Sophie Chevrolle, Directrice de la Performance des achats et des Marchés à l’Université Paris-Saclay

Extrait de la Gazette n°51- Décembre 2022 - Propos recueillis par Chloé Mifsud et Paul Mazet

Sophie Chevrolle

Directrice de la Performance des achats et des Marchés à l’Université Paris-Saclay

« Il faut que le droit des marchés publics soit une matière vivante »

Madame Chevrolle, pouvez-vous vous présenter et exposer votre parcours à nos lecteurs ?

J’ai suivi un cursus universitaire classique très tôt orienté vers le droit public, à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Les enseignements de droit administratif du Professeur Pierre Delvolvé que j’ai suivis en deuxième année de DEUG et Licence sont à l’origine de cet intérêt pour le droit public. J’ai poursuivi mon cursus universitaire et suis devenue titulaire d’un DEA en Sciences administratives en 2004 -un diplôme peu connu à l’époque- et d’un DESS de Droit Public de l’Économie, dirigé par Madame Martine Lombard.

Mon parcours professionnel est plus atypique. Initialement, je me destinais à une carrière dans la fonction publique, mais les limites d’âge minimal m’ont incitées à présenter l’examen d’entrée au CRFPA, que j’ai obtenu. J’ai ensuite suivi un cursus classique EFB - IDPA en 2005.

À l’issue de cette formation, j’ai exercé cinq ans au sein des cabinets Latournerie Wolfrom Avocats et SARTORIO-LONQUEUE-SAGALOVITSCH et Associés, devenu SENSEI Avocats. Malgré l’immense intérêt intellectuel que je trouvais en exerçant, j’ai souhaité rejoindre le secteur public avec cette volonté de participer à la construction et au suivi des projets. J’avais perçu l’importance que les achats allaient prendre dans la commande publique et j’ai rejoint Pôle emploi, en 2010, en tant que juriste dans la Direction des achats et des marchés.

La suite de mon parcours découle très logiquement de ce choix puisque je me suis formée aux achats publics, ce qui m’a permis d’élargir mon champ d’action.

En 2018, j’ai senti que j’étais prête à prendre des fonctions de management, tout d’abord à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), puis à l’Université Paris-Saclay depuis 2020. J’ai parallèlement pris des fonctions d’enseignement, notamment dans le Master Droit des achats publics de Maître Jean-Marc Peyrical à l’Université de Paris-Saclay depuis 2018, et cette année au sein de l’IDPA où j’enseigne le droit des marchés publics.

Pourquoi souhaitiez-vous intégrer l’IDPA ?

Intégrer l’IDPA était pour moi une évidence, dans la mesure où l’IDPA constituait la seule formation dédiée au droit public au sein de l’EFB. Ayant toujours fait du droit public, l’intégration de l’IDPA, qui, par la diversité des sujets abordés et la qualité de ses intervenants, permet d’appréhender de larges champs du droit public, était pour moi une étape indispensable pour appréhender l’entrée dans la profession.

Ce qui était intéressant, c’est que les élèves-avocats à l’IDPA venaient tous d’horizons différents et avaient donc des profils très variés, ce qui constituait la richesse de la promotion. L’un des étudiants de notre promotion poursuivait par exemple une thèse en droit fiscal en parallèle de sa formation d’avocat.

À l’époque, l’Institut était dirigé par Maître Jean-Pierre Boivin, et le format de l’EFB était différent de celui d’aujourd’hui : la période à l’EFB durait une année, durant laquelle nous avions six mois de stage et six mois de cours, pendant lesquels nous poursuivions généralement notre stage.

Vous êtes actuellement Directrice de la Performance des achats et des Marchés au sein de l’Université Paris-Saclay. Pourriez-vous nous présenter l’activité de cette Direction ainsi que vos missions ?

La Direction des achats de l’Université Paris-Saclay est en charge d’un budget d’environ 120 millions d’euros annuels, pour 400 marchés actifs environ, renouvelés à hauteur d’une centaine par an. La Direction assure la passation et l’exécution de l’ensemble des marchés de l’Université, le contentieux y afférent étant quant à lui traité par la Direction juridique de l’Université. Les marchés de l’Université ont des objets extrêmement variés : travaux, informatique, services généraux, ou encore recherche, ce qui est très enrichissant. Les dix agents de la Direction chargés des marchés doivent ainsi être en capacité de comprendre et accompagner des services variés (administratifs, laboratoires, etc.). Pour m’assurer cette aptitude, j’ai exigé de l’ensemble de mes collaborateurs qu’ils obtiennent la certification d’acheteur -délivrée par l’État- afin que chacun dispose d’une double compétence, à la fois juridique et économique.

La Direction assure la sécurisation juridique de l’achat ainsi que sa performance, non seulement économique, mais également environnementale et sociale. L’accent est désormais porté sur l’accompagnement à la mise en œuvre des décisions stratégiques de l’établissement par les achats, qui constituent la pierre angulaire de la stratégie. C’est ainsi que la Direction des achats développe, depuis plusieurs années, l’emploi de clauses et critères environnementaux. Et les résultats sont là, puisque 90% des marchés conclus par l’Université comportent une clause et/ou un critère!re environnemental.

