux sociétés, Vert Marine et Action Développement Loisir (ADL ci-après), ont candidaté pour l’attribution d’un contrat de délégation de service public portant sur l’exploitation d’un centre aquatique. Au terme de la procédure depassation, le syndicat intercommunal du centre aquatique en a attribué l’exploitation commerciale et technique à la société ADL, à laquelle s’est substituée la société Couzé’O.

La société Vert Marine, exposant que l’offre de la société ADL, plus attractive financièrement, repose sur l’application de la convention collective nationale des espaces de loisirs, d’attractions et culturels (CCN ELAC) alors que les activités concernées par le contrat relèvent de la convention collective nationale du sport (CCNS), dont le coût d’application pour l’employeur est plus important, a assigné les sociétés ADL et Couzé’O en concurrence déloyale devant le tribunal de commerce de Angers.

Elle demandait alors au tribunal :

- d’interdire à la société ADL, sous astreinte, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC ;

- d’ordonner à la société Couzé'O, sous astreinte, de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre les salariés des centres aquatiques exploités à la CCNS ;

- de condamner solidairement les deux sociétés au paiement de diverses sommes au titre du préjudice subi du fait des économies réalisées par elles et des gains indus à la suite de l'attribution de la concession et au titre du préjudice commercial, d'image et d'investissement subi, et subsidiairement, au paiement d'une somme au titre de son préjudice moral.

Pour Les sociétés ADL et Couzé’O ont invoqué une exception d’incompétence au profit du tribunal administratif. En appel, la juridiction angevine a déclaré le tribunal de commerce compétent pour connaitre des demandes indemnitaires de la société Vert Marine. Toutefois, elle a déclaré le tribunal de commerce incompétent pour connaitre des deux autres demandes de la société Vert Marine.

L’appelante comme la défenderesse se sont alors pourvues en cassation. Au visa des textes fondamentaux de la répartition des compétences juridictionnelles – la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III – la Cour de cassation conclut à la compétence du tribunal de commerce pour connaitre de toutes les demandes et statue au fond. Cette décision publiée au bulletin de la Cour de cassation vient préciser la répartition des compétences dans un contexte de commande publique et enseigne l’importance de l’analyse des demandes dans la détermination du juge compétent.

Elle ouvre également une réflexion intéressante sur l’alternative que constitue le contentieux judiciaire pour l’avocat publiciste dans le montage d’une stratégie. Le contexte dans lequel est né cette décision présente également un intérêt et se révèle éclairant quant au choix retenu par la requérante. En effet, des décisions portant sur des demandes identiques de la société Vert Marine pour d’autres parcs aquatiques fleurissent dans les bases de données (Voir notamment CA Rouen, 22mai 2025, n° 24/01440 ; T. com., Orléans, 20 février 2025, n° 2021002666).

M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public au Conseil d’Etat, dans ses conclusions sous CE, 23 décembre 2024, n° 491395 parle même d’un « affrontement contentieux auquel se livrent les sociétés Vert Marine et Action développement loisir (ADL) autour de l’attribution de contrats de gestion et d’exploitation de centres aquatiques ».

I. La compétence consacrée de la juridiction judiciaire en matière de concurrence déloyale même en présence d’un contrat public

La Cour de cassation procède d’abord à une analyse des demandes précises de la société Vert Marine. Ces demandes portent en premier lieu sur la réparation des préjudices subis par la faute des sociétés ADL et Couzé’O consistant à obtenir un avantage concurrentiel par l’application d’une convention collective moins couteuse.

Concernant cette première demande la Cour d’appel a relevé que l’action ne repose ni sur une demande d’annulation du contrat, ni sur l’engagement de la responsabilité de la personne publique. Une telle demande n’implique donc pas pour le juge de se prononcer sur la responsabilité du déléguant mais sur celle du délégataire. En effet, en l’espèce, ce n’est pas le déléguant qui a commis une faute en retenant une offre irrégulière mais le délégataire en présentant une offre faisant application de la mauvaise convention collective. Dans ces conditions, la demande indemnitaire n’implique pas pour le juge judiciaire de porter une appréciation sur la régularité de la procédure de passation. Les juges de la Cour de cassation confirment donc la compétence du juge judiciaire sur ce chef de demande en jugeant qu’une action en concurrence déloyale exercée entre deux personnes de droit privé relève du juge judiciaire, même si les actes déloyaux ont eu lieu à l'occasion de la passation ou l'exécution d'un contrat public.

Dans cette affaire, la difficulté ne résidait pas tant dans la demande indemnitaire mais dans les demandes suivantes. La Cour d’appel a considéré que demander au juge d’ordonner l’application d’une convention collective différente, en cours d’exécution du contrat, s'analysait en une demande de modification de l'exécution du contrat de délégation.

La Cour a suivi le même raisonnement pour la troisième demande visant à demander que soit faite interdiction pour l’avenir aux sociétés ADL et Couzé’O de soumettre ou maintenir, auprès d’une collectivité territoriale, une quelconque offre faisant application de la CCN ELAC, en considérant qu’une telle demande touche au processus de passation d’un contrat public et relève donc nécessairement de la compétence du juge administratif.

La Cour de cassation casse l’arrêt sur ce point et considère que le juge judiciaire est également compétent pour ordonner la cessation pour l’avenir des agissements illicites constitutifs d’une concurrence déloyale, même s’ils sont commis à l’occasion de la passation ou de l’exécution de contrats publics. Le juge judiciaire est confirmé comme le juge exclusif de la concurrence.