Nous avons également une mission de coordination et d’animation des achats avec les six autres établissements juridiquement autonomes composant l’Université, permettant le renforcement des liens, et des interactions facilitant la réalisation du projet de l’établissement expérimental que constitue l’Université.

Le fonctionnement de l’Université est donc relativement atypique, en raison de l’autonomie de ses établissements, et de la coexistence des institutions qui la composent (les IUT, CentraleSupélec, l’ENS, etc.).

Quelles sont les particularités éventuelles de la passation et de l’exécution des marchés publics au sein d’une Université ?

Les achats les plus particuliers à l’Université concernent le secteur de la recherche. Le premier point particulier est celui de l’immense technicité de ces achats qui s’adressent à un nombre restreint de fournisseurs, dont l’acheteur est parfois techniquement dépendant. Le second est relatif au mode de financement de la recherche, qui est de plus en plus réalisé sous un « mode projet », nécessitant la remise de dossiers présentant non seulement les sujets de recherche mais également les moyens techniques attendus.

Dans un établissement très déconcentré comme l’Université et au vu des délais de remise de ces dossiers, il est donc indispensable de revoir les modes de fonctionnement et d’intervention de la Direction des achats pour permettre une mise en concurrence complète et effectuée suffisamment en amont pour qu’elle ne ralentisse pas la réalisation du projet.

De sachant-exécutant des procédures, nous transformons notre activité, intervenons plus en amont des projets pour accompagner les chercheurs et laboratoires au plus près de leur activité. Pour assurer la sécurisation juridique des achats, il convient que chacun des 4000 agents de l’Université soit engagé dans cette démarche. Il appartient à la Direction d’insuffler l’intérêt pour cette matière, pourtant à première vue mal-aimée.

Avant de devenir juriste, vous avez exercé pendant plusieurs années comme avocate. Quelles sont, selon vous, les missions respectives du juriste et de l’avocat et en quoi ces deux professions sont-elles complémentaires ? Dans quels cas, par exemple, vous faites-vous accompagner d’un avocat ?

Il me semble que la complémentarité entre les deux fonctions se trouve dans l’hyper technicité juridique de l’avocat, souvent spécialisé, sa connaissance d’environnements divers, et le regard pratique du juriste sur l’environnement dans lequel il évolue et ses contraintes. L’avocat, même en tant que conseil extérieur, doit appréhender cet environnement particulier, de manière à pouvoir formuler des conseils pratiques.

Je me fais accompagner principalement au contentieux -qui est très rare- car, même lorsqu’il est possible de se défendre sans représentation, je ne le pratique plus assez pour être pertinente.

À l’Université, le fonctionnement est assez particulier, puisque ma Direction dispose de la compétence marchés, tandis que la Direction juridique reprend la main sur les aspects contentieux, comme cela a été évoqué dans l’une des réponses précédentes. À l’INRAP ou à Pôle emploi, la répartition était encore différente.

Par ailleurs, je fais appel à un avocat en matière de conseil lorsque je dois monter un dossier portant sur des sujets juridiques complexes ou multiples, pour lesquels un regard plus académiquement rigoureux est nécessaire. Par exemple, il m’est arrivé de recourir à un avocat sur des problématiques ICPE ou urbanisme, ou encore de cybersécurité, qui est par ailleurs une thématique relativement prégnante aujourd’hui.

Quelles évolutions du droit de la commande publique ont particulièrement marqué votre pratique depuis le début de votre carrière ?

La jurisprudence SMIRGEOMES [1] a incontestablement constitué une délivrance. Je me souviens encore du stress et des multiples relectures d’avis d’appel public à concurrence, quand l’oubli d’une mention pouvait balayer toute une procédure. Dans le même esprit, la jurisprudence Commune de Béziers I [2] est venue assainir les relations contractuelles.

Bien évidemment, les évolutions du Code de la commande publique (CCP) et la consécration de l’achat avec ses pratiques, notamment la notion de relation fournisseur, la réécriture des CCAG ou encore l’avis récent du Conseil d’État du 15 septembre 2022 sont extrêmement intéressants en ce qu’ils redessinent les positionnements classiques entre la personne publique et le titulaire du marché, pour les rendre plus égaux.

Le droit de la commande publique prévoit des hypothèses de régularisation des offres irrégulières ou inacceptables. Les critères de cette régularisation ont toutefois connu diverses évolutions, dernièrement avec l’adoption de l’article R. 2152-1 du CCP. Comment vous positionnez-vous en tant qu’acheteur par rapport à cette faculté de régularisation ? Y voyez-vous un risque de contentieux ?

J’utilise assez régulièrement les facultés de régularisation, tant pour les candidatures que pour les offres, en ce qui concerne les éléments que l’on pourrait qualifier d’administratifs ou de préexistants. Il me semble en effet préjudiciable à l’intérêt de l’Université de refuser une offre pour une erreur, un oubli ou une incompréhension manifeste d’une demande par le candidat.

Nous utilisons toutefois avec prudence cette faculté de régularisation en ce qui concerne le contenu des offres, en appréciant finement les possibles conséquences contentieuses et en veillant, lorsqu’il en est fait usage, à ce que la régularisation porte bien sur l’ensemble des offres.

Le contexte actuel de la commande publique est marqué par la flambée des prix de certaines matières premières. À cet égard, la circulaire du 29 septembre 2022 [3] est venue tirer les conséquences de l’avis du Conseil d’État du 15 septembre 2022 [4]. Quels sont les impacts de ces nouvelles consignes pour les praticiens ?

Cette circulaire prend notamment acte d’une nécessité de modifier les prix de certaines prestations. Elle vient compléter un dispositif qui n’était pas allé jusqu’au bout de sa logique et correspond à un besoin qui avait été relayé par les acheteurs publics.

Nous voyons dans la gestion de cette crise un très bel accompagnement des acheteurs publics par l’État qui, par des circulaires et des kits pratiques établis par la Direction des affaires juridiques de Bercy (DAJ), précise de manière didactique les cas d’ouverture des différentes possibilités juridiques. Il est intéressant de constater que l’État propose en première intention une approche pragmatique consistant à geler l’application de certaines clauses et à trouver des mesures et moyens de substitution dans le cadre financier initial : c’est une véritable démarche d’acheteur qui nous est proposée.

En période d’inflation, comment concilier le droit à l’indemnité d’imprévision du cocontractant et le respect des différents principes incombant aux acheteurs tels que le bon emploi des deniers publics ou encore l’interdiction des libéralités ?

Pour notre part, nous adoptons une attitude extrêmement pragmatique lorsque nous recevons ces demandes d’indemnisation. Sur le plan juridique, dans un premier temps, nous vérifions la bonne application des clauses contractuelles et notamment des clauses de révision, qui n’ont pas nécessairement été actionnées. Nous nous assurons dans le même mouvement de l’existence d’un cas d’ouverture de l’indemnisation. Lorsque les titulaires nous fournissent des éléments suffisants, alors, selon le cas, nous appliquons les consignes énoncées dans la circulaire du 29 septembre 2022, et nous nous assurons que la rédaction retenue permette de « coller aux événements économiques » pour assurer une variabilité des prix conforme aux attentes de la circulaire.

Nous ajoutons cependant un contrôle complémentaire, puisque nous vérifions également que le prix demandé par le titulaire correspond toujours au prix de marché, soit par une action de sourcing, soit par une comparaison des prix de vente des centrales d’achats (notamment l’UGAP). C’est une action très empirique mais qui nous permet d’être à même de prouver la réalité de cette bonne gestion.

Sur un plan pratique, dans un second temps, nous appliquons l’ensemble des propositions, notamment le gel des pénalités et la substitution temporaire de produits. Nous comprenons les nécessités actuelles mais nous souhaitons nous assurer qu’un retour à la normale puisse être possible.

Souhaitez-vous partager un souvenir marquant de votre carrière avec nos lecteurs ?

Vous allez me trouver fleur bleue, mais je dois reconnaître avoir ressenti une émotion certaine la première fois que j’ai revêtu la robe pour une audience.

Enfin, quels conseils donneriez-vous aux futurs et actuels avocats ?

Soyez curieux, ne vous cantonnez pas à « vos matières ». Accompagner un client peut nécessiter des compétences en droit de la cybersécurité, en droit du travail, en droit de l’environnement, en rédaction de statuts de société, etc.

Et, plus important, intéressez-vous aux contraintes de vos clients, qu’elles soient générales, comme la comptabilité publique, ou organisationnelles. Elles vous permettront de mieux comprendre votre client et de rendre votre intervention encore plus pertinente.

N’hésitez pas à multiplier les expériences notamment lors des stages et des premières collaborations, pour que votre mode d’exercice corresponde à vos aspirations. Il est important de rappeler que l’on a un droit au changement : de nombreux confrères ont commencé une carrière de juriste pour revêtir la robe ; le contraire est tout aussi vrai.

Enfin, pour prolonger les propos de Maître Patrick Labayle-Pabet dans le numéro précédent, cultivez le réseau IDPA, les amitiés nouées perdurent, les échanges juridiques aussi. C’est un réseau sur la bienveillance duquel vous saurez pouvoir compter, que vous soyez en exercice ou pas.

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[1] CE, 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, req. n° 305420.

[2] CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802.

[3] Circulaire relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières et abrogeant la circulaire n° 6338/SG du 30 mars 2022, n° 6374/SG, 29 septembre 2022, mise en ligne le 4 octobre 2022.

[4] CE, Avis relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision, 15 septembre 2022, n° 405540.