Il en en aurait bien entendu été autrement dans le cas où la demande pouvait s’analyser comme un recours en contestation de la validité du contrat qui ressort de la compétence du juge administratif pour les contrats publics qui relèvent du code de de la commande publique (CE, Ass., 4 avril 2024, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994).

Cette clé de répartition fondée sur l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III est déterminante. Pour rappel, l’article 13 de la loi des 16 et 24 aouts 1790 prévoit que : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. »

Les derniers termes de cet article renvoient à la compétence exclusive des juridictions administratives en matière de responsabilité des personnes publiques. Sans le disposer explicitement, l’esprit général de ce texte manifeste la compétence de la juridiction administrative pour les actes de nature administrative. En effet, il ne rentre pas dans l’office du juge judiciaire d’annuler un acte de l’administration, il peut à tout le mieux apprécier la légalité d’un acte administratif unilatéral, en présence d’une jurisprudence administrative établie (TC, 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau c. Inaport et M. Cherel et autres c. CNIEL, n° C3828).

Le juriste en droit public pensera aussi à la décision « Conseil de la Concurrence » du Conseil Constitutionnel qui constitue la décision de référence sur la répartition des compétences juridictionnelles. Elle consacre un bloc de compétence dévolu au juge administratif en ce qui concerne l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle (CC, 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, n° 86-224 DC).

Il s’agit d’une consécration par le Conseil constitutionnel de la valeur constitutionnelle de la compétence du juge administratif pour les actes de nature administrative – fondée sur le critère des prérogatives de puissance publique - en tant que « principe fondamental reconnu par les lois de la République », conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs.

Si la décision « Conseil de la Concurrence » ne vise que les actes unilatéraux, le même raisonnement s’applique en matière contractuelle. Dès lors que la nature administrative du contrat est avérée, la compétence du juge administratif est acquise en application de l’adage « la compétence suit le fond ». Concernant les contrats concluent par les personnes morales de droit public, l’article L. 6 du code de la commande publique les qualifie explicitement de contrats administratifs (Sous réserve des contrats relevant du livre V de la deuxième partie et du livre II de la troisième partie).

La solution dégagée par la Cour de cassation est donc parfaitement conforme aux canons de la répartition des compétences entre les deux ordres juridictionnels.

II. L’action en concurrence déloyale : nouvelle voie de droit dans le contentieux de la commande publique ?

Cette décision manifeste la possibilité pour un concurrent d’obtenir réparation des conséquences de son éviction par une voie alternative au recours ouvert devant le juge administratif.

L’un des enjeux en l’espèce résidait dans la qualification de l’action engagée par la société Vert Marine. Le recours engagé répond parfaitement au cadre de l’action en concurrence déloyale, à savoir la démonstration d’une faute au sens des articles 1240 et 1241 du Code civil, ayant conduit son auteur à obtenir un avantage concurrentiel.

Le choix d’une telle stratégie contentieuse pourrait s’expliquer par la recherche d’une meilleure indemnisation devant le juge judiciaire. Il peut également s’agir d’articuler deux recours aux délais d’action radicalement différent. L’opérateur qui se considère lésé dispose de deux mois pour attaquer le contrat devant le juge administratif tandis que l’action en concurrence déloyale est soumise à un délai de prescription de cinq ans en application de l’article 2224 du Code civil. Toutes les configurations sont alors possibles ; tactique rime avant tout avec adaptation et créativité.

Notons que la frontière entre la faute en concurrence déloyale et les moyens susceptibles d’être invoqués à l’appui d’un recours « Tarn-et-Garonne » est ténue. A cet égard, le Conseil d’Etat a jugé en 2022, dans une décision mentionnée aux tables du Recueil Lebon, qu’une offre mentionnant une convention collective inapplicable doit être écartée par l’administration comme irrégulière (CE, 10 octobre 2022, n° 455691, aux tables).

La proximité d’argumentation se ressent dès lors que la violation d’une réglementation professionnelle justifie en droit administratif l’irrégularité d’une offre et en droit de la concurrence une faute en concurrence déloyale (Cass., com., 17 mars 2021, n° 19-10.414).

Si la frontière est ténue, seul le sens des demandes déterminera l’action engagée ; en écho à la première partie du présent article, au juge administratif l’annulation du contrat, au juge judiciaire les agissements anti-concurrentiels. Il n’en demeure pas moins que la voie de la concurrence déloyale permettant au juge judiciaire de faire cesser le comportement anti-concurrentiel constitue un palliatif à l’absence d’annulation du contrat pour irrégularité de l’offre.

La détermination de l’action adéquate repose ainsi d’une part sur l’objectif recherché par le candidat évincé, qui ne souhaite pas nécessairement l’annulation du contrat, et d’autre part sur le contexte de l’affaire et les contraintes procédurales.

L’action en concurrence déloyale doit donc retenir toute l’attention de l’avocat en droit public des affaires dans le cadre de l’accompagnement d’un candidat évincé d’un contrat de la commande publique. Si le droit de la commande publique vise en premier lieu la protection des deniers publics, le droit de la concurrence régulateur du marché, n’est jamais loin, comme la seconde face d’une même pièce. L’avenir désormais nous dira comment la pratique  se saisira des enseignements de cette décision.

Baptiste DEGOUILLES

Membre de la gazette de l’IDPA